48. Un homme sans nom


Dois-je sauver quelqu'un qui ne veut pas être sauvé ?

Kaldor, Principes


Un chemin serpentait entre les dunes de sable, bordé de monolithes anciens. Des hommes maigres et hirsutes, les pieds nus, aux visages cachés par les capuches brunes de leurs robes rapiécées, venaient les toucher de la main. On prétendait qu'ils avaient été posés ici par les titans, afin de guider la déesse Almena lors de son ascension.

Christophe accorda un bref regard à ces pèlerins. Ils avaient tous sans doute perdu quelque chose, qui sa santé, qui son enfant, qui son espoir, et venaient prier Almena de le leur rendre, ou du moins d'intercéder en leur faveur auprès des grandes forces du Ciel et de la Terre. Mais de là où elle se trouvait, toujours cernée de la clameur des armes ou du silence des astres, Aléane ne pouvait pas les entendre.

Si certaines des manifestations religieuses associées à Almena lui avaient paru obscènes ou ridicules, le désespoir tragique de ces hommes, qui n'avaient plus de choix que de poursuivre un rêve, lui rappelait le sien. Ils étaient tous des variations, des échos de cette carte bien connue du tarot kaldarien ; le voyageur qui marche depuis toujours à la recherche d'une chose inexistante, ou que l'univers lui dérobe sans cesse.

La légende avait raison. S'il eût été un temps où Christophe était un homme entier, ses rêves n'existaient plus que pour Aléane ; tout son monde intérieur se réduisait à une plaine rouge poussiéreuse, où l'attendait une statue solitaire. Cette statue représentait Almena. Et aussi Zara. Et Lanthane, s'il la rencontrait un jour, lui ressemblerait – mais cela, Christophe ne pouvait pas le savoir. Cette statue était la synthèse des Aléane passées et à venir, la preuve qu'elles étaient toutes une même personne, qui prenait sa source dans le Temps.

Comme ces hommes aux mains tremblantes, qui murmuraient en pleurant, toute son existence gravitait autour d'elle. Mais s'il l'avait rencontrée ici et maintenant, il n'aurait su quoi faire, et peut-être aurait-il passé son chemin d'un air hagard. Comme eux, il poursuivait un rêve, un fantôme, une chimère, mais à la différence de ces loqueteux perdus comme des chiens sans maître, il avait le pouvoir de rejoindre ce rêve.

Et s'il y parvenait, peut-être sa victoire contre l'univers rendrait-elle leur dignité à tous ces voyageurs déçus qui marchaient contre la tempête, jusqu'à ce que la route ait raison d'eux et qu'ils s'effondrent en chemin. Chaque roi a son peuple, songea Christophe, un peuple fait de la même matière que lui. Il est un roi qui règne sur les damnés de l'Océan primordial, et ce roi est une ombre qui règne sur les ombres. Si je suis un roi moi-même, c'est sur eux tous que je règne. Les voir m'indispose parce qu'ils me ramènent à ce que je suis, un homme courant après un rêve.

Je suis le roi des voyageurs.

Il marcha entre les pierres. Utu, le soleil de la terre de Ki, était parti faire une course ; une lueur inerte baignait le ciel. Tandis que s'écartaient les dunes, les premières vagues apparurent, puis la ligne d'horizon. L'océan de Ki couvrait la moitié de la planète. Celui que Christophe était venu chercher ici s'étendait bien davantage ; vus d'ici, tous deux étaient indistinguables, et on aurait pu imaginer des cascades infinies descendant au loin dans les abîmes.

« Où allez-vous ? »

Un homme en béquilles remonta une partie de l'allée à sa poursuite. Depuis quelques temps, Christophe avait l'esprit alourdi. Il marchait avec lenteur, s'arrêtait parfois des jours entiers pour regarder l'écoulement du temps ; il ne faisait montre d'aucune discrétion, se moquant de la manière dont le regardaient les almains.

L'homme avait des cheveux sur la moitié du crâne ; l'autre ressemblait à la peau de pierre du roi Zor, grise et sèche. Christophe devina qu'il cherchait la guérison, mais il n'avait rien de tel à lui offrir.

« Le peuple de Rems a un dicton : tout retourne à l'océan. »

Il sentit que l'homme le regardait de travers, aussi précisa-t-il :

« Je ne cherche pas à mourir.

— Les pierres sont de l'autre côté, indiqua le pèlerin.

— Toutes ces pierres n'ont que cinq cent ans. Elles ont été dressées bien après la mort d'Almena.

— Je vous ai remarqué de loin, dit l'homme en se remettant sur ses béquilles. Vous êtes comme nous, venu ici.

— Je suis venu ici pour l'océan.

— Vous êtes venu pour Almena.

— Oui, si on veut. »

Ils marchèrent jusqu'à la frontière des vagues. Les bottes de Christophe s'enfoncèrent en faisant crisser le sable humide.

« Mais vous êtes venus la prier, et moi, je souhaite la sauver.

— De quoi devrait-elle être sauvée ? Depuis son ascension, elle siège au panthéon des dieux, entre Kaldar et la déesse Orval. »

Christophe se tourna une dernière fois vers cet homme. Ils étaient comme deux enfants se disputant un jouet, estimant sans doute qu'elle leur appartenait tous deux, et prêts à argumenter pour faire valoir leur opinion à son sujet. Il sentit revenir sa colère, comme un fourmillement dans les mains, mais serra les poings pour se contenir.

« Elle a trop souffert. Elle a trop souffert pour vous, pour les mortels de toutes les époques et de toutes les civilisations. Elle ne méritait pas cela. Vous non plus, vous ne la méritiez pas. Chaque fois qu'elle parvenait à renverser l'empire, la génération suivante remettait un empereur en place. Je veux la libérer de ce fardeau. »

L'homme le prenait au mot. Peut-être la sincérité de Christophe était-elle aussi visible, et peut-être que sa puissance redoutable lui était perceptible, comme si c'était une montagne qui roulait en direction de l'océan, et non un homme en habits de voyage usés.

« Vous n'avez pas le droit, fit-il d'une voix hésitante. Elle est notre seul phare. Nous sommes des millions à marcher dans l'obscurité, et nous ne nous guidons que grâce à elle. Nous l'enlever, c'est condamner ces hordes invisibles au désespoir.

— Votre désespoir vaut-il le sien ?

— Non, rétorqua le pèlerin avec plus de force. Elle n'est pas désespérée. Almena agit par amour pour nous. Si elle souffre autant que vous le dites, elle est néanmoins porteuse d'espoir, et c'est de cet espoir que notre monde a besoin. Mais c'est vous qui êtes désespéré. Vous devriez... vous devriez suivre sa lumière, et non tenter de nous la voler.

— Je ne vois plus la lumière, dit Christophe. Je ne ressens plus que le vide. »

Il entra dans l'océan pas à pas. L'eau monta jusqu'à ses genoux, puis jusqu'à sa taille. Écho marchait à côté de lui et lui prit la main. Bien que toute sa silhouette ne fût qu'une écharpe de brume, elle ressemblait à Almena, la jeune nomade aux bracelets cuivrés. Ses yeux, deux billes d'onyx sans pupille, se penchèrent vers lui comme pour poser une question silencieuse.

« Je suis désolé, ajouta Christophe. Tout mon esprit est un mausolée à ta gloire, mais je n'ai jamais vu ta lumière lointaine. Je n'ai toujours vu que ton absence. Elle ne me suffit pas. Je vais rejoindre la Source du Temps, et quelles que soient les forces qui te tiennent prisonnière, je t'enlèverai à elles, tout comme j'étais prêt à t'enlever aux enfers.

— Elle ne veut pas être sauvée ! » cria le pèlerin.

L'eau monta jusqu'à ses épaules ; Christophe plongea les yeux ouverts et le fond de l'océan s'éloigna à l'infini.

« Te souviens-tu de moi ? » lança-t-il aux eaux sombres qui l'entouraient, comme une troupe de chiens de chasse encerclant un fauve coriace, qui hésite à frapper.

Tout océan mène à l'Océan primordial ; il a donc ses entrées sur tous les mondes habités. Sorti de l'univers matériel, Christophe traversait la Noosphère. Ce n'étaient pas des bulles qui remontaient autour de lui du fond verdâtre, scintillant une étrange lumière, mais des âmes éthérées en voyage. Un navire englouti passa tout près de lui, penché de biais, qui poursuivait sa chute dans l'Océan. C'était un clipper démâté de la planète Neredia ; il avait coulé quelques années plus tôt, l'étrave fracassée contre un rocher. Le capitaine tenait toujours la barre ; son équipage de fantômes, les cheveux flottant dans l'eau infâme, était accoudé sur le pont et observait la descente de grands yeux ébahis. Car le capitaine avait refusé de mourir et les entraînait tous avec lui en enfer. L'un des marins pointa Christophe du doigt et cria que l'on pouvait nager librement dans cette eau, tout comme parler ou respirer : cet homme qui les accompagnait en était la preuve. Il ôta sa chemise et sauta du pont. Sa liberté fut de courte durée, car un nuage d'encre remonté des profondeurs l'enveloppa, dans lequel s'agitèrent les dents d'un des prédateurs qui vivaient dans les boyaux d'Océanos. Puis d'autres remous s'enroulèrent autour du navire.

Habitué des voyages astraux, Christophe voyait clairement les démons de l'Océan Primordial, mais tout devait paraître sombre à ces hommes tout juste tombés du Styx. Un serpent de mer remonta sur le flanc du navire, puis enroula d'un tour son corps longiligne qui, comme un fil de couture qui se déroule, ne paraissait pas avoir de fin. Il n'avait pas de tête, ni de queue ; il était couvert de ventouses. Le capitaine, paniqué par cette vision, vira d'un coup sec. Le navire heurta alors un rocher qui flottait entre deux eaux ; sa coque déjà fragile se brisa en deux ; les marins furent éjectés, et les démons de l'Océan accoururent en nombre pour le festin.

« Tu ne peux pas m'ignorer » annonça Christophe tandis que les débris de l'épave éventrée s'enfonçaient avec lui dans les eaux plus sombres.

La voix de l'Océan lui répondit enfin, définitive, comme une porte qui se ferme. Ce grondement remonta jusque dans son esprit, mais c'était une voix connue, que Christophe ne craignait plus. Ils étaient deux vieux ennemis qui connaissent chacun tous les coups bas de l'autre et qui savent bien que le duel est inutile. Christophe était le seul homme à s'être jamais enfui de la geôle éternelle des démons ; Océanos faisait en sorte qu'il n'y en ait jamais d'autre.

« Tu es venu passer un marché avec moi, homme sans nom. Mais je le refuserai.

— J'ai un nom.

— Une moitié de nom, Nolim, tu la partages avec quelqu'un d'autre ; une moitié, Christophe, tu l'as volée ici même.

— J'avais un nom en arrivant ici. C'est toi qui me l'as enlevé. »

L'Océan émit un gargouillement aqueux qui devait être son rire ; si toutefois son rôle eût jamais prêté à rire ; peut-être ne l'avait-il réservé toutes ces années que pour ce moment.

« Je retiens de toi ce que tu étais en arrivant ici. Un homme sans nom. »

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