46. Le désert de sel
Peut-on lutter contre un rêve, sans le secours d'un autre rêve ?
Kaldor, Principes
Mjöllnir était conçu pour être piloté par une seule personne, depuis l'Interface Mentale. Aussi le vaisseau ne disposait-il d'aucune alarme de bord, d'aucun de ces crieurs publics qui dans chaque couloir, et jusque dans vos implants neuraux, se tiennent prêts à hurler que tout va mal.
Lorsque Lanthane ouvrit les yeux dans le réel, de larges fissures couraient sur le sol et le plafond du Narthex, dont remontaient de grandes flammes. L'air puait le caoutchouc brûlé. Elle constata que le sarcophage s'était à demi détaché de son support central et que les câbles qui le connectaient au système de contrôle avaient fondu ; Mjöllnir devait se trouver à la verticale, car elle avait chuté de plusieurs mètres contre le mur courbe du Narthex. Les hiéroglyphes de métal qui recouvraient l'intérieur du vaisseau s'étaient imprimés sur sa main comme un ultime message.
>Externalisation.<
C'était le premier mot que prononçait Andromède depuis le début de la poursuite, et ce serait le dernier. Elle avait un rôle. Elle se tenait sur l'avant-dernière marche de la Spirale du Temps ; seule Lanthane avait le privilège d'être au sommet de la voûte. Andromède pouvait l'aider à avancer plus loin, mais comme Fréya, elle s'échouerait sur le chemin.
De tous les pores de sa peau surgit l'armée des nanomachines, qui recouvrit son épiderme d'une enveloppe grisâtre dix fois plus fine, mais mille fois plus résistante. Si Lanthane s'était vue dans un miroir, elle n'aurait vu qu'Andromède, la fine silhouette qui cohabitait avec elle, enfin révélée sous sa dernière forme. Un corps massif, aux frontières nettes, une surface liquide sur laquelle couraient des reflets métalliques.
Lanthane grimpa le long du mur ; ses mains rencontraient un métal brûlant sans ressentir la moindre chaleur, car le nanoscope l'isolait parfaitement. Ces nanomachines étrangères si bien cachées entre ses cellules, dans ses ganglions, dans ses organes et jusque dans la moelle de ses os, étaient toutes sorties à l'extérieur comme les animaux après l'orage. Elles avaient même formé une couche translucide sur ses yeux, qui l'empêchait de pleurer et lui permettait de voir au travers des flammes et des lumières qui se disputaient les entrailles ouvertes de Mjöllnir.
Des failles béantes ouvertes dans le métal, résultat de la collision des ondes de distorsion d'Égide avec le champ d'intégrité du vaisseau, ruisselait une matière fondue d'une luminescence magmatique, sans doute un métal doté d'une forte capacité thermique. Lanthane ne pouvait pas éviter toutes ces langues de feu. En montant jusqu'à l'accès de la coursive, elle sentit certaines d'elle lécher son épaule, faisant fondre les fibres synthétiques de ses vêtements et heurtant la couche protectrice du nanoscope, qui se grossissait pour y faire face. Des millions de nanomachines mouraient bravement au combat. Les batteries installées au niveau de ses reins, sorte d'accumulateurs d'électricité organiques, déchargeaient leurs derniers joules pour alimenter le front.
Lanthane passa la tête dans le couloir. Des arcs électriques ricochaient sur les murs, signes d'un déséquilibre de charges entre les cloisons du vaisseau, comme des ballots de laine rebondissant d'un bord à l'autre de la cale d'un navire marchand en déroute. Elle avança à pas lents dans la coursive, dont le mur incurvé montait en pente douce. La foudre la mordit au bras, tuant sur le coup d'autres millions de ses dévoués serviteurs microscopiques. Une fine poussière tomba au niveau de son coude, révélant un cercle de peau lisse, qui ressentit aussitôt la brûlure de l'air. Les nanomachines refermèrent leur protection en une seconde.
La dissipation thermique offerte par l'atmosphère n'était qu'une bagatelle face à la chaleur qui remontait des profondeurs de Mjöllnir. Malgré la défense héroïque du nanoscope, Lanthane sentit la température augmenter en flèche. Le bout de la coursive finit par se montrer, entre deux cascades de lave. Sa porte était traversée d'une large balafre de taille humaine. Lanthane s'y glissa en hâte.
Un coup de vent manqua de l'emporter dans le vide.
Comme elle l'avait estimé, Mjöllnir s'était planté à la verticale dans le sol d'U'jera. L'air était empli de poussière irrespirable et de petites billes de verre, des gouttes de sel fondu et solidifié de nouveau. Des rochers plus gros, peut-être plusieurs tonnes, traversaient le nuage en y creusant de longs sillons ; elle reconnut aussi des pièces de métal encore brûlantes, mais dont la surface avait refroidi au contact de la haute atmosphère. Lanthane se trouvait au cœur d'une éruption volcanique. Elle parvint à discerner le cratère de l'impact, deux cent mètres plus bas. Le métal et le sel s'y étaient mêlés en un lac fumant. Le sol s'y était affaissé, une partie de la matière projetée dans les airs, l'autre mise en orbite. Aux alentours se soulevait une crête de sel déchirée, prise dans la poussière.
Lanthane chercha des appuis sur l'extérieur du vaisseau. Ils ne manquaient pas, mais la fumée qui remontait vers elle en vagues épaisses cachait les quelques arêtes métalliques refroidies parmi des rideaux liquides rougeoyants, qui se déliteraient entre ses mains – et dans lesquels ses mains se déliteraient elles aussi.
Elle commença sa descente. Le différentiel de température avait engendré des vents insoutenables, qui rendaient ses accroches d'autant plus précaires. Toujours silencieuse, Andromède pourvoyait à tout. Sans ce filet de sécurité, Lanthane serait déjà morte mille fois. Peut-être fallait-il deux Aléane pour rompre la malédiction, pour arriver au bout du chemin.
Alors qu'il ne restait que dix mètres, sa main glissa, puis son pied, puis son autre main. Elle se sentit tomber en arrière. Toute la nature humaine, du renoncement, de la passivité à la colère, en passant par l'espoir, déferla sur elle durant ces quelques secondes d'impuissance.
Son dos heurta un sol dur et glissant, dont elle ressentit aussitôt la brûlure. Elle était tombée aux abords du lac de sel fondu. Son nanoscope avait amorti le choc, mais il ne pouvait absorber une telle chaleur. Aussi, lorsque Lanthane se releva, sa seconde peau tomba de son dos en plaques collées par le sel. En marchant jusqu'à la frontière du cratère, les grains de poussière grise se détachèrent de sa tête, de son visage, de ses mains, puis de ses pieds. Ses yeux s'embuèrent de larmes, car l'air était chargé de poussière, mais aussi car Andromède, après avoir fait son devoir, l'avait laissée seule.
Aléane n'avait jamais voulu être seule.
Elle dépassa le bord crénelé du cratère, se laissa glisser en contrebas. Épuisée, elle se tourna en direction de Mjöllnir et s'assit. Le vaisseau offrait un spectacle tragique, à la fois triste et grandiose. Sa carène luisante et rougissante, entourée de fumée, était fermement ancrée dans le sol dont elle semblait surgir, telle la crête de Léviathan. Un tiers de sa longueur avait disparu, pulvérisé lors du choc, mêlé aux débris qui poursuivaient leur chute interminable aux alentours. Les deux tiers restants formaient cette écharde de métal dentelée, puissamment plantée dans la croûte de sel d'U'jera, comme si elle avait tenté de transpercer la planète.
« Tu as... s... s... s... »
Une image de Fréya était apparue à côté d'elle. Ce dernier vestige de la conscience du vaisseau formait un fantôme blanchâtre, à peine reconnaissable. Sa voix butait sur les mots les plus simples ; au plus profond de la mégastructure, le métal fondu coulait dans ses processeurs et ses derniers générateurs de champ.
« ... vécu... mais je d... d... dois te... quelque... »
Nous n'avons pas le temps pour une explication, songea Lanthane. Fréya arriva sans doute à la même conclusion ; elle fit une pause, rassembla tous ses mots pour former sa dernière parole. Elle contempla cette aiguille de métal fracassée contre la terre, qui avait été autrefois le flamboyant Mjöllnir, le marteau des dieux, qui avait gagné la course à Draconis et la guerre contre Hélios. Sa voix s'était brisée, mais son visage portait un sourire, comme une fleur surgie le lendemain de la bataille, sur la plaine encore rouge de sang.
« Je ne regrette rien. Ce fut un beau voyage. »
Puis Fréya disparut.
Un météore ferreux s'écrasa à sa place et Lanthane se releva pour reculer. Elle marcha jusqu'à ce que Mjöllnir ne devienne plus qu'un élément de décor, plongé dans la brume. Sur U'jera, il ne faisait ni chaud, ni froid ; la lumière ne provenait d'aucun soleil défini, et semblait se diffuser toute seule dans l'air ambiant ; le ciel sans nuage formait un dégradé de jaune et de gris.
Lanthane s'arrêta ; derrière elle, Mjöllnir continua de s'éloigner et de se rapetisser, car U'jera n'était pas une vraie planète, et que son désert de sel avait la propriété de séparer toutes les choses qui devaient l'être, et de réunir ceux qui souhaitaient se rencontrer. Le vaisseau devint un petit point argenté qui s'effaça à l'horizon.
Lanthane était désormais seule. Sa peau était couverte de petites brûlures et ses vêtements carbonisés ressemblaient aux haillons du prophète revenu du désert.
« Où es-tu ? demanda-t-elle à haute voix.
— Si c'est Christophe-Nolim que tu recherches, tu arrives trop tard. »
Dans un froissement de lumière violette, une femme surgit à deux mètres d'elle, comme si elle s'arrachait du néant. Elle avait les cheveux orangés, le visage couvert de taches de la même couleur, qui formaient de magnifiques dessins. Elle portait une tunique et un pantalon beiges, mais allait pieds nus.
« Qui es-tu ? Est-ce que nous nous sommes déjà rencontrées ?
— Quelque part dans la Spirale du Temps. »
Elle parlait en portant ses yeux dorés dans le vague, comme pour réciter une leçon.
« Je dois te souhaiter la bienvenue ici, Aléane, dans le Séjour des Éternels. Ou plutôt, bon retour.
— Je connais donc cet endroit ?
— Tous les mortels le connaissent. Nous sommes à deux pas de la Source du Temps. C'est ici que remontent toutes les âmes libres et c'est d'ici qu'elles infusent de nouveau dans les esprits. C'est ici que tu es née, Aléane, sous la forme qui est la tienne. Vois-tu, aussi long et tortueux que soit notre chemin parmi les astres, nous finissons toujours par revenir sur nos pas. Il en est de même pour Christophe-Nolim, qui est déjà venu ici une fois, et qui devait revenir. Nous l'avons attendu longtemps.
— Christophe ? Où est-il ?
— Il est déjà ici. Il est allé retrouver Aléane à la Source du Temps.
— Mais je suis Aléane ! »
La femme pencha la tête de droite à gauche.
Une puissance effrayante dormait dans ses pupilles dorées, une puissance prête depuis des siècles, mais qui attendait encore son heure. Elle appartenait au règne des dieux, des dieux véritables, des dieux des premiers âges, supérieurs en tout à ceux qui leur avaient succédé. Des dieux avec lesquels ni Diel, ni Kaldor, ni les anciens Dragons n'auraient su rivaliser, car tous ceux-là n'étaient que les produits accidentels de leur fantaisie démiurgique.
« Tu es même la dernière Aléane. Tu es celle qu'il aurait dû rejoindre. Mais malheureusement pour toi, tu n'es pas celle qu'il recherche. Car Christophe s'est trompé. Il s'est trompé il y a des millénaires, et son erreur fut lourde de conséquences pour toi. Il a continué de se tromper jusqu'à présent, car celle qu'il recherche est précisément celle qui n'existe pas. C'est un homme qui court après un rêve. Tu es peut-être Aléane, et tu as su lutter avec bravoure contre toutes sortes de forces, mais tu ne peux pas lutter contre un rêve. »
La femme posa sa main sur son épaule, une main de la même froideur, de la même fadeur que le désert d'U'jera. Car son cœur, son âme étaient emplis d'un semblable désert.
« Je me nomme Crysée. Je suis l'Annonciatrice du Déluge. Suis-moi ; allons voir ton Christophe, et allons mettre fin à la marche du Temps. »
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