44. Ferval
La traversée de Stella Rems ne dura que deux heures, les vaisseaux ayant déjà atteint une vitesse considérable. La planète-océan s'était éloignée du pont d'Arcs. Ses couleurs pâlissaient sur le fond céleste. Elle ressemblait à un rêve d'adolescent, une promesse fabuleuse dont on se met à douter sitôt quelques années passés.
L'orbe bleuâtre qui flottait à côté de Lanthane, symbolisant les communications de Mjöllnir avec l'extérieur, se mit à bourdonner en émettant quelques étincelles.
« Ils veulent encore parler, remarqua Fréya. Mais je crois que nous nous sommes tout dit. »
Lanthane toucha la sphère sans même y réfléchir.
« Lanthane-sen ? demanda la voix inquiète de l'amiral Vargant, que l'on sentait dépassé par la tournure des événements.
— Je suis encore ici.
— C'est heureux. Nous avons pensé que l'accélération de Mjöllnir vous avait peut-être tuée.
— Quels imbéciles, interjeta Fréya, se moquant du fait qu'ils pouvaient l'entendre elle aussi. Notre pacte impose que je protège ta vie, il en est ainsi depuis deux millénaires et demi !
— Lanthane-sen, reprit l'amiral, votre détermination est admirable. Mais vous ne pourrez pas aller jusqu'à U'jera, quoi qu'il advienne. »
Des vaisseaux de Rems se trouvaient sur leur chemin, à quelques dizaines de milliers de kilomètres de leur trajectoire. À l'arrêt, leur formation ressemblait à celle de petits mammifères en milieu de chaîne alimentaire qui, de la canopée rassurante, observent en silence la rôde d'un grand prédateur. Mjöllnir passa devant eux comme une étoile filante, encore serré de près par le trio des anciens directeurs du BIS.
« Je vous en prie, Lanthane-sen, revenez à la raison. Deux systèmes inhabités se trouvent devant nous avant Stella Ferval. Arrêtons-nous dans l'un d'entre eux. Nous nous maintiendrons à distance et nous pourrons négocier. Si vous persistez dans cette folie, vous serez arrêtée.
— Par quoi ? s'exclama Fréya. Votre détermination inspire quelque respect, il est vrai, mais vous êtes en deçà de mes capacités. Vos trois frégates dépensent une énergie considérable en champs d'appoint pour réduire leur masse inertielle. À cette vitesse, vos équipages doivent souffrir. »
En effet, si réduire la masse des vaisseaux permettait de les accélérer, le champ englobait en son sein les almains de l'équipage. Et dans ces almains circulaient des fluides que sont la lymphe, le liquide céphalo-rachidien, et surtout le sang, propulsé par le cœur dans les artères et les veines. Cet organe était calibré pour une certaine masse inertielle ; réduire cette masse revenait à décupler sa puissance, ce qui pouvait faire éclater les artères, les alvéoles pulmonaires ou tout simplement produire des caillots.
« Ils sont tous équipés de nanoscopes, indiqua l'amiral Vargant, pour lui rappeler que la Conférence disposait de technologies capables de rivaliser avec la science de la civilisation disparue d'Asgard. Les dommages physiologiques de la suspension de masse inertielle s'en trouvent fortement réduits.
— Nous atteindrons U'jera, dit Fréya, c'est inévitable. Si vous avez de quoi nous en empêcher, dites-le, sinon ce n'est que du bluff.
— Je ne peux pas en dire plus, dit l'amiral.
— Il y a une demi-heure, vous avez annoncé la fin des temps sur toutes les ondes ! Qu'est-ce qui vous lie, cette fois ?
— Pour la fin du temps, ils peuvent toujours démentir, nota Lanthane en secouant la tête. Mais la situation est différente. Je crois savoir ce qui nous attend à U'jera.
— Ah ? Quoi donc ? Une poignée de gousses d'ail suspendues au chambranle d'une porte ?
— Une arme illégale, que la Conférence n'a pas le droit de déployer. Une arme vieille de deux cent ans et bien plus puissante que tout le reste de la flotte.
— Intéressant. »
Fréya n'en demanda pas plus, Lanthane reposa l'orbe bleu et elles traversèrent le pont d'Arcs. Les distorsions rougeâtres n'avaient pas encore disparu aux coins de leur champ de vision que des faisceaux thermo-cinétiques encerclèrent Mjöllnir. Ils fusaient cette fois selon des trajectoires en spirale, qui couvraient une plus large proportion de l'espace et réduisaient d'autant les degrés de liberté du vaisseau.
« Est-ce que tu connais ça ? demanda Fréya en suivant les boucles d'or du regard.
— Non... on dirait qu'ils lancent leurs projectiles plasmatiques avec une vitesse radiale non nulle. Ce doit être une arme que la Division 1 ne peut employer que dans des systèmes inhabités.
— Ils peuvent tout essayer, cela ne changera rien » jugea le système de contrôle avec un hochement de tête légèrement déçu, car pour son dernier voyage, elle aurait sans doute aimé se confronter à un adversaire à sa mesure.
D'autres escadres de drones-étoiles surgirent de l'ombre d'une petite boule de roche suspendue sur leur trajet. Ces nappes d'étincelles, où régnait un ordre apaisant, s'approchèrent de Mjöllnir selon une incidence rasante. Fréya les observa quelques secondes, puis elle décida de les ôter un à un du ciel à l'aide de petites pichenettes de distorsion moléculaire.
Les drones se multiplièrent comme une nuée de criquets ; leur intelligence artificielle ne valait guère mieux. Tout un rideau d'étoiles, aux constellations rigides, s'étendait entre Mjöllnir et le pont d'Arcs. Les trois frégates, sur le point d'être distancées, lancèrent toute la puissance de leur feu cinétique ; dans le même temps, elles transférèrent toute la puissance de leurs champs inertiels sur ces gouttelettes de plasma, qui fusèrent à travers l'espace à une vitesse d'un dixième de celle de la lumière.
Fréya écrasa ses mains dans les écrans telle la capitaine s'accrochant à la barre. Elle n'avait d'autre choix de de déployer toute son énergie défensive contre les tirs plasmatiques et s'exposer aux frappes des drones ; c'était du moins ce qu'envisageaient les Stratèges alephs. Or elle fit le contraire. Un vent de poussière argentée souffla au centre du filet des drones-étoiles, où l'effacement des machines traçait un cercle sombre. Deux, trois, quatre impacts thermo-cinétiques secouèrent la coque de Mjöllnir.
Le vaisseau étant transparent du point de vue de l'IM, Lanthane vit seulement l'énergie engendrée par les chocs, d'abord des éclairs éblouissants, qui s'effondrèrent en petits soleils. Ceux-ci brillèrent furieusement sous ses pieds et au-dessus d'elle, puis elle les vit enfler. Leur couleur vira du blanc jusqu'au caramel en quelques secondes, car ils refroidissaient : l'énergie se dissipait dans le vaisseau. Le champ d'intégrité structurelle avait préservé Mjöllnir de tout dommage, malgré l'énergie cinétique et la chaleur de l'impact. Le métal de sa coque, porté à six mille degrés Celsius, était demeuré aussi rigide que du cristal.
Lorsque Mjöllnir entra dans le système Ferval, il ne restait derrière lui qu'un ultime vaisseau de la Division 1, jusqu'ici resté en retrait. Fréya attrapa l'image de leur poursuivant dans le ciel noir de l'IM et la plaça entre elles pour l'étudier, car sa forme l'intriguait. D'un tonnage équivalent aux frégates, l'Ophelia était une sphère sur laquelle les stratèges concepteurs avaient planté des branches de métal, à la fois propulseurs de correction, générateurs de champs et baies de largage de drones.
« Où sont ses réacteurs ?
— Il n'en a pas, expliqua Lanthane. C'est un vaisseau à moteur inertiel. Il n'utilise pas de masse réactive, juste un différentiel de poussée appliqué à un petit trou noir, qui est aussi son générateur d'énergie.
— Un peu comme moi, dit Fréya. Nous allons bien voir. »
Elle se concentra ensuite sur le système Ferval. Sa planète éponyme était une rocheuse tout à fait quelconque, peuplée d'une centaine de millions d'âmes avec lesquelles la Conférence n'avait pas encore pris contact. Fréya agita la main dans le vide, comme si elle attendait que des êtres invisibles se manifestent ; ce fut le cas. Une trentaine de pont d'Arcs apparurent en surbrillance dans l'IM. Ils étaient de toutes les tailles et de tous les niveaux d'énergie. Certains, impraticables, montraient des signes de déshérence si évidents qu'ils s'ouvriraient sans doute n'importe où dans l'univers, et que quiconque les franchirait était assuré de se perdre. D'autres étaient si stables qu'on aurait pu y sauter en slip de bain et arriver à bon port. Entre les deux se trouvaient des yeux demi-fermés, des ellipses rouges parfois encerclées de débris, tels de vieux gardiens de phare qu'il faut réveiller avec une bouteille de gnôle avant d'en obtenir quoi que ce soit.
Du bout du doigt, Fréya fit tourner une aiguille de quelques degrés ; le vaisseau dévia d'un angle infime.
« Nous allons passer dans l'atmosphère de la planète, remarqua Lanthane en suivant la trajectoire du regard.
— Oui. Ce sera amusant. »
Trop occupée à observer l'Ophelia et sa flotte de drones, dont elle comprenait le pouvoir destructeur, Fréya tournait le dos à l'atmosphère de Ferval lorsque le vaisseau s'y engouffra. Un champ répulsif formait une fine pellicule à sa surface, contre laquelle les molécules d'air rebondissaient, mais les quelques-unes qui passaient les mailles du filet suffirent à échauffer sa coque à plusieurs milliers de degrés. Sur toutes les frontières transparentes visibles dans l'IM, Lanthane vit une lave orangée s'écouler comme si Mjöllnir plongeait au centre de la Terre.
Cela réchauffa l'air en retour et une coque de feu encercla Mjöllnir, recouverte d'une tornade de vapeur et de condensation, dont la traîne s'allongeait sur des dizaines de kilomètres. L'Ophelia suivit, protégé par un champ inertiel imperméable ; des centaines de drones furent vaporisés, non sans laisser derrière eux des scintillements persistants, comme si le souvenir de leur lumière leur avait survécu.
La traversée de l'atmosphère ne dura qu'une demi-minute tout au plus. Dans la remontée du vaisseau, Fréya secoua l'atmosphère pour dissiper la chaleur accumulée par la coque. Quand les dieux s'essuient les mains dans les nuages, ils déclenchent des tempêtes, et un chapelet d'orages de haute atmosphère naquit dans son sillage.
« Nous allons bientôt changer de galaxie, déclara Fréya. Je ne l'ai jamais fait jusqu'à présent. Regarde ce pont d'Arcs ! »
Celui-ci se situait tout près de Ferval ; ce n'était pas un œil, mais une bouche gargantuesque, du diamètre la moitié de celui de la planète, une bouche invisible mais immense dont la présence effaçait toutes les étoiles qui auraient dû se trouver derrière elle, et qui trahissait ainsi ses dimensions considérables.
« Intéressant » dit Fréya, jamais lassée de répéter ce mot.
Elle lut les signatures magnétiques et gravitationnelles du pont, les étudia, les séquença, tout en poursuivant sa moisson de drones d'une main indolente. Puis elle enclencha des générateurs de champs stabilisateurs, comme une obole pour payer son passage. Le pont d'Arcs se gava de cette énergie et entra en résonance avec les ondes. Une couronne de lumière visible se dessina sur toute sa circonférence, un phénomène rare qui ne durerait que quelques secondes.
L'œil rivé sur le pont, Lanthane vit que l'amiral Vargant réclamait le dialogue. Elle reprit son orbe en main, mais ce fut Fréya qui parla la première.
« Vous avez agi sans faute, dit-elle. Pas de pertes humaines, des dommages matériels minimes. La poursuite ne pouvait qu'échouer, mais votre honneur est sauf.
— Lanthane-sen, dit l'amiral d'une voix atone, comme celle d'un guerrier au sortir d'une longue bataille. Lanthane-sen, nous allons devoir nous quitter ici.
— L'Ophelia ne peut pas traverser le pont d'Arcs ?
— Il le peut, mais la Conférence des Planètes nous ordonne de battre en retraite. Je vous en conjure : n'allez pas jusqu'à U'jera. Ne tentez pas d'atteindre la planète. Nous avons fait en sorte que ce soit impossible.
— Je suis désolée, amiral-sen. Vous savez que je vais le tenter.
— Quoi que vous pensiez, jamais aucun vaisseau n'a pu traverser... l'atterrisseur Hermès utilisé sur Mondor n'a pu atteindre le sol que parce que le bouclier était déjà affaibli. Et l'attaque informatique du Carlsson, combinée à ses armes conventionnelles, est passée par une faille qui... qui aurait pu ne pas exister. Vous comprenez ?
— J'ai bien compris, amiral-sen.
— Bien. Puisque nul ne peut vous convaincre, je vous souhaite de faire les bons choix, Lanthane-sen. »
Lanthane laissa l'orbe bleu tomber au sol et s'y briser.
L'Ophelia s'arrêta avant le pont d'Arcs ; elle imagina l'amiral et ses officiers, sur la passerelle de vaisseau, observant la traversée de Mjöllnir et imaginant ce qui allait advenir de l'autre côté. Cette poursuite, songea-t-elle, n'avait peut-être eu lieu que pour permettre aux Stratèges d'accumuler des données. Mais malgré tous ces relevés de vitesse, de puissance, malgré toute leur puissance de déduction logique, les super-intelligences ne pouvaient formuler que des hypothèses au doigt mouillé.
Ces théories ne valaient pas mieux que les intuitions de Lanthane. Et lorsque la bouche monstrueuse du pont d'Arcs se referma sur elle, l'okrane eut la certitude qu'elle ne reviendrait jamais dans cet Omnimonde. Il en serait de même pour Mjöllnir, car le vaisseau accomplissait son dernier voyage.
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