4. Se montrer à la hauteur


La quête du Graal porta les chevaliers Perceval et Galahad bien loin de leur Bretagne natale, plus loin que les frontières du monde selon les historiographes de Camelot. Ils entrèrent en Terre Sainte sous une fausse identité et poursuivirent leur route à travers le désert.

La nuit, à l'arrêt de leur caravane, les étoiles du ciel se reflétaient sur les flancs de cette plaine dévastée.

« De quoi s'agit-il ? demanda Galahad à l'un des marchands qu'ils accompagnaient.

Ce sont les armures des anciens, dit l'homme. Autrefois, bien avant le Déluge, il s'étendait ici une ville plus grande que Bagdad. Mais une armée ennemie est venue la conquérir ; c'était le jour du Déluge. Cette grande bataille a été ensevelie sous la tempête.

Avez-vous déjà ramassé ces vieilles armes ? ajouta Perceval.

C'est impossible. Nous les voyons de loin, mais elles disparaissent si nous essayons de les saisir. Du reste, ce sont des armes maudites, plantées dans une terre maudite.

C'est étrange, dit le jeune chevalier, d'imaginer que là où nous marchons aujourd'hui, il s'est déroulé autrefois de telles batailles.

Toutes les plus grandes batailles appartiennent au passé, abonda le marchand. Quand je vois deux hommes qui s'invectivent, je pense aux ossements enfouis dans la terre sous leurs pieds. Je pense au Déluge ! Nous marchons partout sur son étendue.

Oui, dit Galahad, nous devons songer non seulement à notre quête, mais à toutes celles qui nous ont précédé. Et il est peut-être de notre devoir de donner un sens, non seulement à notre présent, mais aussi à notre passé. »

Caelus, Histoire de l'Omnimonde


Lanthane avait le nez si fin qu'en pleine lumière, il disparaissait presque de son visage ; de même disparaissait-elle dans la foule almaine avec ses cheveux mi-longs, ses yeux verts et son petit sac de voyage. S'il eût été plus court, son nez, contrairement à celui de Cléopâtre, n'eût pas changé la face du monde, car le monde ignorait son existence ; elle n'était pour lui guère plus qu'un fantôme.

Elle traversa Paz à pied. Il faisait bon marcher dans cette ville, et prendre un tramway aurait été une insulte à cet art de vivre. Du fait de son statut diplomatique, même les caméras du système de surveillance de la ville ne la voyaient pas, ou plutôt, avaient ordre d'oublier sa présence. Son quadrant n'était connecté au Starnet qu'au moyen d'un tunnel sécurisé, et sa puce Galileo, pour active qu'elle fût, croyait émettre depuis l'autre bout du globe. Seuls des drones, des ballons-sondes ou des détectives privés auraient pu localiser Lanthane, mais personne ne la cherchait.

La ville était très spacieuse. La gare, à elle seule, disposait d'un parc qui aurait fait pâlir de jalousie l'architecte des jardins suspendus de Babylone. Cet œuvre botanique s'étendait sur plusieurs niveaux, qui se partageaient une séquence de cascades artificielles. Au niveau le plus élevé, inaccessible pour le public, nichaient plusieurs espèces d'oiseaux fort rares sur Terre, dont de remarquables couples de pygargues à tête blanche, disparus au cours du XXIe siècle et recréés en laboratoire à partir de l'ADN d'espèces voisines.

Lanthane monta le long d'une arche qui enjambait un kilomètre de rues piétonnes, d'immeubles de bureaux et de fermes urbaines industrielles ; les plus hautes tours se dressaient fièrement autour d'elle, et elle avait l'impression de tutoyer leurs sommets. Revenue au niveau du sol, elle atteignit le centre-ville, où était taillée une vaste place en dallage de granite. Les inclusions de mica brillèrent à son approche comme une flamme de magnésium. Un dôme s'élevait à sa gauche à cinquante mètres de hauteur, dont l'armature d'acier austère semblait empruntée à la première révolution industrielle. Un musée public consacré à la bataille de Paz. Elle l'avait déjà visité lors d'un précédent voyage et elle y retournerait certainement un autre jour.

Le dôme de métal était remarquable de simplicité et d'efficacité ; à l'intérieur du musée, construit pour commémorer cet événement méconnu de l'histoire des Cités Libres terriennes, on y progressait le long d'étroits couloirs, aux murs d'aluminium et de zinc hauts de plusieurs mètres, sous l'oppression constante du dôme lointain, écrasant et gigantesque. Tout comme les habitants de Paz en 2143, lorsque leur ville avait été envahie par une coalition militaire internationale, aux ordres de dirigeants corrompus du Bureau International de Surveillance. Alors que le reste du monde tournait le dos par crainte de représailles, refusait d'agir pour éviter l'escalade avec le Bureau, le peuple de Paz se voyait voler sa liberté et sa démocratie, au prétexte de la sécurité de la Terre. À son soulèvement, les exécutants du Bureau avaient été lâchés par leur hiérarchie. Démunis, ces agents s'étaient retrouvés du mauvais côté de l'histoire. Ils avaient brandi les armes contre de simples civils, des almains du même âge qu'eux, qui parlaient les mêmes langues, rêvaient de tout arrêter et de retrouver leurs familles. Ces deux camps symétriques, chacun persuadé d'agir pour le mieux, étaient comme deux frères voyageurs, partis chacun de leur côté, qui se heurtent par hasard dans une forêt sombre, et qui s'affrontent à mort sur un malentendu, sans avoir jamais l'opportunité de se reconnaître.

Les convois humanitaires avaient pu entrer dans Paz quelques jours plus tard, mettant fin à la bataille la plus meurtrière du XXIIe siècle. La direction du Bureau avait été remplacée. Le musée avait conservé les noms de membres de la force internationale mobilisés, et les avait inscrits côte à côte des habitants de Paz tués dans les frappes de drones.

Deux cent cinquante ans plus tard, le Bureau avait changé de nom ; tous les dix ans, lorsque Paz commémorait sa libération, le directeur général de l'institution visitait la Cité Libre, et il se recueillait avec le reste de la foule. Mais les nations de la Terre, ayant fait du Bureau International de Surveillance le coupable exclusif de cette sombre affaire, s'en étaient lavées les mains.

Lanthane traversa la place en diagonale. Plus loin, un autre monument circulaire attira son regard. Il n'offrait rien à visiter et les touristes passaient à côté en le prenant pour une simple cour de terre battue entourée d'un cercle d'arbres.

Ces arbres étaient des chênes biséculaires plantés à la fondation de Paz. Lanthane était toujours captivée par leurs troncs massifs, leurs branches trapues. Ces végétaux avaient traversé tant d'époques que le temps semblait s'écouler différemment autour d'eux.

Elle ne put s'empêcher de sourire en approchant. Une poignée de touristes étaient assis à l'ombre des chênes pour écouter un documentaire dans leurs implants intra-auriculaires. Les arbres étaient plantés dans un sol de terre sèche, sablonneuse, comme une barrière naturelle qui aurait empêché le dallage de granite de coloniser toute la surface de la place. Au centre de leur refuge était fichée une stèle d'un mètre de hauteur, une balise dont les gravures s'étaient déjà adoucies avec l'âge.

Un hommage aux okranes, aux alephs et aux humains qui avaient bâti Paz.

Ce monde nous a donné la vie. Ce monde nous a donné la liberté. C'est à notre tour de donner quelque chose à ce monde.

Il faudra vraiment que je déconnecte mon intra-auriculaire, songea-t-elle en entendant le murmure de la stèle.

Lanthane ôta ses chaussures et marcha quelques instants dans le sable. Elle était la seule à le faire, peut-être parce que tous ces touristes étaient humains et venaient d'autres villes terriennes, qu'ils n'étaient pas nés sur Mars comme elle.

Lanthane se sentait connectée à ces millions d'okranes qui, libérés de soixante-dix ans de servitude, s'étaient agglutinés dans des camps immenses, sans identité administrative, sans citoyenneté. C'était en 2120, soit deux cent soixante ans avant sa naissance. Mais en fermant les yeux, elle pouvait voir l'inquiétude sur ces visages creusés par la faim et la fatigue, l'inquiétude que l'espoir d'une vie nouvelle, meilleure, d'une liberté, s'étiole sous ce soleil d'été comme une plante privée d'eau. En quelques années, en quelques décennies, pas moins de trois cent millions d'okranes avaient été déplacés, relogés, transformés. Des sociétés entières avaient vu le jour. Des Cités indépendantes avaient poussé sur la Terre, au grand dam des États qui en possédaient jusque-là chaque centimètre carré. Mais c'était un maigre sacrifice pour s'épargner la gestion de ces trois cent millions de bouches à nourrir, voire, horizon suprême du progressisme de l'époque, à faire voter.

Chaque fois qu'elle posait les pieds sur cette terre, la même terre que trois cent ans plus tôt, préservée ici alors que Paz s'étendait aux alentours, Lanthane se répétait : je viens de loin.

Et le fait d'être l'héritière de la prodigieuse aventure des okranes lui donnait une grande fierté, accompagnée d'une lourde responsabilité. Beaucoup ne le voyaient pas ainsi. Mais Lanthane songeait à ces millions de miséreux qui, parvenus à la liberté, s'étaient mis en devoir de bâtir un monde, et qui avaient entraîné, dans leur sillage, la planète Terre dans une ère de paix inégalée. Ils avaient été admirables. Sans doute, séparée de ses ancêtres par trois siècles d'histoire, n'avait-elle en commun avec eux que son génome et sa langue maternelle. Mais le minimum était de se montrer à leur hauteur.

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