38. Au sommet du Temps


Le Temps est votre meilleur allié, et votre pire adversaire.

Si le Temps est avec vous, vous serez victorieux.

Si le Temps est contre vous, vous serez vaincus.

Kaldor, Principes


Les Remsiens laissèrent Lanthane seule dans la baie d'observation, où elle demeura près d'une demi-journée assise. Elle avait décidé d'aller tout au bout de la Spirale du Temps ; de remonter, main dans la main avec sa sœur Andromède, jusqu'à son ultime incarnation.

Tant qu'elle ne l'aurait pas fait, elle apparaîtrait comme une enfant ignorante à toutes ces autres sœurs prises dans leurs temps respectifs, dont les regards d'espoir pesaient sur elle plus qu'ils ne la rassuraient.

« Es-tu prête ? demanda Andromède.

— Je n'ai jamais été prête. »

Une poussière rouge coulait sous les marches transparentes. La tempête à l'extérieur de la tour redoublait de force et le vent calamiteux secouait la muraille, non sans y infiltrer quelques sifflements rageurs.

Chaque marche était plus épaisse que la précédente, et leur ascension devint bientôt une périlleuse montée d'alpinisme. En tête, Andromède se penchait en arrière, lui tendait la main pour l'aider ; c'est à peine si elle ne la portait pas sur ses épaules.

Régulièrement, une alcôve s'ouvrait sur leur droite et une autre Aléane s'approchait d'elles, sans quitter les frontières du rêve où elle était consignée. Il y avait en elle tout ce que les portraitistes, les poètes, les philosophes ont toujours recherché ; car dans l'unité de ses mille visages se trouvait l'essence de l'almanité toute entière. Quand elle souriait, le paysan de Neredia, l'empereur de Rome et la lieutenante en formation du BPS souriaient à l'unisson. Sa voix était toujours claire et elle disait toujours : avance jusqu'à la prochaine marche.

Alors Lanthane avançait jusqu'à la prochaine marche et, de là, elle entendait les encouragements de la suivante.

La transparence immaculée de la tour laissa bientôt place à une étendue vermeille, car la poussière rouge dévalait les marches en torrents contraires, se collait aux murs, rentrait dans ses narines, brisait son souffle. C'est peut-être que la dernière porte, songeait Lanthane, est ouverte sur la fin des Temps, et que la poussière des mondes perdus tombe ici.

Elle tituba, trébucha, se releva encore. Sa respiration se fit saccadée ; la poussière flottait dans l'air et obstruait sa vision. Andromède, qui n'était pourtant qu'à un mètre d'elle, lui apparaissait comme une simple silhouette.

« Où en sommes-nous ? » demanda-t-elle.

Sa voix butait sur chaque mot, comme si parler lui soulevait le cœur.

« Nous sommes presque arrivées, dit Andromède. Ouvre les yeux ; regarde. »

La poussière retomba de l'air, ses ruisseaux se tarirent, et les éclats du cristal apparurent de nouveau. Elle était arrivée trop loin désormais, la vérité était inévitable, et les obstacles du rêve s'effondraient comme un château de cartes. La tempête de l'extérieur s'était calmée.

Une porte se trouvait tout près d'elles, mais l'escalier se poursuivait encore. Ce n'était donc pas la dernière, mais l'avant-dernière.

« Dis-moi, Andromède, suis-je la seule à être arrivée ici ?

— Certaines d'entre nous ont regardé à travers le Temps, et nous avons aperçu des éclats de nos futurs. Mais les marches de la tour sont facétieuses ; l'escalier descend et monte à la fois, et les marches ne permettent pas à quiconque de les gravir. Nous sommes les premières. »

Lanthane se mit debout. La forme astrale de son nanoscope s'était écartée d'elle et se tenait sous l'arche de la porte. Des filets de poussière grise coulaient sur sa tête, sur ses épaules et ruisselaient jusqu'à ses pieds.

« Où est-elle ? demanda Lanthane.

— Qui donc ?

— Celle que je devrais voir derrière cette porte ouverte.

— Elle est ici, Lanthane, ma sœur. »

Les rêves de la Spirale variaient autant en taille qu'en netteté ; elles avaient rencontré Almira dans une forêt qui n'était autre que la Mondor véritable ; d'autres Aléane contemplaient l'horizon depuis le sommet d'une falaise ou la proue d'un vaisseau de guerre traversant l'espace ; d'autres encore se contentaient d'une petite pièce, d'une simple chaise, comme un écrivain dont tous les mondes intérieurs se concentrent en une simple machine à écrire. Mais l'espace derrière Andromède n'était qu'un lac de nanomachines, qui coulaient de sa frontière informe dans un cratère aux reflets métalliques. Ce n'était ni un autre monde, ni le passé, ni le futur ; c'était le processeur central du nanoscope, vu de l'intérieur.

« Me voici » dit Andromède.

Elle baissa les épaules, de l'air chagriné d'un prestidigitateur de campagne qui, après avoir sorti une marmotte de son chapeau, comprend qu'aucun de ses tours ne lui gagnera l'assistance blasée, et qui poursuit néanmoins son spectacle jusqu'au bout, car il ne sait rien faire d'autre.

« Il fallait bien que j'aie ma place quelque part dans la Spirale, ajouta-t-elle.

— Il me reste encore une porte, c'est bien cela ?

— Je ne pourrai pas t'accompagner, Lanthane. Je ne peux pas aller au-delà de mon temps.

— Je sais que tu es avec moi. Vous l'êtes toutes. J'entends vos murmures qui remontent le vent.

— Je sais que nous y parviendrons, Lanthane. À retrouver notre fragment d'âme.

— Je vais voir cela tout de suite. Là-bas se trouve la fin de notre grand voyage. »

Les dernières marches se montrèrent dociles, comme si la tour, ayant éprouvé sa résolution, ménageait désormais la première Aléane à être allée jusqu'au bout de ses incarnations, une somme de vies trop vaste pour être appréhendées par un seul esprit almain.

« J'arrive ! »

Un écho rebondit à travers l'escalier en colimaçon.

Elle m'appelle, songea-t-elle.

Tout ce qu'il lui restait à faire était d'avancer encore, rencontrer la clef de voûte de cet édifice et lui demander si elle avait réussi. Inspirée par les nombreuses almaines qu'elle avait entraperçues sur le chemin, elle composa l'Aléane du futur ayant complété son voyage. C'était la meilleure d'entre toutes, la plus fine, la plus belle, la plus résolue, car alors que mille autres ne faisaient que reculer, au mieux restaient fixes, elle avait réussi à faire le premier pas vers son fragment d'âme, aussi volatile que peut l'être un autre conscient qui suit, sans le savoir, le chemin inverse.

Cette Aléane parfaite, et elle seule, lui prouverait que ce voyage avait un but et que Mjöllnir allait l'aider à le trouver. Qu'il était possible de déchirer la trame du Destin, tissée par les dieux primordiaux et indissociable de la tyrannie du Temps.

Lanthane parvint enfin au sommet du Temps. Les marches s'arrêtaient sur un dernier palier ; l'escalier avait accepté sa fin, mais pas la tour, dont les murs vides se poursuivaient à l'infini comme une ultime bravade. Du coin de l'œil, elle aperçut une silhouette sous la voûte à sa droite, comme Andromède tout à l'heure, et pivota vers elle.

Elle lui ressemblait tant qu'on aurait dit deux sœurs jumelles.

Lanthane fit un pas vers elle et à sa grande surprise, Aléane fit un pas de la jambe opposée.

Elle tendit la main et Aléane tendit la main.

Une larme naquit au coin de son regard ; un éclat argenté brillait dans l'œil d'Aléane.

Elle fit les derniers pas et posa sa main contre la sienne.

Elle n'avait pas la chaleur de la main d'Andromède, mais la froideur d'un miroir. Dans le reflet se trouvait l'escalier, son ultime palier et son plafond inexistant.

Lanthane était seule ici. La guerrière victorieuse de son destin, la sage aux mains emplies des vérités du monde, comme des brassées de blé mûr, et surtout, l'Aléane complétée de son fragment d'âme, tous ces fantasmes ne viendraient pas la rejoindre. Le dernier palier était son séjour ; elle était l'ultime incarnation et, chaque fois que les autres levaient la tête avec espoir, elle en était l'objet.

« Pourquoi... pourquoi... »

Elle frappa ce miroir de toutes ses forces, et quelques fissures apparurent à sa surface, entre lesquelles s'écoulait un peu de poussière rouge, qui dévala les marches de l'escalier infini. Mais cela ne servait à rien. Une seule voie s'ouvrait devant elle : réussir là où elles avaient toutes échoué.

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