34. Nous n'avons pas le choix
Curieusement, la nouvelle de la libération de Mondor a permis d'étouffer la défection du Kzran. En d'autres circonstances, la Conférence aurait eu les yeux rivés sur la Division 1, on aurait demandé des enquêtes indépendantes, nos personnalités politiques auraient fait des déclarations tonitruantes. Mais aujourd'hui, c'est comme si nous étions gênés de ce gâchis, et que nous faisions exprès de regarder ailleurs.
Mémorandum personnel de Mikhail
Quelqu'un frappa à la porte de la cabine, ce qui parut étrange à Lanthane. Tous les membres d'équipage pouvaient la contacter grâce à son nanoscope, qui se faisait passer auprès du réseau local du Hidan pour un implant neural.
Elle ouvrit les yeux. Allongée sur le ventre, Éléana lisait une bande dessinée sur un écran mural, à raison d'une page par seconde environ.
« C'est pour toi, dit-elle sans bouger d'un sourcil.
— Pourquoi ?
— Je n'ai aucun admirateur secret. »
Que tu crois, songea Lanthane en appuyant sur la commande de la porte.
Elle ne s'attendait certainement pas à voir un des okranes de l'équipage, un jeune lieutenant en chemise grise, portant à la main un bouquet de fleurs fraîchement coupées dans les serres du vaisseau.
« Bonjour, Lanthane-sen, pardonnez-moi de vous déranger. Est-ce qu'Éléana-sen est ici ?
— Je ne suis pas là, avança l'alchimiste, toujours immobile.
— J'aurais voulu... hum... si vous pouviez lui donner ceci de ma part. »
C'était un martien en début de carrière, à en juger par sa taille, son teint et son allure élancée. Il n'y avait rien de plus mignon que d'imaginer ce jeune premier rencontrant par hasard l'alchimiste fantasque dans un couloir, contaminé par sa passion des bégonias et des escargots, et pris d'un amour romantique et sincère pour son sourire, ses sourcils, sa bonne humeur et sa folle envie de vivre.
Lanthane lui sourit.
Puis elle écrasa son sternum du plat de la main, lui asséna un crochet du droit et décocha un coup de pied dans son entrejambe, qui rencontra une coquille de protection en nanofibres. Les fleurs si patiemment ramassées le matin même, si subtilement enduites de psychotropes, volèrent dans la coursive comme un amour trop fragile qui se brise sur les premiers écueils.
« Qu'est-ce qu'il t'a fait ? s'exclama Éléana.
— Il voulait t'offrir des fleurs. »
L'okrane se rattrapa contre le mur. Titubant, il porta la main à son visage, qui se couvrit à moitié d'une substance grise pulvérulente.
« Au bureau du commandant, ordonna Lanthane. Ne m'attends pas. »
Elle s'élança pour un coup de pied fouetté, qui rencontra la fausse cloison de la coursive et y creusa un impressionnant cratère. L'okrane avait des réflexes vifs, aiguisés, comme elle, par un nanoscope. Il étendit les doigts et des griffes coulèrent de ses ongles, aussi dures que l'acier.
« Comment est-ce que vous avez su ? demanda-t-il d'une voix pâteuse, car le nanoscope avait envahi sa bouche pour maintenir en état sa mâchoire fracturée.
— Pour les fleurs ?
— C'était un composé que votre nanoscope ne pouvait pas détecter. Une porte dérobée installée par la Division 1.
— Mon nanoscope n'obéit pas à la Division 1. »
Lanthane avait la sensation qu'Andromède se trouvait à côté d'elle, de l'autre côté d'un miroir invisible, et qu'il suffisait de reproduire ses gestes, de faire ce qu'elle lui montrait. Elle dévia deux coups de poings, para un coup de pied circulaire. L'okrane la griffa au visage. Du sang coula sur son front et sur sa joue, qui s'interrompit lorsque les nanomachines comblèrent les plaies. L'okrane se jeta de nouveau sur elle ; il encaissa un coup de poing dans les côtes, attrapa son bras gauche, l'immobilisa et frappa plusieurs fois du coude sur l'os encore fragile. Leurs corps étant renforcés par les nanoscopes, ces chocs faisaient un bruit métallique.
Lanthane s'arracha à sa prise et roula à terre. Elle ne comprenait pas comment se débarrasser de lui. L'instinct, ou la suggestion d'Andromède, lui commandait de poser la main sur son front. Pourquoi ?
L'okrane dégaina un pistolet et fit feu à bout portant, trois fois. Les dards des balles électriques se heurtèrent deux fois dans un bouclier de nanomachines remonté de son épiderme. Le troisième traversa sa peau et arrivé dans le muscle, déversa une décharge électrique suffisante pour assommer un bœuf.
Sa vue se voila et ses membres lui échappèrent, parcourus de spasmes. Mais cela ne dura qu'une seconde. Il lui semblait que le courant rebondissait encore d'un bout à l'autre de son crâne lorsqu'elle se remit debout. Andromède avait pris le contrôle. Surpris, l'okrane le fut encore plus lorsque ses doigts froids rencontrèrent son front.
Des nanomachines remontèrent le long du bras de Lanthane et entrèrent dans le crâne de l'okrane. Pris de court face à l'invasion étrangère, son propre nanoscope convergea aussi vers sa tête et tenta de mettre en place un réseau de mailles défensives. Il fut balayé. Les mains, les bras de l'okrane se crispèrent, pris dans des ordres contradictoires. Andromède faisait pression de tout son esprit sur le sien.
La lutte silencieuse dura quelques instants. Tandis qu'elle tenait d'une main l'okrane en respect, elle mit le nanoscope à genoux, entra dans sa mémoire de travail et chercha des informations supplémentaires. La Division 1 avait posté cet agent sur l'Iruka Hidan et comptait s'en servir en cas d'échec du commandant Kervacs.
Kervacs. Je connais ce nom.
Lanthane remonta le fil de sa mémoire comme une vieille bande magnétique et retrouva son image. Le commandant Statim Kervacs, Division 1, chargé de l'appréhender à la demande de Diel. Il commandait le Kzran. Mais depuis quelques minutes, le Kzran avait été estampillé vaisseau ennemi, et le Carlsson était en chemin pour l'intercepter.
>Reida veut te voir.<
J'imagine.
Lanthane ne croisa personne sur son chemin, à l'exception de deux membres d'équipage en attente d'ordres. On avait signifié aux passagers de rester dans leurs cabines, en prétextant un assaut de pirates. Ce qui, compte tenu de la situation, n'était qu'un demi-mensonge.
Où est Éléana ?
>Elle vient de rejoindre Reida dans son bureau. Ils sont maintenant en chemin vers la passerelle.<
L'Iruka Hidan était un vaisseau lourd, d'une grande inertie, conçu pour suivre une trajectoire décidée des mois à l'avance. En d'autres termes, il n'y avait rien à décider en direct, tout juste à vérifier que les IA de bord, supervisées par l'ordinateur central, faisaient bien leur travail. Ainsi, la traversée du pont d'Arcs était inévitable, bien qu'il se situât encore à cinq cent mille kilomètres de distance.
La passerelle était une salle minuscule, toute bardée d'écrans de contrôle ; lorsque Lanthane y surgit, il y régnait une frénésie intense. Le commandant Reida se trouvait au milieu du projecteur holographique. L'esprit embrumé par une intense réflexion, il faisait face à une vue du pont d'Arcs, un disque rouge de cent kilomètres de diamètre encerclant une sphère invisible, rendue en tons violets. Éléana avait les yeux rivés sur lui.
« Le Kzran demande à ouvrir un canal prioritaire, annonça l'okrane en charge des réseaux, un original aux oreilles pointues, qui portait deux implants oculaires au lieu d'un seul. C'est pour une communication, mais ils pourraient essayer de pirater notre réseau local.
— Ouvrez » ordonna Reida en s'appuyant sur une rambarde de métal plantée au milieu de la pièce.
Le pont d'Arcs fut poussé sur le côté et Statim Kervacs leur apparut sur l'écran principal. Il ressemblait moins à un traître de la Division 1 qu'à un homme qui un lundi soir, après deux heures passées à affronter une grève des transports, constate en arrivant chez lui qu'il a perdu sa clé.
« Droit au but, annonça-t-il. Vous devez accélérer, passer le pont d'Arcs et j'empêcherai le Carlsson de vous poursuivre. Si vous poussez vos moteurs au maximum, vous pourrez le faire.
— Et les autres vaisseaux du convoi ?
— Qu'importe.
— Ils sont aussi sous ma responsabilité, gronda le commandant Reida.
— Qu'ils dévient d'un millième de degré. Ça suffira à éviter le pont d'Arcs. Ils n'auront qu'à faire le chemin en sens inverse pour Mars ; leur autonomie le permet.
— Mais par Kaldar, que voulez-vous faire avec ce pont d'Arcs ?
— Le verrouiller. En faisant ça, je vais bien évidemment enfreindre une dizaine de lois supplémentaires, mais je suis déjà dégradé et les menottes m'attendent à bord du Carlsson. »
Le commandant Reida se tourna vers Éléana, dont il tenait l'expertise en très haute estime – ou peut-être s'agissait-il d'un autre prétexte pour admirer ses sourcils.
« Cette technologie existe-t-elle vraiment ?
— La Division a absorbé toutes les recherches sur les ponts d'Arcs de la Conférence. Ce sont des objets fragiles et ils sont faciles à perturber, soit de manière permanente, soit de manière temporaire – le temps que nous nous mettions hors de portée du Carlsson. C'est faisable. »
Le commandant Reida, les yeux rougis par manque de gouttes, secoua la tête en signe de refus.
« Je refuse de désolidariser le convoi. Je veux bien défier la Division 1, mais je ne reviens pas sur ma parole de commandant. Je suis chargé d'amener ces personnes à bon port et je le ferai. »
Il se tourna vers Éléana, sincèrement déchiré entre son sens de l'honneur, son pragmatisme martien et ses sourcils.
« Je suis désolé, Éléana-sen. Tout ceci est au-dessus de mes forces.
— Je sais que vous faites au mieux, Reida-sen.
— Commandant ? s'impatienta Statim Kervacs. Arrêtez de me tenir la jambe avec vos beaux discours. Nos générateurs sont en route. Je vais disrupter le pont d'Arcs, un point, c'est tout. Soit vous en profitez, soit vous vous arrêtez ici tout de suite et vous attendez que la Division 1 vienne chercher vos passagères.
— Pourquoi faites-vous tout cela ? » intervint Lanthane.
Le visage anonyme d'un aleph, doté d'une empreinte de voix familière, surgit derrière Statim.
« Il ne fait pas cela pour vous, dit 9981-Nombres, mais contre Diel. Deux visions de l'almanité s'opposent aujourd'hui. Pour les uns, elle n'est qu'au stade de l'enfance. Pour les autres, elle est adulte.
— Ils attaquent ! cria quelqu'un en arrière-plan.
— Vous avez dix minutes pour traverser le pont d'Arcs, asséna le commandant Kervacs. Passé ce délai, nous aurons tout perdu. Terminé. »
L'écran s'effaça. Le commandant Reida invoqua les trajectoires des vaisseaux par rapport au pont d'Arcs, perdit quelques précieuses secondes à les consulter, puis annonça sa décision :
« Nous n'avons pas le choix. Dites aux autres vaisseaux de dévier. Augmentez la puissance des générateurs Hawking à 90 %. Je veux une accélération stable de trois pesanteurs, d'ici jusqu'au pont. Cela suffira. À condition qu'il tienne sa promesse. »
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