30. Je sais

Le Dieu primordial regardera ceux qui craignent son jugement, et leur dira « je sais ».

Il regardera ceux qui méritent sa compassion, et leur dira « je sais ».

Textes apocryphes de l'Église Avènementiste


« Impressionnant » dit Statim avec un sifflement d'admiration.

Il fit le tour de l'hologramme à la recherche du dernier point rouge. Celui-ci clignota durant encore quelques secondes. L'ultime satellite de défense Égide jetait toutes ses forces dans la bataille. La possibilité de la défaite n'était pas inscrite dans son intelligence artificielle primaire. Il avait détruit des sondes envoyées par la Division 1, des météorites, il était capable de détruire des flottes spatiales entières, et il se croyait encore capable d'abattre le Carlsson et de protéger la planète à lui tout seul.

Mais la contre-arme du Carlsson avait mis à nu le réseau de défense et rendu sa résistance pathétique.

À quelques millions de kilomètres de là, les champs et contre-champs se fracassaient comme des lignes d'infanterie, traçant des cercles d'irisations violettes dans le vide spatial. Des particules impossibles s'échappaient de ces lignes de fractures, de ces cicatrices qui se refermaient bientôt, non sans avoir donné aux scientifiques de la Conférence de nouvelles observations de la physique des Arcs, le pouvoir autrefois réservé aux dieux et dont ils avaient tant de fois observé les effets, sans en maîtriser les causes.

De loin, la lutte d'Égide contre le Carlsson n'était qu'un pépiement de petits points lumineux ; mais de plus près, comme attesté par les vaisseaux de soutien restés en retrait, des nébuleuses de lumière se déployaient sans cesse, explosaient en aurores boréales de milliers de kilomètres d'envergure, dont la dissolution dans le firmament ressemblait à la mort d'un dieu.

Lorsque le dernier satellite éclata, les membres d'équipage présents dans la salle de contrôle du Kzran se levèrent et applaudirent. Après un siècle et demi d'attente, quelques heures avaient suffi. À son retour dans le système Sol, l'amiral Bertram récolterait une pluie d'honneurs ; mais il les partagerait avec les analystes, les scientifiques et les stratèges qui avaient conçu ce plan d'assaut ; les deux agents qui s'étaient portés volontaires pour entrer dans le module Hermès, l'engin le plus rapide jamais construit dans l'espace de la Conférence, qui avait traversé l'Égide et s'était posé sur Mondor ; et enfin, les alephs concepteurs de la contre-arme, sous l'autorité du Stratège Concepteur.

Statim se joignit à l'ovation et se força à sourire. Il avait l'esprit ailleurs. Cette nuit, Diel lui était apparu en rêve, et jamais ce dieu-océan à forme humaine, considéré par un bon génie par ceux qui ne l'avaient jamais rencontré, ne lui avait paru aussi effrayant. Ses yeux noirs le regardaient avec lassitude.

« Je sais. »

Ces deux mots avaient empoisonné son cœur.

« Ce n'est peut-être pas Diel, avait soutenu 9981-Nombres. C'est peut-être un vrai rêve, une invention. Vous êtes stressé. Vous le serez de plus en plus à mesure que nous approcherons de Rems et qu'il faudra décider la suite de notre action. »

Plus que jamais, Statim se sentait le jouet du destin. Avec l'aleph emprisonné, avec les Stratèges mis dans la confidence, ils pouvaient imaginer les plans les plus alambiqués ; le destin était avec Diel, et peut-être avait-iel raison.

« Commandant ? Kervacs-sen ?

— Excusez-moi, je ne me sens pas bien. Peut-être le nanoscope. Je vais faire un diagnostic.

— L'ordre vient de tomber, Kervacs-sen, annonça l'okrane avec une mine réjouie. Avec la libération de Mondor, le groupe de Rems ne s'opposera pas à une intervention sur l'Iruka Hidan. Sous réserve qu'elle soit suffisamment discrète, et que la Division 1 puisse, dans un premier temps, s'abstenir de tout commentaire officiel. »

L'okrane écarta l'hologramme de Mondor et invoqua celui de l'Iruka Hidan. Le plan d'exfiltration de Lanthane était déjà prêt. Grâce à une porte dérobée dans le réseau local du transporteur, ils pouvaient suivre les mouvements de l'ex-agente du BPS et de son amie alchimiste. Les Stratèges avaient eu deux semaines pour étudier ses allées et venues, et pour prédire ses prochains déplacements avec une quasi-certitude, qu'il s'agît d'aller à une salle de gymnastique ou de s'enfermer pour une séance de méditation.

« Il faut nous décider dès à présent. Notre fenêtre de tir court jusqu'à la normalisation des relations avec Mondor. Cela pourrait durer des semaines, ou un jour à peine, selon les avancées déjà réalisées par l'amiral Bertram. Les stratèges suggèrent de planifier notre intervention avant le passage du pont d'Arcs.

— Nous attendrons le passage du pont, dit Statim.

— Kervacs-sen ? Je croyais que vous étiez pressé d'en finir avec cette mission.

— C'est trop tôt. Ils savent ce que la libération de Mondor a changé, eux aussi, et je ne doute pas qu'ils nous attendent.

— Cela ne changera rien. Notre équipe d'intervention sera rapide et efficace. Ils seront invisibles pour l'ordinateur de bord, ils disposeront de nanoscopes et d'armes non-létales.

— Je veux diminuer au maximum les chances que ça dégénère.

— Elles sont déjà en-deçà du mesurable. Les Stratèges sont formels.

— Qui dirige ce vaisseau, okran-sen ? Moi ou les Stratèges ? »

Des regards se tournèrent vers lui. Très apprécié par ses équipages, Statim n'élevait jamais la voix ainsi. Tout m'échappe, songea-t-il. Sans esquisser la moindre explication, il écarta son analyste du bras et quitta la salle.

Il marcha sans réfléchir et ne reprit conscience que devant le mur de nano-argile qui fermait la cellule de 9981-Nombres. Un conseil extérieur lui ferait le plus grand bien, et tant pis pour les soupçons que ces interrogatoires suspects ne manquaient pas de nourrir autour de lui.

Lorsque le mur se referma, Statim constata que 9981-Nombres n'était pas seul. Il reconnut l'androgyne bleu indigo de son rêve. Son cœur accéléra et le nanoscope, qui ne voyait rien d'autre que le mur brun, s'enquit de son état de santé.

« Je suis désolé, dit l'aleph. Iel était déjà entré dans mon esprit.

— Je sais » dit Diel, comme dans son rêve

C'était le ton d'un parent qui exige de ses enfants qu'ils adoptent les mêmes qualités et les mêmes vues que lui, qui demande qu'ils soient philosophes, diplomates ou artistes, et qui trouve toujours leurs accomplissements indignes et trop modestes, et qui s'en montre toujours déçu.

« Vous savez. Dans ce cas, nous n'avons rien à nous dire, disparaissez de ma vue !

— Pourquoi, Statim ?

— Le rôle de la Division 1 est de protéger la Conférence des Planètes. Il n'est pas d'obéir à tes lubies. Tu as beaucoup fait pour nous, dieu-océan, mais nous devons faire nos propre choix.

— Et ce choix, quel est-il ?

— Pour une raison ou une autre, Lanthane est la seule à pouvoir communiquer avec Mjöllnir. Elle est donc la seule qui peut protéger la Conférence de cette menace potentielle. Cette conclusion est la plus raisonnable. C'est la conclusion des Stratèges. Lanthane doit rejoindre Stella Rems ! Et puisque tu le refuses, c'est que tu nous caches quelque chose. Dis-moi la vérité, si tu veux me convaincre ; sinon disparais. »

9981-Nombres, pensif, ne dit mot.

« L'univers est en péril... commença Diel, sur le ton docte du président qui, interrogé sur les affaires de corruption qui faisandent entre les murs du palais, rappelle combien il est attaché à l'indépendance de la justice.

— Toujours ! Il a toujours été en péril ! Si les Gharíen décidaient d'envahir l'espace de la Conférence ? Si les Stratèges se rebellaient contre nous ? Si les alephs des bordures extérieures s'élançaient à l'assaut des planètes telluriques ?

— La menace est toute autre.

— Pourquoi as-tu peur de Lanthane ?

— J'ai peur de ce qu'elle est.

— Une augmaine du BPS ?

— La pilote. »

Statim chercha 9981-Nombres du regard. L'aleph étira ses jambes et se remit debout.

« La pilote de Mjöllnir, ajouta-t-ol. Ce vaisseau n'admet qu'une seule pilote, et tant qu'elle ne sera pas venue, il ne bougera pas de Perago. Diel pense que Lanthane est la pilote. C'est pour cela qu'elle sera à même de communiquer avec le vaisseau-fantôme.

— Mais ça n'a aucun sens. Ce vaisseau est vieux de milliers d'années, et il vient de passer quatre siècles sur le bord de Sagittarius.

— Et cependant, je sais, asséna Diel. Je sais qui elle est et quel est son pouvoir. Mais j'ignore ce qu'elle veut. J'ignore ce qu'elle va lui demander.

— S'il faut confier ce vaisseau à quelqu'un, autant que ce soit elle. Problème résolu !

— Elle doit être stoppée » dit Diel d'une voix inflexible.

Sa forme bleue se dispersa en petites gouttelettes d'eau colorée.

« Que faisons-nous ? s'exclama Statim.

— Je crains que le choix n'ait déjà été fait. Nous avons décidé de nous opposer à Diel.

— Une partie de la Conférence, de la Division, va continuer de suivre ses recommandations.

— Oui, nota l'aleph. Ils choisiront la facilité. Nous choisissons la liberté. La Conférence est peut-être son œuvre, mais pas sa propriété. Reste une question à trancher dès maintenant : pouvez-vous compter sur la loyauté de votre équipage ?

— Oui. Je crois que oui.

— Alors, c'est peut-être le moment de me faire sortir d'ici. »

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