28. Chasser les cailloux
Sur un vaisseau de transit intersystème, il est d'usage de fêter la moitié du voyage. Il faut dire qu'on n'a pas grand-chose à faire, et que toutes les occasions sont bonnes à prendre.
Mémorandum personnel de Mikhail
« Je n'arrive pas à croire que vous vous soyez rencontrées dans des circonstances aussi... rocambolesques. »
Le commandant Reida posa son verre sur une table et remit quelques gouttes dans ses yeux secs.
« Entre le moment où je suis descendue à la gare de Paz, et celui où j'ai posé le pied sur ce vaisseau, ma vie a été un déroulé d'événements que je peine encore à comprendre.
— Je suppose qu'Éléana-sen est quelqu'un qu'on ne peut croiser que par hasard, en étant poursuivie par la police. »
Il régnait dans le salon de réception une atmosphère policée. Derrière une musique agréable à l'oreille, jouée par les haut-parleurs directionnels du plafond, les invités du commandant levaient leur verre au succès de leurs entreprises, qu'il s'agît d'une installation à Rems ou d'un simple voyage touristique. L'horloge de bord venait de sonner la mi-parcours, deux semaines sur un mois de trajet sans escale, et le commandant réunissait ici plus de deux cent convives pour prendre le pouls du convoi. Il se trouvait même quelques invités du Kzran, qui faisaient mine de se mêler aux discussions sans quitter Lanthane des yeux.
Le faux parquet résonna de leurs pas tandis qu'ils s'approchaient de la verrière. L'espace vu d'ici ressemblait comme jamais à une nuit étoilée. Conscients d'avoir fait le choix d'une vie, ces passagers intersystèmes jetaient des regards convenus à ce monstre noir aux mille yeux, comme s'ils lui confiaient leurs secrets. Lanthane se sentit tentée de faire de même. Une semaine plus tôt, elle avait reçu la nouvelle de sa radiation du BPS. Elle ne poursuivait donc plus cette mission que par entêtement, tout comme Reida, assuré de devoir démissionner à son arrivée.
Le commandant semblait craindre que les deux okranes de la Division 1 l'emmènent dans leurs bagages à leur retour sur le Kzran, et il parlait avec elle depuis une heure, au risque d'attirer des regards étonnés de l'assistance. Mais la conversation butait sans cesse sur Éléana.
« Je pensais sincèrement que c'était une invert.
— Je ne crois pas.
— Pourtant, ses sourcils...
— Je crains qu'on ne puisse pas juger une von Zögarn à ses sourcils, Reida-sen. Notez, je n'en ai rencontré que deux jusqu'à présent. »
Puisqu'il n'arrêtait pas de lui parler d'elle, Lanthane jugea opportun de se faire remplacer et de laisser Éléana lui raconter tout l'arbre généalogique des bégonias. L'ex-agente profitait de ses vacances forcées à bord de l'Iruka Hidan pour des séances de méditation, lors desquelles elle perfectionnait l'interface entre le nanoscope et son cerveau. Cela avait fait disparaître ses maux de tête ; elle pouvait désormais laisser le nanoscope en marche durant des journées entières sans ressentir de fatigue mentale. Andromède, sous sa forme de poussière grise en suspension, n'apparaissait plus que dans des rêves inoffensifs. Elles se promenaient dans des parcs infinis, déroulant de longues conversations anodines.
Elle chercha Éléana du regard et la trouva occupée à descendre deux, non, trois verres entiers de marinade de Kochi. Ce qui, de la part de l'alchimiste en herbe, présageait du pire. Éléana portait une robe de soirée très chic, assortie à ses sourcils ; mais le sourcil, en 2387, n'était pas à la mode, et sauf à trahir ses convictions, elle ne pouvait pas rentrer dans les codes.
Lanthane la vit traverser la salle d'un pas assuré et disparaître dans la foule en costume.
« Je n'ai jamais vu Diel en rêve, disait Reida. On dit qu'iel prend la forme de son interlocuteur, de sorte que les hommes voient un homme, les femmes une femme... on dit aussi qu'iel n'apparaît qu'aux personnes importantes pour l'Histoire, et ce doit être un terrible fardeau. »
Éléana réapparut soudain, se cachant le visage d'une main. Elle remonta la salle à contre-courant et disparut derrière le buffet.
« Excusez-moi, Reida-sen, je dois y aller.
— Oh, bien sûr, fit le commandant de manière assez désabusée. Si vous croisez Éléana-sen, transmettez-lui mes hommages. Je ferai en sorte que nous ayons une autre discussion avant notre arrivée à Rems. »
Elle se sentit un peu coupable de lui laisser pour seul interlocuteur son verre de mangue fermentée, alors que le pauvre invert avait sacrifié sa carrière pour leur permettre de quitter le système Sol.
C'était le soir sur le Hidan, et les lumières tamisées des coursives ne s'allumaient qu'au passage de membres d'équipage ou de passagers regagnant leurs cabines.
Est-ce que tu sais où elle est partie ?
>Je suis son parfum.<
Une traînée en dégradés de bleu apparut sur quelques mètres, et quand Lanthane fit un pas sur le carbone antidérapant du sol, la nappe de bleu continua de s'étendre. Son propre odorat était assez imprécis, mais en traitant les données envoyées par son nez et en les envoyant dans son cortex visuel, plus développé, le nanoscope décuplait ses capacités olfactives.
Je ne sais pas qui lui a offert ça, mais c'est plutôt pratique.
Elle croisa plusieurs passagers sur le trajet. Tous tenaient fort bien l'alcool, certains grâce aux implants stomacaux Néotech, qui dégradaient l'éthanol avant même qu'il parvienne au sang, et bien qu'ils ne la connussent pas, ils la saluèrent avec la courtoisie en vigueur sur un vaisseau de transport.
Lanthane passa une porte de service et entra dans des coursives plus étroites, empruntées plus souvent par des robots de maintenance que par des almains. Un aspirateur-balayeur manqua de la heurter, puis rétracta ses bras articulés pourvus de dizaines de brosses pour la laisser passer.
Éléana était assise contre une porte palière menant à la zone de fret, le regard vague et embrouillé de larmes. Contrairement à Lanthane, ces deux semaines d'inactivité forcée ne lui faisaient aucun bien. Elle s'était disputée plusieurs fois avec l'ex-agente, sous prétexte que tant qu'à être enfermée dans une boîte, autant se rendre tout de suite à la Division 1.
« Je suis une cruche, expliqua-t-elle au mur en face d'elle. Et je suis moche. »
Lanthane réfléchit à la meilleure manière de parler à une adolescente d'à peine vingt-huit ans.
« Demain, je me rase les sourcils.
— Qu'est-ce qui a bien pu te donner cette idée ?
— J'ai essayé... j'ai essayé... j'ai demandé à Garen s'il voulait voir un holo, et il m'a dit qu'il n'avait pas le temps, à cause de son travail, je ne sais quoi, mais que ce n'était pas contre moi, mais je savais bien, moi, quand il me l'a dit, ce n'était pas la peine... »
Lanthane s'assit en face d'elle et pencha sa tête sur le côté pour croiser son regard perdu.
« Écoute, Éléana, je pense qu'il vaudrait mieux qu'on retourne à la cabine. Tu vas prendre froid si tu restes ici. Il fait à peine quinze degrés dans les couloirs de service.
— Tu es une... une... une... tu es ma seule amie, Lanthane, mais les autres membres de ton espèce, c'est tous des poulpes. Moches.
— De la part de quelqu'un qui vénère les escargots, on pourrait le prendre comme un compliment.
— Ne... change pas de... sujet ! renifla-t-elle.
— Pourtant, c'est la seule chose qu'il me reste à faire. Tu préfères entendre « un de perdu, dix de retrouvés » ? J'ai tout un tas d'aphorismes en stock, et même deux-trois proverbes martiens dont tu me diras des nouvelles. « Tu pars chasser les cailloux à Valles Marineris. »
— Ça ressemble à de l'okrane bien mal traduit. Qu'est-ce que je suis censée comprendre ?
— À Valles Marineris, il n'y a que ça, des cailloux. Il suffit de se baisser pour en ramasser.
— Oui, mais moi, dès que je m'approche d'un caillou, mes sourcils le font fuir.
— Ça m'étonnerait que les cailloux martiens aient peur du rouge. Allez, debout, jeune fille. On a assez bu pour la soirée. »
La fête de mi-parcours n'était pas qu'un artifice social. C'était le point de non-retour. Les doutes de tous les passagers avaient voyagé en même temps qu'eux, à l'écart, et ils fondaient sur eux en cette dernière occasion. Dès demain, il serait trop tard. Dès demain, Stella Rems serait inévitable.
« Tu pèses lourd, Éléana.
— Bah... un demi-gramme d'alcool ? Ou peut-être un peu plus ?
— Fais semblant de traîner un peu des pieds, histoire que je n'aie pas l'impression de te porter sur mon dos.
— J'ai l'impression d'avoir dragué la moitié du vaisseau. Je suis pathétique, Lanthane, pas vrai ?
— Non, tu as l'alcool triste.
— Tu crois que je resterai célibataire toute ma vie ?
— Au moins pour deux jours de plus, le temps que tu dessaoules.
— Dis, Lanthane ?
— Oui ?
— Tu es ma meilleure amie.
— Et le bégonia ?
— Il ne parle pas. Encore. Sauf quand je n'ai pas assez dormi. »
L'ordinateur de bord les vit arriver et ouvrit la porte de leur cabine tel un majordome serviable, qui prend plaisir à anticiper les besoins de ses employeurs. Lanthane déposa Éléana sur son matelas et verrouilla la porte. Elles n'avaient pas à se plaindre : le coût d'une telle cabine, sur un vaisseau comme le Hidan, avoisinait celui d'une suite impériale dans le meilleur hôtel de Moscou.
Lanthane ôta ses chaussures, constata que l'alchimiste en herbe ronflait et envisagea de faire de même. Mais elle ne trouva pas le sommeil. Il lui semblait que quelqu'un, Diel ou Andromède, viendrait sitôt ses yeux fermés pour lui dire quelque chose qu'elle ne voulait pas entendre.
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