27. Kervacs


Je suis maintenant convaincu que certains éléments de la Division 1, soutenus par le groupe de Rems, sont opposés aux injonctions de Diel. Qu'ils souhaitent explorer l'anomalie de Perago, et non l'enfermer sous une cloche de verre. S'il y a menace, nous sommes assez grands pour la comprendre, pour la circonscrire.

La Division 1 lutte donc contre elle-même. Dans quel camp sont les Stratèges ? Sont-ils divisés eux aussi ? Cette perspective est vertigineuse.

Mémorandum personnel de Mikhail


Statim Kervacs, commandant du Kzran, observait la file indienne de transporteurs Nautileo étalée sur l'hologramme de la salle de contrôle. Il toucha chacune des formes bleues transparentes du bout du doigt, pour faire afficher leurs caractéristiques techniques, et s'arrêta sur l'Iruka Hidan.

Jusqu'à présent, on pouvait dire que les choses allaient dans le bon sens.

Mais Statim ne pouvait pas le dire à haute voix.

Avant d'entrer dans la Division 1, il avait servi au bureau de la Direction Générale du BPS, puis parmi les officiers de liaison de la Conférence des Planètes sur Rems, où se trouvait le deuxième centre permanent de la Conférence. Cette expérience diplomatique et militaire l'avait vacciné contre les intrigues de cour qui se déroulaient derrière le rideau de la diplomatie, même dans cet « espace intérieur » éclairé par la lanterne du progrès et de l'économie post-inflationniste.

Il chercha du regard un de ses conseillers techniques, haussa des épaules en silence, fit un hochement de tête et lâcha un profond soupir. Cela devrait suffire à faire état d'un ennui profond, qui se voulait inexprimable. Son rapport aux autorités de la Division 1, transmis à la Conférence des Planètes, indiquerait que Lanthane leur avait filé entre les doigts de manière inexplicable. Il prendrait l'entière responsabilité de ce fiasco, se féliciterait toutefois de la collaboration de 9981-Nombres, placé en détention, mais plus pour très longtemps. La Cellule de Veille de l'Union venait en effet de jeter l'éponge.

« Lanthane est sur ce vaisseau, dit Statim à haute voix. Notre frégate a largement les capacités de l'arraisonner. Rappelez-moi pourquoi on ne peut rien faire.

— Ce serait illégal » murmura l'okrane.

S'il avait pu, Statim aurait souri, mais cette étrange manifestation de satisfaction aurait été captée par les caméras, par les implants oculaires, par les nanoscopes de son personnel de bord.

« Jusqu'à présent, reprit son conseiller, nous avons agi dans les strictes limites de la légalité, selon les ordres de la Conférence.

— Eh bien, demandons à la Conférence d'édicter un nouvel ordre exécutif. L'Iruka Hidan est un vaisseau en transit intersystème et il est donc placé sous son autorité.

— Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. Il existe une double lecture des textes législatifs, selon laquelle un vaisseau en transit est avant tout placé sous l'autorité de son commandant. Tant que l'Iruka Hidan n'entre pas dans la zone exclusive d'une planète de la Conférence, par exemple Rems, sa destination, nous n'avons pas le droit d'intervenir si son commandant le refuse.

— Ce qu'il a fait, je suppose.

— En effet. Nous venons juste de recevoir sa réponse. Il ne s'est même pas embarrassé de cacher la présence de Lanthane et de von Zögarn sur son vaisseau.

— Et si tout le service juridique de la Division s'y met, est-ce qu'on ne peut pas justifier notre intervention ?

— On pourrait. Mais cet acte ferait jurisprudence. La Division étant financée à quatre-vingt pour cent par le bloc de la Terre, cela déséquilibrerait l'équilibre de la Conférence. Le bloc de Rems craindrait pour la sécurité de ses vaisseaux en transit.

— Nous sommes donc face à un problème insoluble.

— Il ne nous reste plus qu'à attendre. Elles n'iront pas bien loin. »

Statim émit un autre soupir, avec le bruit d'une chaudière qui fait un dégagement de vapeur. Assez pour faire illusion, se dit-il.

« Un mois de trajet direct. Et moi qui avais déjà posé mes congés. »

il tourna des talons et se dirigea vers la sortie.

« Où allez-vous, commandant ?

— Je vais parler à l'aleph. »

Ses précédents métiers l'avaient habitué à mentir, mais jamais à une telle échelle. Et quand il regardait les membres de son équipage dans les yeux, Statim ne pensait pas aux parties de poker avec les diplomates chinois, mais plutôt au visage d'ange qu'il faisait à ses parents après avoir chipé un bonbon dans la boîte en fer cachée sur la plus haute étagère du placard. Il devait remonter aux origines du mensonge pour que le mensonge soit parfait. Pour qu'il berne non seulement les biomains, mais aussi les alephs de la Conférence, tous ces alephs habitués à lire les expressions faciales. Heureusement que les molts, les super-intelligences et les Grands Stratèges de la Division 1 étaient dans le coup. Ceux-là n'auraient jamais pu être dupés par quiconque, pas même le diable en personne.

Statim conserva sa moue renfrognée dans les coursives. À la longue, son visage restait crispé. Le personnel de bord de la frégate n'osait pas l'approcher ; il sentait des murmures le suivre comme un vol de moucherons. Toute la puissance de la Division 1 n'avait pas réussi à empêcher Lanthane, une modeste agente du BPS, à embarquer pour Stella Rems. Maintenant que cette mission en apparence simpliste avait échoué, ils commençaient à se demander de quoi il s'agissait vraiment.

La plupart d'entre eux était dans le secret de Stella Perago. Ils avaient vu les images de Mjöllnir devant le blocus de la Division 1. Ils connaissaient l'existence de Diel et comprenaient l'inquiétude du dieu-océan face au resurgissement de ce navire-fantôme invincible. Mais quel rapport avec Alanthanea Rogaya Zaralen ?

Excellente question. Diel le savait peut-être. Statim n'avait pas encore la réponse.

Sous l'œil torve des deux robots à roulettes qui montaient la garde, Statim posa les mains sur le mur lisse brunâtre qui fermait le couloir. La nano-argile reconnut sa signature biométrique ainsi que le certificat de son nanoscope. D'une légère pression, il invita le mur à s'ouvrir. Jusqu'ici dure comme l'acier, car maintenue par de puissantes interactions électriques, la nano-argile s'écoula sur les côtés pour le laisser passer, comme une boue grumeleuse. Elle se referma après son passage comme une fermeture éclair.

9981-Nombres, installé dans un support physique dernier cri, était assis sur un monticule de la même matière. La pièce toute entière en était recouverte. Elle formait une couche imperméable au son et à toutes sortes d'ondes, notamment les fréquences du Réseau Aleph. Nulle part ailleurs sur le vaisseau, Statim ne pouvait échapper à la vigilance des alephs, et plus pernicieuse encore, à celle de Diel. Car Diel se diffusait dans l'air et dans l'espace sous forme de spores, semblables aux nanomachines qui circulaient dans son corps. Partout il lui semblait sentir sa présence. Plus prosaïque, le nanoscope se contentait de mesurer la concentration en spores dans l'atmosphère.

L'aleph dans son corps de plastique blanc, sans aucune machinerie apparente, leva la tête en signe d'interrogation. Statim fit un geste, ouvrit le panneau de paramétrage de son nanoscope, procéda à quelques vérifications de routine parmi les contrôles transparents étalés dans son champ de vision. Il vérifia que Diel ne pouvait pas les écouter, puis éteignit son second cerveau et vint s'asseoir en face de 9981-Nombres.

« C'est fait, dit-il. Elles ont réussi à rejoindre l'Iruka Hidan. Ce n'était pas gagné d'avance, et je ne sais pas comment elles ont fait, mais elles sont en chemin.

— Tant mieux. Lorsque Mikhail a proposé de contacter von Zögarn, je n'imaginais pas qu'elle aurait une influence aussi positive sur la mission. Vous avez des nouvelles de lui ?

— Mikhail ? Il investigue un phénomène étrange survenu aux bureaux du BPS à Paz. Rien qui concerne notre mission pour le moment.

— Et Diel ?

— Rien de nouveau. Je pense qu'iel ne se doute de rien.

— On ne peut jamais être certain. N'oubliez pas qu'il y a plusieurs Diel. L'extension de ses spores dans les systèmes stellaires sépare sa pensées en entités disjointes qui n'ont pas toutes la même histoire, les mêmes intérêts ni les mêmes objectifs.

— Pour ce qui est de Lanthane, Diel a l'air formel. Iel a encore répété à la Conférence qu'il faut l'empêcher d'atteindre Stella Rems.

— Pourquoi elle ?

— Je n'ai rien pu apprendre de plus. Grâce à ma situation, j'ai pu fouiller dans tous les dossiers qui la concernent, y compris sur Mars. Je n'ai rien appris de nouveau. Sa mère et son père étaient séparés. Elle ne l'a jamais revu depuis son enfance. Sa mère est morte il y a dix ans. Elle faisait un parfait sujet pour l'implantation d'un nanoscope, elle y a plutôt bien résisté, malgré la façon dont les médecins du BPS s'y sont pris.

— Je sais déjà tout cela, Statim-sen.

— Diel, lui, sait quelque chose de plus.

— Et concernant les cartes ?

— Le tirage du tarot kaldarien ? Chou blanc. Les Stratèges sont parvenus à une trentaine d'interprétations possibles. L'occultisme kaldarien n'est pas le fort de la Division.

— Le BPS a de vieux dossiers. Cherchez tous ceux qui ont été écrits par le directeur Marcion, ils sont souvent très informatifs. En tout cas, pour les quelques-uns dont ils nous ont donné des copies.

— Je demanderai à Mikhail. Mais je ne suis pas censé enquêter sur ce sujet. Ma mission, c'est d'appréhender Lanthane. »

Du moins, sa mission officielle. Sa vraie mission, celle que le Stratège des Prévisions lui avait confiée, consistait à la laisser filer. Et à comprendre pourquoi Diel souhaitait, plus que tout, l'empêcher de rejoindre Mjöllnir.

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