24. Perago


Lors de tous nos échanges, le représentant Mid'len s'est montré très évasif.

Sa connaissance du dossier de Lanthane n'est pas surprenante : j'ai déjà établi que la Division 1 la surveillait, donc la Conférence s'intéresse à elle, sans doute parce qu'elle est l'une des rares chez nous à posséder un nanoscope.

Elle reste la mieux placée pour cette mission.

Mais j'ai l'impression que ce n'est pas moi qui suis en train de l'envoyer là-bas. Ce n'est pas le BPS, mais les Remsiens eux-mêmes, à demi-mot, à couvert de la Conférence et de la Division.

Mémorandum personnel de Mikhail


Lauren von Zögarn, alchimiste à la retraite, se leva de sa chaise et attrapa un vieux grimoire sur une étagère brinquebalante, qui trembla dangereusement. La gravité réduite de la planète rouge devait être excellente pour ses vieux os, raison de plus d'être venue y cultiver son jardin.

Elle souffla sur le livre pour en écarter la poussière.

« Tu te souviens de ce livre, Éléana ?

— Ah, hum, oui ? »

La jeune génération avala précipitamment le dernier gâteau et se composa un visage d'ange, certaine que tant que le bégonia ne la trahissait pas, personne ne la soupçonnerait.

« Histoire de la grande guerre et du rôle mineur que j'y ai joué, par Adrian von Zögarn, notre ancêtre.

— En voilà un qui savait faire des titres » commenta Éléana.

Lanthane approcha son tabouret et Éléana tendit le cou. Lauren manipulait cet ouvrage avec précaution. Derrière sa reliure de cuir se cachaient des cahiers de papiers vieux de trois siècles, écrits de la main même du grand maître.

« De quelle grande guerre parle-t-il ?

— En ce qui correspond à l'an 2003 pour la planète Terre, une guerre a secoué l'Omnimonde. C'est au cours de cette guerre qu'est mort le dieu-sage Kaldor, ainsi que l'un des tous derniers Dragons.

— Le Bureau Panterrien de Sécurité n'existait pas en 2003, il me semble.

— Il existait un Bureau Transnational de Sécurité, un embryon du futur BPS, dirigé par un certain Jim Denrey. C'est ce que disent les notes d'Adrian. Mais la Terre n'a pas participé à la guerre. Toujours est-il qu'elle s'est terminée dans le système Perago. Si vous allez là-bas, vous trouverez les vestiges de deux étoiles anéanties par un dieu glouton, ainsi peut-être que quelques débris abandonnés par une Armada à faire pâlir toute la flotte de la Division 1. »

Lauren continua de tourner les pages avec précaution. Les récits du journal d'Adrian, rarement datés, alternaient avec des dessins de moutons, des poèmes, des pensées sur sa quête de la tourte au fromage ultime, des réflexions sur la meilleure manière de cuire les choux, des plans de vaisseaux originaux et de téléporteurs jamais construits. Comme De Vinci, les passions d'Adrian s'étendaient à tout le champ de la connaissance almaine, et il avait tout inventé avant tout le monde.

« Admettons, reprit Lanthane en posant sa tasse à thé. À supposer que Stella Perago soit accessible, le système a certainement été déjà exploré par la Conférence, par la Division 1. Pourquoi ce branle-bas de combat maintenant ? Qu'a-t-il bien pu se passer là-bas ?

— J'ai une hypothèse excellente à vous soumettre, Lanthane-sen, pour peu que j'arrive à la bonne page... ah, voilà. Regardez. »

Adrian avait dessiné au stylo un vaisseau splendide, en forme d'aiguille. Ses quelques annotations suggéraient qu'il mesurait entre un et deux kilomètres de long, soit un peu moins qu'un transporteur Nautileo. Lanthane connaissait à peu près tous les modèles en exercice dans l'espace de la Conférence, et il n'en faisait pas partie. Néanmoins, cette forme lui rappela quelque chose, comme si elle avait déjà croisé, quelque part, un dessin fait sous un autre angle.

« La bataille de Perago était perdue d'avance. La guerre elle-même était fort mal engagée. Mais Kaldor avait un plan.

— Vous avez dit que Kaldor était mort pendant cette guerre.

— Cela n'empêcha pas son plan de suivre son cours. Au moment de la bataille de Perago, ce vaisseau, qui se nommait Mjöllnir, a attiré l'adversaire invincible jusqu'à un puits sans fond dont personne, pas même un dieu dévoreur de soleils, ne pouvait sortir.

— Sagittarius A*, comprit Éléana.

— Un pont d'Arcs se trouve dans le système Perago, qui mène aux abords de Sagittarius. C'était un plan risqué pour Mjöllnir, qui impliquait de se plonger dans le disque d'accrétion du trou noir, afin de pousser le fléau par-dessus bord, en quelque sorte. »

Lauren se mit en quête d'une autre page.

« La relativité générale est implacable, ajouta-t-elle. En approchant d'un trou noir, votre temps propre accélère par rapport au reste de l'univers. Il est probable que l'affrontement aux portes de l'enfer n'ait duré que quelques minutes pour eux. Mais pour nous...

— Trois cent quatre-vingt quatre ans, conclut Éléana.

— Exact, ma petite. Si tout le monde s'agite à Stella Perago, c'est que Mjöllnir est en train d'en ressortir, ou qu'il l'a déjà fait. Jusqu'ici, tous les vestiges découverts dans l'espace de la Conférence employaient des technologies dispendieuses et obsolètes. Mais songez un peu : Mjöllnir est sorti intact d'un plongeon dans le disque d'accrétion d'un trou noir galactique. Face à ça, traverser une étoile de part en part, c'est un bain à bulles.

— La Division 1 est donc en train de constituer un blocus, afin d'empêcher les planètes-membres de la Conférence d'accéder à ses technologies de manière unilatérale. Ou pire encore : une flotte de défense, s'il se révèle agressif. Qui pilote ce vaisseau ?

— C'est une excellente question. D'après les notes d'Adrian, le vaisseau avait pour pilote une esclave sans nom de la planète Lazarus. Mais on trouve aussi mention de Mjöllnir dans son roman Histoire fantastique des voyages du capitaine Barfol, dont je dois avoir le dernier exemplaire quelque part. Dans ce livre, il lui a donné pour pilote une certaine Aléane. Mais Aléane est aussi le nom d'une personne qu'il a rencontrée au cours de ses voyages, donc je pense que c'est une invention. Je voulais juste voir... ah, le voici. »

Elle leur montra un autre dessin au stylo en pleine page, cette fois un homme portant une tenue noire ou sombre, une capeline déchirée, des bottes usées. Adrian avait essayé de dessiner un visage en-dessous de ses cheveux courts, mais vite effacé le résultat.

« Qui est-ce ?

— Un certain Christophe.

— Voilà qui n'est pas très précis.

— Un seul Christophe se trouvait à la bataille de Perago, souligna Lauren, et un seul Christophe est monté avec Mjöllnir jusqu'aux portes de Sagittarius. Si quelqu'un se trouve aux commandes de ce vaisseau, c'est peut-être lui.

— Peut-on traiter avec cet homme ?

— Ce n'est pas un homme. Pas selon Adrian. Une sorte d'être spirituel. Un demi-dieu, si vous voulez.

— Si le vaisseau le plus puissant de l'Omnimonde, piloté par un dieu, réapparaît tout à coup... je comprends que Diel et la Division 1 montrent des signes d'inquiétude, mais je trouve tout cela encore un peu disproportionné. Rien ne prouve que Mjöllnir représente une menace pour la Conférence. Ce que dit votre Adrian suggère même le contraire, puisqu'il aurait lutté dans le camp de Kaldor.

— C'était il y a trois siècles. L'Omnimonde a bien changé depuis. »

Lanthane émit un soupir fatigué.

« Nous verrons bien. Tout ceci n'est plus de notre ressort. Je vous remercie pour le thé, Lauren-sen, mais les forces de sécurité vont peut-être débarquer d'une minute à l'autre, et il vaut mieux que nous sortions toutes les deux pour nous rendre.

— Il nous manque quelque chose, intervint Éléana. Quel rapport avec le tirage des cartes ? Pourquoi est-ce que Diel panique, au moins de faire trembler la Division 1 ?

— Ça, ma petite, si quelqu'un le sait, ce sont les Remsiens. Dans la Conférence des Planètes, Stella Rems a toujours défendu l'indépendance vis-à-vis de Diel. Et leur planète a participé à la grande guerre. Nul doute qu'ils connaissent les tenants et les aboutissants de cette histoire.

— Comme vous dites, Lauren-sen. Mais notre seul moyen de transport vers Rems est parti sans nous. Nous n'avons plus qu'à nous laisser passer les menottes.

— À moins... »

La vieille femme reposa le livre, mais ouvrit une petite vitrine dans laquelle étaient exposés plusieurs pierres semi-précieuses ainsi qu'un mécanisme d'horlogerie formant un cube de dix centimètres de côté.

« Je suppose que tu es venue ici pour ça ? demanda-t-elle à Éléana en posant le cube sur la table basse, entre la théière et les tasses vides.

— Je suis surtout venue pour les gâteaux, protesta l'alchimiste, mais il est possible que l'idée m'ait traversé l'esprit.

— Qu'est-ce que c'est ? »

Lanthane approcha le nez de la machine. La finesse des engrenages était surprenante et, à y regarder de près, certains d'entre eux étaient en mouvement. Et tous les ressorts, les aiguilles, les roues dentées tenaient leur énergie d'une source cachée, une vibration régulière provenant du cœur de la machine, comme un quartz d'horlogerie.

« Ceci, Lanthane-sen, est l'unique exemplaire du concentrateur portatif miniaturisé. Je m'en servais couramment pour faire les allers-retours entre la Terre et Daln, sans conteste la plus belle planète de l'Omnimonde et qui, malheureusement, est inaccessible au moyen des ponts d'Arcs stellaires.

— Cet engin est capable de former un pont d'Arcs, ajouta Éléana. Si tant est qu'il veuille bien fonctionner. Il est un peu capricieux.

— Il est surtout quasiment éteint. Le cristal concentrateur n'en a plus que pour trois ou quatre voyages. Je ne m'en servirai plus jamais et je me suis toujours dit qu'il faudrait te le donner un jour ou l'autre, Éléana, alors tiens, le voilà. En revanche, je garde ma recette de gâteaux, pour m'assurer que tu reviennes me voir.

— Bien sûr que je reviendrai te voir, mamie.

— Il y a de l'espace derrière la maison. Il vaut mieux se téléporter en plein air, ça risque moins.

— Tu ne me montre pas comment ça fonctionne ?

— Personne n'a jamais compris comment ça fonctionnait. Je l'ai copié sur les plans d'Adrian, qui l'a copié sur les plans du grand alchimiste Bombastus. À ton tour de copier.

— Merci, mamie. Je te ramènerai des coquillages de Rems.

— Toi, n'oublie pas ton bégonia. Allez, du vent, les espionnes. Je suivrai vos aventures sur le Starnet. »

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