17. Constellation 5


On rapporte qu'Adrian von Zögarn fut le premier homme à envoyer un mouton dans l'espace, ainsi qu'une yaourtière en état de marche. Malheureusement, ni l'un, ni l'autre n'ont pu être retrouvés.

Éléana von Zögarn, La véritable histoire de l'alchimie


Ils firent le tour de la zone d'habitation mobile pour rejoindre un accès au tube central, où les attendait leur navette. De nombreux robots de maintenance endormis étaient accrochés aux murs, attendant des ordres qui ne viendraient jamais.

Avant d'avoir pu poser la question, Lanthane lut le nom de la station sur les cartes gravées dans les murs de métal. Constellation 5. Son exploitation avait pris fin deux années auparavant ; seule l'inertie faisait encore tourner la station sur son axe. Depuis lors, différentes instances de la Terre se renvoyaient la responsabilité de son démantèlement. Toutes les mises sur orbite passaient désormais par l'ascenseur spatial installé au Point d'Ancrage Équatorial ; les stations Constellation, qui avaient accueilli quantité d'okranes lors de la grande migration vers Mars, étaient mises à l'arrêt au profit de la station-mère du PAE.

« Vous nous avez attendu ici combien de temps ? » demanda Lanthane à 9981-nombres, alors qu'ils grimpaient le long d'un rayon de la roue.

La force d'inertie d'entraînement les tirait vers l'extérieur de la roue, donc vers le bas de l'échelle, mais comme elle dépendait linéairement de la distance à l'axe, elle diminuait à mesure de leur montée. Lorsque le sas du tube central se fit tangible, la montée ne leur demandait plus aucun effort. Cette variation de poids était une sensation aussi étrange que celle d'un alpiniste face à qui la montagne abrupte aurait rendu les armes, et se serait penchée pour faciliter son avancée.

« Je n'ai pas eu besoin de vous attendre. Je pensais vous retrouver sur Mars, mais j'ai été prévenu par Mikhail-sen. Je suis passé par le Réseau Aleph et j'ai investi le corps que vous voyez.

— Vous avez pris le contrôle de la station ?

— Ce n'était pas bien difficile. Aucune barrière logicielle n'était conçue pour résister à l'intrusion d'un aleph. »

Elles avaient revêtu une combinaison spatiale en nanofibres de carbone, dont tout le système d'énergie, d'atmosphère et de propulsion tenait dans une plaque de quelques kilogrammes fixée dans leur dos. Le casque n'était qu'une bulle transparente qui se gonflait toute seule sous l'effet de la pression interne. 9981-nombres portait un harnais plus simple encore, à même sa peau de plastique.

« Qu'est-il arrivé à votre vaisseau familial ? ajouta l'agente du BPS alors que leur guide aleph s'acharnait contre le verrouillage manuel de l'écoutille.

— Hélas, un grand malheur. Il a pris feu à l'atterrissage. Mais le bégonia a survécu. Je l'ai installé dans la navette. S'il y a bien une plante capable de nous accompagner jusque sur Mars, ce sera lui. »

9981 fit un geste pour leur indiquer de mettre leur système d'atmosphère en route. Ol parvint à ouvrir la porte du sas, qui les admit dans l'environnement austère du tube central. Des canalisations et des câbles électriques couraient sur toute sa longueur sans aucune considération d'esthétisme. Beaucoup de panneaux de contrôle affichaient encore leurs écrans de veille, tel un chien qui attend son maître sur le pas de la porte d'entrée. Ils flottaient entre des sas de maintenance et des robots éteints, des araignées robustes aux bras bardés d'outils de soudure et de colmatage, chargées des petits travaux de réparation sur la coque. Les lignes rouges des tubes d'éclairage les encerclaient comme les barreaux d'une prison.

« Aucune de vous deux n'est connectée au Starnet ? demanda 9981.

— Je peux rallumer mon nanoscope.

— N'y touchez pas. La Division 1 a ses influences jusque dans le Réseau Aleph, et ils pourraient très bien se servir de votre nanoscope pour pirater votre cerveau. N'oubliez pas qu'ils ont pratiquement inventé les technologies d'augmentation nanorobotique, et que les nanoscopes fournis au BIS sont de leur conception.

— Je l'ignorais, avoua Lanthane.

— Je suppose que vous ne savez même pas pourquoi vous êtes là.

— Je n'aime pas votre ton condescendant, protesta Éléana. On a dû traîner nos sacs de protéine jusqu'ici pour vos beaux yeux, qui sont, je me dois de vous le dire, un peu plus moches que prévu, alors que tout ce que vous avez eu besoin de faire, c'était de transiter par le Réseau Aleph et de pirater la station. »

9981-Nombres tourna vers elle son visage inexpressif, selon un angle impossible pour une tête humaine, mais que son corps robotique lui permettait, de même qu'il pouvait plier les coudes et les genoux à l'envers.

« Vous n'avez pas idée des efforts que j'ai dû déployer, avec mon unité de la Cellule, pour m'introduire discrètement dans le Réseau Aleph sans être pisté par les agents de la Division 1. Leur fébrilité est à la mesure de ce qu'ils essaient de nous cacher.

— Nous deux, insista Éléana en prenant l'agente à témoin, on a failli se faire rôtir à coups de thermo-cinétiques. Jamais mes sourcils n'ont été en si grand péril.

— Et j'ai failli être désintégré par un chasseur de virus particulièrement coriace. Nous sommes quittes. »

Passé un autre sas, ils entrèrent dans une navette des débuts de l'ère spatiale. Contrairement aux vaisseaux de transfert orbital, plus robustes, plus lourds et disposant d'une autonomie légère, il s'agissait d'une navette de liaison capable d'aller de l'orbite terrestre aux stations lunaires. En insistant un peu, ils pourraient rejoindre le disque tricolore de Mars, paysage impressionniste où le rouge, le bleu et le vert s'affrontaient sans merci depuis trois siècles.

Il n'y avait qu'une seule place de pilote, que prit 9981-nombres. En attachant les sangles de son siège, Lanthane s'autorisa à souffler. Elle se sentait plus en sécurité entre les mains de l'aleph que celles de l'alchimiste, bien que ses sourcils pussent inspirer une étrange confiance – jamais les dieux, quels qu'ils soient, n'auraient pu confier de tels sourcils à une personne malintentionnée.

Durant la manœuvre de décrochage, Lanthane observa l'anneau en rotation de Constellation 5. Ils étaient dans l'ombre de la Terre et la forme grisâtre de la station était difficile à discerner. Le ridicule de cette petite boîte de métal, face à l'immensité du disque terrestre, lui apparut nettement. Mais la Terre, malgré son gigantisme, était un vieux rocher inerte, et tout son potentiel se cachait dans les moisissures verdâtres qui rampaient dans les fissures de son sol, les levures qui nageaient dans ses océans, les moucherons qui volaient dans son atmosphère. Tout se trouvait là.

« Eh, Lanthane-sen, revenez parmi nous. On sait que c'est beau. Mais vous l'avez déjà vu, n'est-ce pas ?

— Une seule fois, je crois. Sur les vols commerciaux, même lors du transfert orbital, ils proposent des somnifères. »

Éléana arqua le cou pour regarder les écrans de contrôle. Guère plus avancée techniquement que l'Escargot de Bourgogne regretté, la navette ne permettait pas qu'un esprit aleph comme 9981 s'y connecte, ce qui l'obligeait à la piloter manuellement.

« Nous sommes poursuivis, remarqua-t-elle.

— Oui, la Division 1 vous a suivies à la trace jusqu'à Constellation 5, et ils ont dépêché leur frégate de patrouille du système Sol, le Kzran. Il se trouvait à un point de Lagrange du système Terre-Lune. Connaissant sa vitesse intrasystème maximale, j'ai calculé qu'il ne pourrait pas nous atteindre avant notre prochaine étape.

— Mars ? tenta Lanthane.

— L'orbite martienne est infranchissable. Notre mission n'ayant aucune base officielle, nous sommes des agents en fuite, et ils nous verront venir de loin. La CVU sera forcée de nous mettre tous ses drones de surveillance sur le dos.

— Où allons-nous, alors ?

— Le transporteur de classe Nautileo Iruka Hidan. Son chargement vient de se terminer ; il va bientôt quitter l'orbite martienne. Le capitaine est un okrane martien allié de la CVU, même s'il n'appartient pas officiellement à nos rangs. Nous sommes déjà inscrits sur le registre des passagers sous de fausses identités. La Division ne sera pas dupe, mais selon les lois de la navigation spatiale dans la Conférence, le capitaine est l'autorité suprême sur son vaisseau. Tant qu'il refuse leur intervention, ils ne pourront pas nous sortir de l'Iruka Hidan. Nous serons tranquilles jusqu'à Stella Rems.

— Rems ? C'est notre destination ?

— Dans un premier temps, oui. Je suppose que vous ignorez l'objectif de notre mission. Mikhail-sen aurait pu vous le dire ; de toute façon, la Division 1 a fini par tout savoir.

— Je peux le raconter ? s'exclama Éléana. J'adore raconter des histoires. »

9981 ne tint pas compte de sa demande, ce qui la plongea dans la perplexité, puis la bouderie.

« Il y a un mois environ, expliqua l'aleph, nous avons remarqué la disparition d'une des frégates de la Division 1. L'Ophelia était le fleuron de leur flotte ; il était censé se trouver dans le blocus du système Alcyon, mais un des observateurs diplomatiques passé par là nous confirma le contraire. La Division 1 nous trouva une excuse, selon laquelle l'Ophelia avait été envoyé en maintenance plus tôt que prévu, d'où la contradiction de son plan de vol. Par la suite, nous avons noté qu'un de leurs vieux croiseurs, l'Adam, n'avait jamais été démonté comme prévu par les chantiers de Rems. Nos espions sur la planète découvrirent qu'il y avait été, au contraire, remis à neuf, avant de disparaître à son tour. En fouillant dans les données publiques de la Division 1, nous avons relevé d'autres disparitions suspectes. Quant à leur personnel, il est invisible, mais nous sommes arrivés à la conclusion qu'au moins quatre mille d'entre eux manquaient au décompte. Cela représente au moins une vingtaine de vaisseaux armés pour le combat, soit autant que le blocus d'Alcyon lors des plus fortes périodes de tension. Le tout dans le plus grand secret. »

Tout en parlant, l'aleph contrôlait la navette d'une main qui paraissait distraite, mais pianotait sur les contrôles avec une précision redoutable.

« Nous savons que ces vaisseaux ont disparu dans le système Rems. Nous estimons qu'ils sont passés par le pont d'Arcs Rems-Perago.

— Perago, ce n'est pas dans la Conférence.

— Non, c'est un système frontalier inhabité. Il n'a jamais été cartographié et seule la Division 1 s'y est rendue ; le pont d'Arcs était réputé instable et infranchissable.

Quoi qu'il se passe dans le système Perago, la Division 1 nous le cache délibérément. Leur Stratèges ont donc estimé que la vérité serait trop difficile à entendre pour le reste de la Conférence des Planètes. C'est une conclusion que le Conseil de l'Union récuse, ainsi que la direction générale du Bureau. Nos espions sur Rems ont été arrêtés. Le Réseau fait l'objet d'un filtrage intimidant qui s'apparente à un blocus. Le seul moyen d'en savoir plus, c'est de nous rendre sur place.

— Et vous, Éléana ?

— Oui, c'est moi.

— Quel est votre rôle ? Vous n'êtes ni du BPS, ni de la CVU.

— Oui, je suis une authentique alchimiste en cavale.

— Pourquoi la Division 1 vous court-elle après ?

— C'est sans doute à cause de mes sourcils. Le monde n'est pas prêt pour de tels sourcils, ce que je peux comprendre. Mais il est trop tard pour reculer. J'irai jusqu'au bout, sans sourciller.

— Vous avez peut-être une hypothèse moins audacieuse.

— Ah, oui. C'est sans doute parce que je sais ce qu'ils cachent à Stella Perago, et qu'ils ne veulent pas que vous le sachiez.

— Et pourquoi vous n'avez rien dit ?

— Parce que j'ai tout oublié. C'est une histoire compliquée. Mais aucune histoire n'est assez compliquée pour mon talent de conteuse d'histoires... »

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