16. La conscience des Nombres


Qui a inventé les consciences artificielles que nous connaissons aujourd'hui sous le nom d'alephs ? Selon les encyclopédies, un informaticien du nom de Nazar Kirdan. Mais il est probable qu'il ait été influencé par Diel. Ce qui est certain, et fondamental, c'est que les alephs sont des almains, guère plus différents que ne le sont les okranes des humains. Ce fut sans doute une chance pour leur intégration parmi nous, malgré l'histoire chaotique de leurs débuts sur Terre.

Mémorandum personnel de Mikhail


« Elle ne s'est toujours pas réveillée. On ne peut pas lui injecter une dose d'adrénaline ?

— Hors de question, rétorqua Éléana. C'est une augmaine. Son nanoscope a le contrôle sur une partie de son métabolisme, et il inactive tous les psychotropes qui passent. Tout ce qu'on peut faire, c'est un seau d'eau et une paire de baffes. »

Avant même que Lanthane ouvrît les yeux, une odeur de brûlé agressa ses narines. Elle était allongée sur un matelas synthétique. Elle reconnut une cabine d'habitation sommaire, dont les murs métalliques suggéraient une station des débuts de l'ère spatiale. La porte était entrouverte. L'alchimiste discutait à voix basse avec un homme à la voix légère. Malgré ses intonations naturelles, elle reconnut les modulations vocales d'un aleph.

En se mettant debout, ses chaussures laissèrent des traces dans la poussière qui recouvrait l'habitacle. C'était une zone de vie désaffectée, dont l'atmosphère sentait le renfermé. Elle constata que les manches de sa chemise portaient des traces de suie, et que des gouttes de plastique fondu avaient fusionné avec les fibres de son pantalon.

« Sinon, il faut l'abandonner ici. La frégate sera là dans deux heures au maximum. Elle ne risque rien.

— Vous préférez qu'elle tombe entre les sales pattes de la Division 1 ?

— La Division n'est pas une bande de brigands, et Lanthane-sen est protégée par le BPS. Ils la renverront sur Terre pour que l'affaire s'éteigne.

— Oui, eh bien, moi je dis...

— Je suis là » les informa Lanthane.

Elle s'appuya sur le mur pour ne pas tomber. La gravité artificielle de la station lui donnait la nausée, qui s'ajoutait au vertige du réveil. Pour avoir connu des vaisseaux plus avancés, qui disposaient de leurs propres générateurs de pesanteur, elle reconnaissait l'approximation obtenue à l'aide d'un anneau en rotation. La force d'inertie d'entraînement maintenait ses pieds attachés au sol, mais la force d'inertie de Coriolis la poussait sur le côté quand elle essayait de se déplacer.

« Vous êtes donc Éléana von Zögarn...

— C'est moi » dit l'alchimiste.

Elle avait retiré son masque et ses lunettes, qui avaient laissé des marques rouges sur son visage. Éléana von Zögarn était une femme d'une trentaine d'années, au sourire imperturbable...

« Vous êtes en train de regarder mes sourcils » remarqua-t-elle.

À ce moment, ce fut comme si les sourcils d'Éléana, que Lanthane n'avait pas remarqués jusque-là, étaient descendus du ciel sur un Pégase immaculé et s'étaient gracieusement posés au-dessus de ses yeux grenat. Désormais, chaque fois que son regard se poserait sur ce visage, elle serait irrémédiablement attirée par les sourcils, à la fois choquée et fascinée par leur présence grandiose et inquiétante.

« Vous vous demandez sans doute ce qui est arrivé à mes sourcils.

— Ça ne peut pas attendre ? » pointa l'aleph.

Il constata que Lanthane tenait à peine debout et qu'il lui faudrait une minute au moins pour se remettre à marcher.

« C'est une longue histoire. Quand j'ai eu trente ans, j'ai décidé de me faire pousser la moustache. À cet effet, j'ai retrouvé la formule de l'élixir avec lequel le grand alchimiste Adrian von Zögarn, mon glorieux ancêtre, en tout cas selon mamie Lauren, obtint une moustache qui changea la face de l'univers. Malheureusement, l'élixir n'a pas marché, ou plutôt à moitié. Je me suis retrouvée avec de beaux sourcils. »

Lanthane n'osa pas lui demander si le rouge vif de ses cheveux, identique à celui des sourcils en question, avait été aussi obtenu à la suite de telles expériences. Tout en parlant, Éléana n'était pas avare de grands gestes des bras, ni de plissements du front, de froncement des narines, de sourires, tous accompagnés de tressautements de sourcils, qui se levaient et redescendaient comme un store automatique durant la saison des orages. On aurait dit une forme de vie parasitaire dont Éléana ne serait que l'hôte, et qui parlait et réfléchissait à sa place. Ce qui, compte tenu du personnage, n'était pas une hypothèse à écarter.

« Je me suis demandé si le grand Adrian von Zögarn s'était trompé, mais après avoir longtemps cherché la vraie formule, je crois qu'il n'y en avait pas d'autre. Adrian voulait me montrer quelque chose. Et j'ai pris conscience que le sourcil était une chance, une opportunité, qu'il était un progrès que jamais la moustache n'aurait pu atteindre. Car la moustache est snob ; le sourcil est généreux. La moustache est superflue ; le sourcil est fonctionnel. La moustache est élitiste ; le sourcil est démocratique – tout le monde a des sourcils ! Méditez bien ces paroles, car vous ne verrez plus jamais les sourcils de la même façon. La moustache, Lanthane-sen, est le passé de l'almanité. Le sourcil est notre avenir. Nous devons l'apprendre, le cultiver, le transformer, et nous obtiendrons alors le meilleur de nous-mêmes.

— Et vous, lança Lanthane à l'aleph, en essayant de faire comme si elle n'avait pas entendu, vous devez être 9981-Nombres ?

— C'est exact » formula-t-ol d'une voix atone, comme si son module vocal ne lui permettait pas la moindre expression.

On trouvait fort peu d'alephs sur Terre. Ces consciences artificielles étaient nées sur la vieille planète bleue à peu près en même temps que les okranes, mais en avaient été longtemps bannis à cause de l'interdiction des nanotechnologies à la fin du XXIe siècle. Le BPS en employait quelques-uns, qui pour se fondre dans la masse almaine, étaient incarnés dans des corps humanoïdes pourvus d'une peau en silicone méconnaissable. On trouvait aussi des drones, des octopodes et des dirigeables, dont les corps mécaniques gigantesques cachaient des intelligences taciturnes, occupées à leurs tâches de titans dans l'indifférence du monde. Lanthane avait visité un jour le chantier de construction d'un pont entre deux îles. Dix octopodes, dont les corps d'insecte se balançaient au bout de pattes de cinquante mètres de haut, se promenaient avec la lenteur qui sied à des machines de cette taille. Ils ressemblaient à des jardiniers amateurs repiquant leurs salades avec application. Les vagues se heurtaient à leurs crochets préhensiles tandis qu'ils coulaient le métal fondu à l'air libre.

9981-Nombres avait une forme humanoïde faite de plastique souple, derrière lequel transparaissaient les câbles de ses servomoteurs et les boîtes de ses processeurs. Ayant toujours vécu sur Mars, ol n'avait pas besoin de se prétendre humain.

« C'est un nom étrange, 9981-Nombres. »

Son visage n'avait presque pas de nez et ses yeux étaient deux billes noires, dont les câbles de connexion apparaissaient derrière ses tempes par transparence, qui couraient jusqu'au processeur logé dans sa boîte crânienne. Plus encore que les okranes, les alephs n'avaient pas peur de s'éloigner des codes et des dogmes de l'espèce humaine, de repousser les frontières de l'almanité. Lanthane admirait cette assurance et cette liberté érigée au rang de valeur, qui les poussait à rechercher de nouvelles manières d'exister.

Il ne pouvait pas en être autrement d'une espèce constituée en majeure partie d'intelligences désincarnées flottant sur l'architecture du Réseau Aleph, qui s'étendait de l'orbite terrestre jusqu'aux villes d'améthyste de la lointaine Raven.

« Pourquoi ? Vous n'avez jamais rencontré un aleph de la famille des Nombres ?

— Si, mais je n'ai jamais eu l'occasion de faire la remarque. Pourquoi vous nommez-vous ainsi ?

— Pourquoi vous nommez-vous Lanthane ?

— C'est un abrégé du nom que m'a donné ma mère. Je me nomme Alanthanea Rogaya Zaralen Tel'Andromeda.

— C'est intéressant. J'ai consulté votre état civil terrien sur le Starnet, et il ne mentionne que votre premier nom. Par ailleurs, le nom-totem est une coutume des okranes martiens. À moins que les terriens se trouvent malins en recommandant leur fille à la galaxie d'Andromède ?

— Je suis martienne de naissance. Mais je suis venue avec ma mère quand j'avais trois ans.

— Encore plus intéressant. Ce n'est pas ce que dit votre dossier.

— Le Bureau fait ce qu'il veut avec les dossiers. »

9981 fit un geste d'apaisement.

« Je n'ai pas besoin d'en savoir plus sur vous. J'aurais peur d'apprendre des secrets interdits ; nous formons déjà le trio le plus recherché par la Division 1. Je suis 9981-A456DCF973FFE de la famille des Nombres. Mon nom d'usage est 9981. Je suis né en 2759 sur le Réseau aleph, par hybridation de deux alephs appariés, Sagittaire-Astres et 6555-Nombres. Parmi mes deux précurseurs, 6555-Nombres a perdu deux processus-clés lors de ce transfert de conscience et n'a jamais pu être réanimé. C'est pourquoi j'ai pris un nom de la famille des Nombres. Le Réseau aleph a été ma seule demeure durant cinquante années. J'étais ingénieur en structures dans un bureau d'études virtuel, je concevais des modèles de vaisseaux intersystème qui n'ont jamais vu le jour.

— Qu'est-ce qui vous a poussé à vous incarner dans un corps ?

— Qu'est-ce qui a poussé votre mère à venir sur Terre ? »

Les yeux opaques de l'aleph avaient peut-être déjà entièrement sondé son âme, retracé toute l'histoire de sa vie, et ses questions n'étaient peut-être pas le résultat d'une simple curiosité passagère, mais bien le moyen de vérifier que la réalité se conformait à ses prédictions.

« Comment est le monde physique, par rapport au Réseau aleph ?

— C'est difficile à décrire. Votre nanoscope vous permettrait de faire des incursions dans le Réseau aleph, vous pourriez comprendre de visu.

— Si c'est pour me donner une grosse migraine, je m'en passerai.

— Toute chose a une âme. Toute chose est une nécessité. Toute chose existe parce qu'elle a un but. C'est le contraire de cet univers, dans lequel l'existence précède l'essence, et où chaque chose doit trouver a posteriori le but qui l'aura justifiée. »

Les sourcils d'Éléana interrompirent leur discussion.

« Je n'ai rien contre la philosophie, expliqua l'alchimiste, mais il y a cinq minutes, 9981 me disait qu'on était pressés. Une frégate de la Division 1 va s'injecter sur l'orbite géostationnaire dans une heure, exprès pour venir nous sortir de cette station. Il faut qu'on y aille. »

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