14. Les drones
« Où vas-tu ? Dit l'homme. – Je marche sur la voie, dit le sage. – Puis-je t'accompagner ? – Si tu le souhaites, tu es le bienvenu. – Mais la voie est étroite, dit l'homme, et je crois bien qu'il n'y a de place que pour toi. – Dans ce cas, chemine dans mes pas. – Mais alors, je ne verrai que tes épaules, et je devrai te faire confiance. – Si tu ne peux pas me faire confiance, comment pourrais-tu faire confiance à la voie ? »
Livre des Sages
« Au fait, je ne vous ai pas présenté le vaisseau, Lanthane-sen » remarqua Éléana.
Elle écrasa son poing sur ce qui ressemblait à un oscilloscope à écran cathodique, qui affichait des figures aléatoires faites de petits points de lumière verdâtre sur fond gris. Les points se mirent en ordre, comme un banc de poissons qui décide enfin de la direction à adopter, ce qui lui arracha un soupir de satisfaction.
Je ne sais pas si j'ai envie d'en savoir plus, se dit Lanthane.
Le nanoscope aurait peut-être eu une remarque à ce sujet, mais elle l'avait mis en veille pour ne pas surcharger ses synapses. Le rallumer la démangeait déjà.
« C'est le vaisseau de famille des von Zögarn. Mamie Lauren s'en servait pour nous emmener pêcher dans les lacs sibériens. Il se nomme l'Escargot de Bourgogne, en hommage à l'un des plus extraordinaires invertébrés qui ait jamais foulé le sol de cette belle planète, et qui, hélas, a disparu. On faisait aussi des pique-nique sur Phobos avant que le Bureau de contrôle aérien nous interdise de voler sous prétexte de vétusté.
— Je commence à comprendre.
— Moi, je n'ai jamais compris. Il est très bien, ce vaisseau. Est-ce que vous pouvez me passer le rouleau d'adhésif qui traîne derrière ? Juste à côté du bégonia. »
Lanthane se risqua à un regard vers la banquette arrière. En d'autres temps, le vaisseau avait eu quatre places ; deux d'entre elles étaient désormais occupées par un raton-laveur empaillé, une yaourtière hors d'usage, plusieurs plantes en pot étonnamment résistantes, un bocal en plexiglas où flottait une sorte de méduse, ainsi qu'un carton rempli de pièces d'horlogerie métalliques et de petits cristaux rougeâtres.
« C'est ça, merci. »
Tenant la manette d'une main, Éléana enfonça un bouton du coude et le fixa à l'aide d'un morceau de ruban.
« C'est pour l'air conditionné. Si ça marche, on pourrait même retirer nos casques.
— Est-ce que nous sommes suivies ? »
L'Escargot de Bourgogne traversait la couche nuageuse. Une brume épaisse se découpait sur l'arête de son nez, dont les traînes déchirées s'accrochaient à ses ailes, et flottaient dans l'obscurité comme les draps d'un fantôme. Après quelques secondes d'inconnu, les constellations apparurent ; un arc de Lune régnait sur leur domaine céleste, qui semblait se pencher dans leur direction.
« D'après le radar, quatre drones. C'est sans compter les drones de haute atmosphère qui pourraient encore nous tomber dessus. Je considère que tant que nous ne serons pas arrivées à Constellation 5, nous ne serons pas tranquilles.
— Les drones stratosphériques ? Ils ne servent qu'à faire des relevés météorologiques.
— Oui, et en visant bien, on peut tuer quelqu'un avec un relevé météorologique. »
Lanthane regarda au travers du cockpit ; grâce au système de dégivrage, on y voyait encore assez bien. Les drones à réaction qui les avaient prises en chasse étaient des patrouilleurs internationaux. Le clair de lune fit clignoter leur blindage métallique ; elle compta quatre reflets.
« Est-ce que le bégonia est bien accroché ? s'inquiéta Éléana.
— Pardon ?
— Est-ce que je lui ai mis sa ceinture en partant ?
— Mettez la vôtre, pour commencer. Est-ce que ce vaisseau a des systèmes d'armement ?
— Vous voulez rire ? C'est un vaisseau familial. On s'en servait pour faire les courses ! Tout ce que j'ai qui se rapproche le plus d'une arme, c'est une pomme. Mamie Lauren disait qu'on pouvait chasser les médecins avec. Il suffit de lancer assez fort.
— Vous n'avez rien dans la boîte à gants ? demanda l'agente du Bureau en tendant la main au-dessus d'elle, cherchant un quelconque compartiment secret.
— Eh bien si, des gants. Quelle question. Oh, ils nous envoient des messages ! Personne ne s'est jamais autant intéressé à moi. »
Éléana alluma la radio de bord et régla la fréquence de réception à la main.
... est un message du Bureau de contrôle aérien, mandaté par la police de Paz. Vous ne disposez pas d'autorisation de vol. Veuillez suivre la trajectoire qui vous est actuellement communiquée afin de vous poser sur l'astroport de Paz. Tout refus d'obtempérer constitue une infraction de catégorie 1 du code international des transports. Si vous êtes dans l'incapacité de suivre cette trajectoire, veuillez prendre contact...
« Ce sont des drones autonomes, indiqua Lanthane, mais la police de Paz a dû prendre le contrôle. Ils nous en veulent vraiment. Est-ce que vous savez qui se cache derrière tout ça ? »
Éléana fit de grands yeux étonnés. Elle allait répondre, mais au même moment, un des drones effectua un tir de sommation. À quelques mètres à peine de la vitre, un rayon thermo-cinétique traversa la nuit comme une étoile égarée, qui s'étira en un filament de lumière orangée.
« Ne vous inquiétez pas, j'ai la situation sous contrôle, avança l'alchimiste. Je pilote fort bien. Quand j'avais dix ans, mamie Lauren me laissait souvent prendre les commandes quand on allait chasser le kangourou en Mongolie. »
Lanthane ne l'écouta pas, elle ferma les yeux et remit son nanoscope en route.
Son second cerveau comprit qu'il y avait urgence ; il ne s'embarrassa pas des procédures de réveil habituelles et une migraine insupportable la cloua dans son siège, comme si plusieurs perceuses lui traversaient le crâne.
« Vous allez bien ? » demanda Éléana, dont la voix n'était plus qu'un murmure distant.
Lanthane avait l'impression d'entendre le vent siffler à ses oreilles, mais ce n'était qu'une illusion de ses centres auditifs. Des hallucinations chaotiques cheminèrent dans son champ de vision. Après quelques secondes, elle parvint à se stabiliser dans ce monde d'illusions mouvantes, repéra les quatre drones poursuivants et ordonna au nanoscope de s'en débarrasser.
Des informations apparurent devant elle, en transparence rouge par-dessus la vitre de l'habitacle. Le nanoscope affichait les paquets de données transitant par le Starnet ; il étudiait la connexion et cherchait le moyen d'y insérer un de ses certificats de sécurité approuvés par le Bureau. Ce trousseau de clés n'ouvrait pas toutes les portes, mais il permettait sans doute de parlementer avec de simples drones de patrouille.
Eh bien ?
>Analyse encore en cours.<
Des erreurs apparurent. Le nanoscope multipliait les tentatives, de moins en moins légales. Il lui semblait que sa tête allait exploser à tout moment.
Qu'est-ce qui ne marche pas ? Mes certificats ont été révoqués ?
>Les certificats du Bureau sont encore valides.<
Même si ce n'est pas suffisant pour prendre le contrôle des drones, on devrait pouvoir annuler leur mission.
>Impossible. Leur certificat de mission provient d'une autorité supérieure dans l'architecture du Starnet.<
Quelqu'un de plus élevé que nous les commande ? Ça n'existe pas.
>Lecture du certificat en cours...<
Lanthane tendit la main vers cet écran invisible ; elle écarta des données inutiles sur le côté comme si elle chassait des moustiques. Des clés de chiffrement défilèrent, que le nanoscope analysait à la volée. À cette altitude, le Starnet n'était pas aussi précis qu'au niveau du sol, et la communication avec les drones souffrait d'un temps de latence de plusieurs dizaines de millisecondes.
>Le certificat n'a pas été publié par la police de Paz, ni par le Bureau Panterrien de Sécurité. C'est un certificat de la Conférence des Planètes.<
Les mains suspendues dans le vide, le regard dans le vague, la mâchoire serrée à cause de la douleur, Lanthane demeura une seconde dans un état d'hébétude complète. Elle renvoya son nanoscope à l'état de veille, sans effet sur sa migraine.
Je suis stupide, se dit-elle.
Cela aurait dû être évident. Et dire que Mikhail louait sa connaissance des affaires extra-terriennes !
Une seule instance pouvait supplanter le Bureau et la Cellule de Veille de l'Union martienne, au point que les deux agences planétaires fassent alliance pour dévoiler ses secrets stratégiques. La Conférence des Planètes. Une ONU à l'échelle des systèmes stellaires, où la Terre, tout comme Mars, n'avait qu'un seul siège, qu'une seule voix.
« La Division 1, dit Lanthane d'une voix blanche.
— Ah, Mikhail vous l'a dit ? Oui, la Division 1 est à nos trousses.
— Je n'ai pas réussi à arrêter les drones.
— Oh, je vois, vous avez essayé le, la... enfin... »
Elle fit un geste évasif en montrant sa tête du doigt.
« La magie, quoi. C'était bien tenté. Mais il va falloir faire ça à l'ancienne. »
Lanthane remarqua que le bégonia en pot était maintenant fixé à gauche de l'alchimiste, à grand renforts de ruban adhésif, dans un creux du cockpit où s'était aussi accumulée toute une civilisation de miettes de sandwich. Elle allait poser une question, quand le drone le plus proche d'elles ouvrit le feu.
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