12. Ohn Sidh


Il existe une arme si puissante que quiconque la brandit peut prétendre au titre de dieu. Mais cette arme est si redoutable, si féroce que nul ne peut lui survivre, hormis quelques héros. C'est pourquoi elle n'est utile à personne, sinon à ceux qui croient en sa force légendaire, alors qu'ils ne font que lui prêter leur force, et non le contraire.

Livre des Sages


Le regard vague, Crysée parcourait avec facilité les pensées des almains autour d'elle. Les fils de dizaines d'esprits circulaient sur cette place bondée ; en toile de fond, des réseaux d'ondes électromagnétiques invisibles faisaient voyager des messages, des images, des sons, et même d'autres esprits. Toute la Terre était ainsi recouverte de trames entrecroisées, d'une Noosphère dense et compacte dans laquelle on pouvait se plonger sans jamais en ressortir.

Trois races se partageaient la Terre et ses mondes voisins ; les humains, les okranes et les alephs. Pris séparément, ces almains n'avaient presque aucun intérêt. Il ne se trouvait parmi eux nul qui n'eût pu, ni même souhaité prétendre au titre de dieu ; ils s'en cherchaient toujours, mais ces dieux imaginés n'étaient pour la plupart que de grands squelettes vides installés aux confins de leur imaginaire ; guère plus vivants que les arbres morts dont le vent agite encore les branches.

Quant aux héros des temps modernes, ils n'avaient guère pu prendre leur place dans les panthéons déjà bien encombrés de figures passées ; les Achille et les Hercule, jaloux de leur stature privilégiée, avaient laissé l'Homme se rapetisser à leur ombre. La légende n'avait pas progressé avec les siècles, elle s'était même figée, comme une tablette d'argile sur laquelle on ne peut écrire qu'une journée, et qui sèche le lendemain.

Les almains n'étaient ni de grands savants, ni de grands artistes, ni de grands guerriers, de grands mages ou de grands poètes. Mais par leur nombre écrasant, la somme de leurs rêves formait toujours un univers de prodiges ; on pouvait encore s'y perdre, et croire que l'univers valait la peine de se poursuivre.

Crysée se trouvait dans le jardin d'une sorte de palais ; des hommes en uniforme montaient la garde devant des grilles ouvertes, et de nombreux visiteurs s'égaraient dans les allées de buis et de sapins, entre lesquels circulaient de petits drones d'entretien pourvus de taille-haies. La façade blanche du bâtiment ressemblait aux larges épaules d'un employé de bureau penché sur un compte-rendu, qui vous a entendu entrer, mais dont le travail réclame une concentration telle qu'il ne peut prendre acte de votre présence. Derrière ses vitres teintées circulaient des diplomates chargés de dossiers.

Un gros rocher occupait le centre des jardins, flanqué d'un écriteau pathétique, comme l'assistant qui soutient la perruque d'un roi anémié. Crysée n'en parlait pas la langue, mais sans le savoir, ces almains parlaient la sienne, car le langage, bien qu'essentiel à la pensée, ne forme qu'une couche superficielle – de même que la façade détermine l'âme d'un bâtiment, mais n'en est que la couverture. Elle descendit en-dessous des mots imprimés et lut avec attention.

Ce gros rocher haut comme un homme, encadré par quatre fontaines ridicules, était un cadeau du Danemark au Bureau International de Surveillance, installé autrefois dans les locaux de New York, déplacé plusieurs fois, offert par le Bureau à l'ambassade de Bulgarie, rendu par l'ambassade au Bureau, déplacé en Europe, revenu au Danemark, cédé à un musée, récupéré par la famille de l'artiste, et enfin, retourné au Bureau International de Surveillance, devenu Bureau Panterrien, dans ses nouveaux locaux de Paz.

Crysée leva la tête. Les Arcs qui convergeaient et divergeaient de ce lieu singulier, de ce bâtiment en surplomb, formaient comme un dôme protecteur qui recouvrait la planète entière. Le monde avait confié sa sécurité à cette institution. Les touristes qui flânaient d'un bout à l'autre des jardins, qui passaient devant ce rocher inélégant sans même un regard, vivaient sans crainte grâce à lui. Le Bureau incarnait, en quelque sorte, le passage de l'état de nature à l'état de société. Certes, la Terre avait ses nations, mais elles n'étaient plus que des sensibilités régionales. Le Bureau était la quintessence de l'Empire, sa forme la plus avancée qu'eût pu engendrer l'Omnimonde. Et en lieu et place de l'Imperium grandiose et conquérant promis aux Mille-Noms, de la Tour de Babel qui devait relier le ciel et la terre, l'Empire était devenu un vieillard faisant la sieste, l'œil à demi-ouvert pour surveiller les jeux de ses petits-enfants.

Si Crysée eût à choisir l'ordre dans lequel elle détruirait les mondes, celui-ci viendrait en dernier, comme les adieux pitoyables d'un artiste de scène qui, l'œil aveuglé par les projecteurs, ignore que son public s'est déjà enfui.

La solaine incognito posa sa main sur le rocher. Il était dit dans les livres de Caelus que le roi Arthur, l'un des occupants jaloux de cette légende déjà pleine, avait sorti l'épée Ohn Sidh du rocher, et que sa puissance l'avait mené à d'innombrables victoires. Les livres disaient encore que l'ange Astyane, pour triompher d'un démon, avait brandi cette épée de nouveau. Arthur était mort jeune, sa force vitale drainée par l'usage excessif de cette arme magique. Astyane ne s'en était servie qu'une seule fois et l'avait remise à sa place, plantée dans un rocher, invisible pour ces gardes, pour ces touristes et pour ces diplomates. Les almains étaient passés durant des siècles à côté de ce vestige de l'Imperium Draconis, dont Crysée se servirait pour tuer Christophe-Nolim.

« Vous n'avez pas le droit de toucher ça » protesta un garde en se rapprochant d'elle.

Elle pencha sa tête sur le côté ; leurs regards ne se croisèrent qu'un instant, tout juste assez pour qu'une vague de terreur écrase cet esprit minuscule. Elle vit son visage se décomposer, son souffle se briser, la sueur couler sur son visage, entendit l'accélération erratique de son cœur. Crysée n'avait fait que secouer un peu son esprit ; les vibrations s'étaient communiquées aux alentours et d'instinct, le bon peuple de la Terre s'inventa mille raisons de reculer. Les touristes jugèrent qu'ils en avaient assez vu et qu'ils allaient visiter le musée de la bataille de Paz. Seuls les gardes, trop pris dans la maille d'Arcs de ce lieu, furent obligés d'affronter sa présence.

Ils la regardèrent de loin, tétanisés ; beaucoup s'évanouirent ; les autres furent incapables d'émettre le moindre son et ne purent pas même appeler des renforts.

Crysée grimpa sur le rocher et écarta les lichens qui recouvraient sa surface.

Ohn Sidh était le dernier fragment, le dernier vestige du champ quantique que les Hyperboréens avaient déployé lors de la bataille de Draconis, afin d'étendre la possibilité de leurs vies jusqu'à un futur hypothétique qui leur aurait permis de saisir la victoire, et ce, alors qu'ils avaient déjà perdu. Leurs existences s'étaient ainsi étirées, comme une étoffe qui se découd jusqu'à n'être plus qu'un fil interminable. Crysée, un jour, avait brisé cette corde usée qui les tenait en vie. Mais le champ quantique était une telle monstruosité physique que sa cicatrice ne pouvait pas entièrement se refermer. Ohn Sidh était comme le vestige d'un squelette laissé sur le champ de bataille, un cuisant rappel de cette énième défaite face à la loi du Temps.

Ohn Sidh n'était qu'une lame sans garde ni poignée, une écharde de cristal transparent d'un mètre d'envergure. Toute main almaine se déchirant sur son tranchant implacable, seul l'esprit d'un mage, en tissant sa toile autour d'Ohn Sidh, pouvait la soulever hors de son écrin. Crysée enroula une corde d'Arcs autour de son poignet, tira d'un geste. Elle plaça Ohn Sidh à côté d'elle, à la verticale.

Ohn Sidh pouvait se dévoiler en certaines coordonnées de l'espace, elle pouvait aussi ne se trouver nulle part, selon son choix, tel un bourlingueur pingre qui parcourt tous les hôtels de la ville avant de choisir celui où il passera la nuit. Délocalisée dans le champ quantique, elle formait un léger remous à la surface de la maille d'Arcs universelle. Mais la lame légendaire, forgée dans le feu de Draconis, était désormais visible et matérielle, et même les agents de sécurité du Bureau durent faire face à cette aberration.

Crysée ouvrit l'espace devant elle en un cercle violet, aux frontières nettes, parsemé d'une couronne d'irisations. Un léger filet d'air s'engouffra dans le passage, qui agita ses cheveux orangés. Je reviendrai plus tard, se dit-elle. Elle avait presque envie de se tourner vers ces hommes et de leur dire : je suis désolée, tout est pour le mieux. Mais tous les êtres pris dans les serres de la mort luttent sans chercher à comprendre. Parler n'aurait servi à rien ; les dieux parlent le même langage que les mortels, mais ils ne peuvent pas s'entendre.

Puis le portail se décrocha de sa position comme un tableau mal fixé. La torsion se creusa, se déforma en une vieille prune ratatinée. Une main ridée, mais solide, se referma sur cette pelote d'Arcs et l'écrasa tout à fait.

Crysée émit un soupir. Ohn Sidh remonta au-dessus de son épaule, tenue par un Arc invisible.

« Encore toi, Shan ? »

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