1. Il arrive
En média : musique thématique du bouquin (j'essaie d'en mettre quand je peux ;) )
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Toute l'activité de la pensée humaine, science, philosophie, art, consiste à poser des questions hors de notre portée, d'y trouver des réponses incomplètes et à ne pas se satisfaire de ces réponses.
Adrian von Zögarn, Maximes pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie pour les enfants
Depuis un siècle, Crysée méditait, en équilibre sur sa jambe droite.
Le siècle précédent, elle l'avait passé sur sa jambe gauche, et ainsi de suite.
Elle gardait les yeux fermés, sans que cela ne fît aucune différence, car le Séjour des Mille-noms n'avait jamais changé d'apparence depuis l'aube des temps, jusqu'au moindre grain de poussière.
Son pied nu était délicatement posé sur la croûte de sel qui recouvrait ce désert infini, aux frontières inexistantes, pourvu d'un horizon inatteignable. Une brise incertaine caressait son visage, comme si quelqu'un se tenait tout près d'elle, qui retenait son souffle pour ne pas éveiller son attention.
Ce n'était ni le réel, ni le rêve ; le désert de sel était encore pris dans le flou des premiers âges de l'univers, alors que le substrat matériel des étoiles et des planètes n'avait pas encore pleinement décanté. Lors, la main du hasard agitait encore la poussière stellaire avec l'attention d'un artiste préparant la palette de son œuvre suprême.
De ce lieu, les Mille-Noms avaient observé le mouvement de l'univers. Ils s'en étaient éloignés comme le roi qui, d'année en année, se fait plus rare à son balcon. Au fil des millénaires, ils avaient mûri leur décision. Cet univers était un échec. Il ne pouvait pas être réparé. Toutes les tentatives s'étaient fracassées sur les nécessités de son histoire, de sa physique, de son destin peut-être.
Crysée méditait sur l'équilibre.
Dans cet univers, le Temps prohibait l'équilibre. Que les hommes et les dieux, après des années de labeur, se retournent, et leur création, aussi prodigieuse fût-elle, avait été réduite en poussière. Et malgré cela, les empires se rêvaient éternels, les étoiles continuaient de briller, et toutes les formes de vie de l'univers, de la fourmi terrestre aux cétacés multiséculaires de Rems, tentaient vainement de tricher à ce jeu cosmique. Si l'individu ne peut demeurer plus qu'un battement de cils, que l'espèce se poursuive ! Mais l'arbre de l'évolution perdait continuellement ses branches, dont les ossements fossilisés s'accumulaient dans les couches sédimentaires des mondes vivants.
Chacune de ces formes d'existence, consciente ou non, souhaitait atteindre l'équilibre, comme un papillon tournant autour de la flamme d'une bougie. Un but consubstantiel de l'être, inscrit plus profondément que toute la programmation génétique, plus robuste et plus massif que tout l'habillage inconsistant de la société, de sa morale, de sa justice et de sa philosophie.
Voici pourquoi ils peignent dans des grottes et écrivent des poèmes, ils bâtissent des fourmilières et des cathédrales, ce pourquoi ils votent et ce pourquoi ils font la guerre. L'équilibre.
Debout sur une seule jambe, ayant replié l'autre sur le côté, Crysée avait gardé un équilibre plus solide que bon nombre de républiques et de royaumes qui, dans cet intervalle de temps, étaient nés et avaient pris fin. Cette pensée la fit sourire. Elle déplia sa jambe et reposa son pied à terre, faisant craquer la poussière cristalline.
Elle avait eu un avantage considérable. Dans le séjour des Mille-Noms, le Temps n'avait pas cours. Même au plus profond de la Noosphère, même en soulevant les rêves oubliés comme une vieille écorce, on y trouvait toujours quelque ruisseau invisible, quelques gouttes de Temps descendues par capillarité le long de la maille d'Arcs universelle. Mais pas ici. Le désert d'U'jera était l'œil du cyclone, le point de Lagrange en lequel le Temps, qui s'écoulait furieusement aux alentours, les laissait en paix. Car les fleuves du Temps prenaient leur source tout près. Le centre de l'univers se trouvait à un pas de Crysée.
La solaine s'étira et ouvrit les yeux, comme si elle venait de se lever. En entrant dans ce monde, elle avait accepté d'en faire partie. Autrefois, elle avait un corps fait de chair, dont elle séparait une forme astrale faite d'esprit pour voyager dans les rêves. Aujourd'hui, cela ne faisait plus aucune importance. Elle pouvait franchir toutes les portes, tous les murs, sauter d'un monde à l'autre au gré de sa fantaisie, entrer dans les mondes intérieurs des conscients, naviguer le long des canaux étroits de leurs rêves, remonter jusqu'aux lacs de pensées qui entourent les astres. Dans tous ces mondes, elle posséderait la même apparence, qu'elle avait taillée dans le sel du désert avant de lui donner vie. Elle ressemblait à une humaine. Ses mains n'avaient que cinq doigts et aucune corne ne perçait son crâne. Sa chevelure flamboyait comme le soleil qui s'élève d'un océan paisible. Ses yeux portaient une étincelle dorée et son visage, de couleur pastel, une palette asymétrique de taches orangées.
Crysée avait été invitée par les Mille-Noms à rejoindre leur cercle. Comme tout le reste de la Création, elle n'était qu'un élément dans leur plan ; mais elle se sentait leur égale. Chacun, dans cet univers, a le droit de trouver sa place. Jamais, avant son arrivée dans le désert de sel, Crysée n'avait ressenti une telle plénitude, une telle paix.
Elle n'était pas heureuse pour autant. Dans sa position, personne n'aurait pu l'être. Mais Crysée avait fait le deuil du bonheur et, dans sa philosophie, les sentiments qui baignaient son cœur à ce moment représentaient les meilleurs que pussent lui réserver les temps passés ou futurs.
« Il arrive. »
Elle tourna la tête vers le Sage. Comme les deux autres, il avait étudié les productions de l'univers et adopté la forme qui lui convenait le mieux. Aussi ressemblait-il au dieu Kaldor, que Crysée avait autrefois connu. Une grande robe grise descendait de ses épaules, qui camouflait sa silhouette ; il n'en émergeait qu'une tête recouverte d'un masque de métal inexpressif, ainsi qu'une main gantée. Comme le Kaldor d'autrefois, il réfléchissait beaucoup et parlait peu ; son masque camouflait toutes ses intentions ; et la plupart, sans doute, disparaîtraient dans les gouffres de son esprit.
« De qui parles-tu ?
— Celui que tu attends. »
Crysée fronça un sourcil et poursuivit ses exercices. Ce monde étant sans frontière et sans Temps, la notion de distance ne pouvait pas non plus y avoir cours, et les Mille-Noms se trouvaient toujours à quelques pas d'elle, revenant ou s'effaçant au gré de leurs conversations passagères.
« Tu m'as déjà dit cela il y a trois cent ans, rétorqua-t-elle en se penchant pour toucher ses pieds.
— Cette fois, il a raison. Son voyage va prendre fin. »
Le Guerrier apparut en face d'elle, debout, penché d'un côté, puis de l'autre, suivant le même rythme qu'elle. Il était plus curieux que moqueur vis-à-vis d'elle, au contraire du reste de l'univers, pour lequel il n'éprouvait que du mépris. Son visage portait le sourire malicieux de ce roi assiégé que l'on croit battu et qui, par chance, met la main sur les plans de l'arme développée autrefois par Archimède pour la défense de Syracuse.
C'était un jeune solain aux yeux et aux cheveux noirs. Il portait la tunique beige d'un élève-mage de Sol Finis. Le peuple solain avait depuis disparu, Crysée en était la seule survivante, et la forme choisie par ce Mille-Noms, un vague témoignage. Mais si d'autres almains l'avaient rencontré, ils n'auraient pas tant remarqué ses cornes enroulées vers l'avant, sa peau épaisse et rougeâtre, mais bien ce regard sans pitié et sans concession. Plus que les autres, le Guerrier avait hâte de déclencher le Second Déluge, de balayer la Création et de mettre fin au Temps. Il avait transformé sa déception en rancœur.
Ikar, devenu ensuite Aton, puis Hélios, n'avait, disait-on parmi les solains, qu'une seule qualité, un seul trait de caractère qui pût expliquer comment il avait vaincu des dieux et dévoré des étoiles. Il n'avait peur de rien. Il était puissant, intelligent, ambitieux, et il n'avait peur de rien. Crysée n'avait jamais vraiment compris ce que cela signifiait, car depuis le départ du peuple solain de Sol Finis, elle avait toujours craint de ne pas être à sa place. Or ici, entourée par les fleuves du Temps, elle était en paix, rien ne pouvait l'atteindre, son esprit était un cristal limpide, sans aucune place pour aucune peur. De même pour le Guerrier, qui portait ces noms d'Ikar et d'Hélios parmi des milliers d'autres. À ceci près qu'il s'était cristallisé autour du désir furieux de détruire.
Crysée arrêta ses mouvements ; elle chercha du regard le troisième des Mille-Noms, le Roi.
Cet homme en apparence passif, vêtu d'une robe dorée, avait un visage au moins aussi inexpressif que le masque de Kaldor. Il semblait pourtant jeune, mais son regard était vague comme celui d'un vieillard qui n'attend plus rien de l'avenir, et ne rumine plus que son passé. Il se nommait autrefois Ozymandias ; les Mille-Noms avaient placé en lui le dernier espoir pour donner à l'univers sa forme ultime ; il avait échoué.
Le véritable Ozymandias était venu jusqu'ici, mais il était mort devant eux. Son esprit fatigué par cent mille ans d'usage de la magie d'Arcs, fatigué d'exhaler ce souffle prodigieux qui aurait dû bâtir un empire éternel, s'était répandu en poussière. Le Mille-Noms avait gagné son apparence, et sans doute quelque chose de son ennui princier, ou de sa résignation tragique.
« Lorsqu'il arrivera, tu devras être prête.
— Que dois-je faire ?
— Tu lui feras traverser ce désert, et tu l'emmèneras à la Source du Temps.
— Et ensuite ?
— Il devra enlever le grain de sable dans le fleuve. Nous pourrons ainsi les tuer, tous les deux, et compléter le Déluge. »
Crysée laissa son regard parcourir chacun d'entre eux.
« Ces millénaires n'ont été qu'un instant, mais j'ai compris quelque chose que vous m'avez sciemment caché.
— C'est sans importance, dit le Sage.
— Les dieux ne mentent pas sur des choses sans importance » rétorqua Crysée, les renvoyant à ce qu'ils étaient – des êtres si fondamentaux qu'ils ne disposaient ni de leur propre forme, ni de leur propre nom – seulement de la faculté d'exister.
La solaine rabattit ses cheveux et les noua sommairement.
« Je sais que vous auriez dû être quatre ici. Le quatrième d'entre vous se nomme le Voyageur. Je l'ai senti flotter au-dessus de ce désert. Mais s'il n'est pas là, c'est qu'il a refusé de prendre l'apparence qui devait être la sienne.
— Ce que tu dis est étrange, dit le Roi – chacune de ses phrases ressemblait à un jugement, et son regard vague à celui d'une statue de Salomon.
— Je pense qu'il n'est pas d'accord avec vous. Je pense qu'il est contre la fin des Temps et que vous l'avez emprisonné ici.
— Pense ce que tu choisis de penser, ô Annonciatrice. L'homme dont nous attendons le retour recevra bientôt son premier nom ; il paraîtra bientôt en ce séjour éternel et, pour la seconde fois, il adviendra à contempler la Source du Temps. C'est alors que ta mission pourra commencer. »
Le Roi leva le bras en direction du ciel, d'un blanc maussade uniforme ; son regard le traversait.
« Eux aussi attendent. Ils attendent que les portes s'ouvrent à leur venue. Ils attendent que les barreaux de leur prison soient rompus.
— Je ne faillirai pas à ma mission » affirma Crysée.
Elle n'en doutait pas. Elle n'avait pas peur.
Ni de Christophe-Nolim.
Ni de la fin des Temps.
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