8. Un Plan inarrêtable
Ce qui est certain, c'est que le changement fait le lit des opportunistes. C'est pourquoi il se produit quantité d'événements secondaires. Vous qui en êtes témoin, vous ne pouvez pas encore faire le tri ; mais l'historien mettra en lumière les grandes causes ; aux attentistes habiles mais éphémères, il consacrera tout au plus une note de bas de page.
Caelus, Histoire universelle
En d'autres temps, Kaldor avait veillé sur les mondes tel un père aimant. Son aura avait flotté au-dessus de l'univers. Son nom, synonyme de paix, de sagesse et de morale, avait infusé dans les esprits des conscients ; il était entré dans le langage courant.
Mais ces temps étaient révolus.
Désormais, Kaldor ne pouvait même plus veiller sur lui-même.
L'unité de sa conscience était son plus grand joyau, sa plus grande fierté, une singularité appuyée sur une architecture complexe, comme la voûte d'une cathédrale. À vrai dire, l'histoire de Kaldor ne le prédestinait pas à acquérir la conscience. Elle ne lui avait jamais été donnée. Il l'avait bâtie de ses mains, avec une patience millénaire, supérieure encore à celle de Caelus construisant sa bibliothèque universelle.
Cette unité avait disparu. Kaldor se scindait en plusieurs Kaldor.
Shani ne s'en était pas encore rendu compte ; la forme astrale du dieu-sage lui apparaissait encore en un seul exemplaire, comme l'unité de façade qu'affiche un parti politique en pleine implosion. Kaldor avait été vaincu par ses hésitations. Les pensées contraires, habituées à cohabiter en lui, avaient pris leur indépendance. Alors que Shani croyait encore parler à un Kaldor changeant, Kaldor se voyait d'une façon inverse, une multitude d'opinions fermes, mais toutes dissonantes.
Pour l'heure, ils étaient deux, en face l'un de l'autre, debout sur les dalles fracassées de Stella Ostium, se contredisant sans cesse comme deux rhéteurs en joute.
« Nous n'aurions jamais dû impliquer Shani, soutint Kaldor.
— Cela était nécessaire, rétorqua Kaldor. Pour le Plan. »
La fracturation de sa pensée engendrait des débats politiques stériles de fin de siècle. Chaque Kaldor croyait avoir raison et s'accrochait fermement à son opinion comme un vieillard acariâtre. Sage tant que cohabitaient en lui toutes les incertitudes, Kaldor devenait un vieux spectre aigri et incapable de bien agir.
« Il n'est pas encore revenu.
— La guerrière de l'aube rouge peut-elle être trouvée ?
— Il est trop tard pour cela. Le voyageur sortira bientôt de l'Océan des ombres.
— Le voyageur ! Il est imprévisible. Ce n'est peut-être qu'un arpenteur de mondes comme un autre, comme Shani le fut en son temps.
— Mais quel arpenteur serait capable de sortir de l'abîme ?
— Sans Mage des Noms, pas de Plan.
— Le Plan est une folie.
— Le Plan est une nécessité !
— Nous avons menti à tous les dieux.
— Il n'y a plus de dieux ! Le Conseil des Immortels s'est réduit à deux membres : nous et Caelus ! Il ne s'est pas réuni depuis... et Caelus ! Ce n'est pas un dieu, rien qu'un observateur. Les dieux ne sont pas seulement des observateurs. Agir, voici le sens de la morale.
— Nous avons menti. Nous ne possédons plus aucune morale. Que peut défendre un être dénué de principes ?
— Cela était nécessaire.
— C'est ce qu'ils disaient tous. Ce que disait le roi Zor et ce que disait l'Aton. Ils provoquent les cataclysmes et prétendent que le chaos était nécessaire. Nous avons fait de même !
— La guerre est inévitable.
— Qui mènera cette guerre ? Nos enfants ?
— C'est inévitable.
— Nous aurions dû impliquer Shani, Caelus dans le Plan. Nous aurions dû...
— Impossible. Un plan doit être connu de tous, ou d'un seul. Si nous les avions impliqués, ils n'auraient pas compris. »
Tandis que ces efforts de pensée vains se réverbéraient d'un Kaldor à l'autre, un objet stellaire inattendu entra dans le système Ostium. Par miracle, le dieu-sage se trouvait en état d'éveil, bien que fragmenté ; ses principaux senseurs le renseignèrent aussitôt.
Les formes astrales de Kaldor décollèrent de Stella Ostium et se portèrent jusqu'à son corps physique. Il se tenait souvent ainsi, debout sur la surface de glace, tel le capitaine du vaisseau prêt à affronter la tempête – une étrange figure drapée et masquée, un point gris sur une surface blanche froissée semblable à un tissu.
Malgré l'extinction de ses propulseurs, malgré l'absence de rayonnement de sa coque, Kaldor pouvait tracer précisément la trajectoire de l'arrivant. Un petit vaisseau piloté par une poignée d'humains, enfermant quelques sources d'énergie prometteuses dont il semblait réticent à se servir. Des armes, donc. Un prédateur nocturne chargé de bombes à antimatière.
Jusqu'ici, Kaldor n'avait jamais été confronté à une tentative d'assassinat aussi manifeste.
Dans le temps, d'autres dieux avaient bien saboté ses projets, refusant que Kaldor combatte les famines et les pestes qui s'abattaient sur leurs peuples, car lorsque la cité brûle, depuis leur balcon, les puissants gardent le monopole de la fierté. Mais il était bien tard pour exercer ses griefs. En retrait des affaires de l'univers, exilé dans l'un des systèmes planétaires les plus reculés, Kaldor n'empiétait plus sur les intérêts de quiconque.
« Ils ont peut-être choisi de mettre eux-mêmes un terme au temps des dieux » avança-t-il sans conviction, alors que la flèche noire continuait d'avancer vers lui.
— Eux ? Les mortels ? Un peuple humain aurait accumulé des énergies de cette ampleur, pour le seul bénéfice de mettre fin à un dieu déjà vaincu par le Temps ?
— À moins que ce soit elle... la guerrière de l'aube... Aléane... elle est venue jusqu'à nous !
— Mais dans ce cas, nous serions le tyran. »
Tout comme deux yeux sont plus efficaces qu'un seul et permettent de donner une profondeur à l'espace environnant, la scission de Kaldor en entités distinctes le rendit plus attentif. Les humains maintenaient leurs pensées silencieuses ; ils craignaient donc la scrutation d'un puissant mage comme le dieu-sage. L'assassin, comme le bourreau, sont des exécuteurs anonymes, l'un au service d'une puissance secrète, l'autre d'une force publique. Qu'un empire eût jugé Kaldor par coutumace, ou que les plans secrets d'un tyran l'eussent rencontré comme obstacle, le résultat en serait le même.
« Ceci fait peut-être partie du Plan. »
Cette théorie audacieuse provoqua un émoi certain parmi ses doubles chimériques. Ils n'en vinrent pas aux mains, mais s'échangèrent mille regards acerbes. Ce soliloque alambiqué n'était qu'une manœuvre. Parmi ces Kaldor, il en était un qui savait pertinemment que plusieurs personnes d'avis divergents, incapables d'étendre leur réflexion hors les frontières de leur esprit étriqué, ne peuvent parvenir à rien. Las de tout, ce Kaldor bras croisés ne tenterait rien pour s'opposer à son déicide. Pourtant il en avait tous les moyens. Ce dard noir, un moucheron face à lui, pouvait être anéanti d'une seule pensée, dispersé en poussière et en gaz, ses occupants en acides aminés et fragments lipidiques.
« Ceci n'est pas le Plan, protesta un autre.
— Nous avons menti. Nous nous sommes menti de même.
— Si cela fait partie du Plan, d'où vient ce vaisseau ? Qui l'a envoyé ?
— Nous-même, sans doute, mais nous avons oublié cela.
— Comment un plan peut-il se passer de maître d'orchestre ?
— Un plan n'a pas besoin de directeur. Seulement un concepteur. Le plan parfait est une séquence de causalités, mise en mouvement dans un lointain passé, estimée, prédite et confirmée par l'expérience. Le plan parfait est un processus qui ne requiert aucune intervention, aucun ajustement. Alors, lorsque son concepteur prend fin, ce plan ne s'arrête pas. Au contraire, il devient inarrêtable. »
Il se passa alors quelque chose d'inattendu.
Les différentes instances de Kaldor, qui n'avaient cessé de se multiplier, formant comme une colonie sur la surface gelée du corps céleste, se turent. Elles venaient de s'accorder sur une pensée. C'est donc qu'il demeurait un point commun indivisible, un fil directeur pour les réunir. Le Plan. Le Plan !
« Cela ne fait pas partie du Plan » déclara fermement Kaldor.
L'assassin se trouvait maintenant à dix mille kilomètres de lui. À cette distance, l'explosion de ses bombes déverserait une quantité suffisante d'énergie pour fracasser la croûte de glace de Kaldor, pénétrer ses entrailles métalliques et creuser dans sa mégastructure comme un vandale ouvrant chaque placard, arrachant les étagères, piétinant les souvenirs.
Redevenu lui-même, pour un temps, Kaldor décida d'agir. Il fit le tour de son vaisseau, parcourut les sous-systèmes repassés un temps sous son contrôle, tel le président qui prend place en son bureau au jour de l'union sacrée, reçoit ses anciens adversaires politiques et s'entretient avec eux des stratégies futures. Confiant, Kaldor jugea qu'il devait remettre en route les propulseurs de longue distance. Inutile d'orbiter plus longtemps autour d'Ostium. Du reste, la fadeur de son soleil, une naine orange sans âme, l'endormait. Un changement de système stellaire lui ferait le plus grand bien.
Oh, Kaldor retrouva ces propulseurs.
Ils avaient été démontés.
Dans son sommeil, d'autres processus inconscients avaient déplacé les sources d'énergie, découpé les arcades de la mégastructure, rassemblé le métal fondu et comblé les tuyères. Tandis que les instances conscientes de sa pensée tissaient et défaisaient leur tapisserie de Pénélope, des sous-traitants invisibles transformaient Kaldor en astre fixe, incapable de s'arracher à l'orbite de Stella Ostium.
Pourquoi ?
Le Plan !
Le Plan était la seule vérité dans cet esprit diffracté et déformé comme dans un jeu de miroirs.
Ce Plan requérait qu'il se trouvât à Stella Ostium ; Kaldor ne pouvait prendre le risque de l'oublier et de quitter le système, aussi avait-il agi au mieux.
« Nous avons rendu les plans complexes pour que ceux que nous voulions sauver ne s'y soustraient point. Nous avons rendu les plans secrets pour qu'ils ne s'y opposent point. Nous voici donc arrivé à cet ultime plan donc nous étions à la fois l'acteur et l'adversaire. »
Si Kaldor avait apprécié l'ironie, nul doute qu'il aurait ri face à l'espace, une immensité aussi insondable et déroutante que sa propre pensée.
Sa perplexité lui fit perdre un temps précieux et, avant qu'il ne se décide à se couvrir d'un bouclier protecteur, l'assassin sans nom se trouvait tout contre lui, prêt à l'emporter dans la tombe.
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