7. Une île solitaire


Dans un marché aux puces, il ne faut pas chercher quelque chose, car on ne trouve jamais rien de ce que l'on cherche ; quand je l'ai visitée en rêve, la bibliothèque de Caelus m'a paru similaire. Je cherchais l'anneau de pouvoir du dieu Vern, et j'ai appris tout ce que j'ignorais sur les escargots.

Adrian von Zögarn, Notes sur l'Omnimonde


Après avoir dérivé quelques instants ou quelques décennies, Shani fut porté jusque sur la berge. Il enfonça son genou, pour prendre appui, dans un sable parsemé de reflets azurés. Sa toge blanche gouttait encore quand il déplia sa silhouette. Derrière lui, un ciel grisâtre mangeait l'horizon.

C'était un autre océan, une autre plage. Ce monde, accessible seulement de quelques initiés, appartenait au règne de l'esprit. Il avait nagé dans cette eau opaque et profonde, il pouvait plonger ses mains dans le sable ; tout cela n'était que le décor d'un rêve, un palais mental assemblé par l'unique occupant de ces lieux. La demeure d'un ermite, détaché du monde au point d'avoir renoncé à son corps. Comme lui, Caelus n'existait que sous forme astrale, mais Shani se situait à l'autre bout du spectre des esprits divins : il n'était que mouvement, là où son hôte s'était enraciné en un lieu précis.

Une île solitaire, un rêve inclus au centre d'un immense océan de songes qui ne laissait traverser que les plus dignes voyageurs.

Shani longea la plage ; des vols de cormorans faisaient leur ronde périodique au-dessus des rochers de l'île. D'ordinaire, Caelus accueillait chacun de ses visiteurs ; il recevait fort peu et ne manquait aucune occasion de trahir sa solitude. Son absence le suggérait occupé à quelques travaux dans la bibliothèque, plongé dans l'analyse, la compilation ou la contemplation de l'histoire universelle.

Son phare d'Alexandrie, son chef-d'œuvre divin, surgit sur le côté d'une arête rocheuse, comme le personnage central de la pièce, jusqu'ici resté dans l'ombre, se dévoile pour le dénouement. Cette tour, plus vaste encore qu'elle ne le paraissait de loin, était un empilement de paradoxes de l'espace, permettant de stocker et d'organiser les millions de volumes dans lesquels Caelus avait emmagasiné l'histoire de toutes les civilisations. Chaque fois qu'il y revenait, la trouvant plus vaste et plus complexe, Shani songeait que la bibliothèque viendrait peut-être à s'effondrer sur son concepteur.

La tour disposait d'une seule entrée sans porte. Ayant passé le mur de pierre, Shani entra dans l'espace intérieur. Les étages s'étendaient aussi bien au-dessus qu'en dessous de lui, comme une série infinie de reflets. La plupart des rayonnages semblaient inaccessibles au premier abord, ou bien aplatis comme une mauvaise perspective, fixés au plafond, rapetissés comme s'ils se trouvaient à l'autre bout du monde. C'est que les chemins de la bibliothèque couraient dans de nombreuses directions, des dimensions bien plus créatives que l'espace euclidien. Shani lui-même peinait à en suivre le fil. Maintenus en équilibre, ils oscillaient légèrement sur leurs axes respectifs. Un geste de Caelus et cette organisation actuelle serait changée ; les savoirs remis en ordre selon un tout autre paradigme, qu'il s'agît de rassembler l'encyclopédie de la pêche au harpon sur les mondes océaniques, ou de se concentrer sur la politique de Neredia de l'Imperium Justitiae à nos jours.

Une étagère fusionna avec une autre, comme deux reflets qui se rencontrent. Un homme, vêtu d'une simple robe de bure – la même depuis deux mille ans, émergea entouré de plusieurs rouleaux. Ils étaient suspendus autour de lui, à demi ouverts, flottille de secrétaires prudents en attente de directives. Leur parchemin translucide, tissé dans la même matière que le rêve, agitait des reflets dorés.

« Te voilà de nouveau » constata Caelus.

Il n'accordait pas une grande importance à son apparence. Certains dieux vont toujours auréolés de pompe, même dans le plus misérable des rêves, surgissant parmi une salve d'éclairs, entourés d'angelots soufflant du cor ; cette race de vaniteux avait fait son temps. Rien n'attestait de son rang, hormis peut-être ce regard bleu océan qui perçait sous son front soucieux. Caelus voyait, notait et analysait. Il s'était donné la tâche considérable de comprendre l'histoire de l'univers et peut-être, par ce biais, de comprendre l'univers lui-même. Certains avaient essayé par la science, par la philosophie et par la poésie ; toutes leurs réussites et désillusions passées avaient atterri dans la bibliothèque, et Caelus avait compté les points.

L'ascète fit un geste de la main ; les ouvrages se refermèrent et entrèrent dans le rang du rayonnage le plus proche. La bibliothèque avait la propriété de revenir spontanément à son état d'équilibre ; inutile d'y ranger quoi que ce soit.

Le bibliothécaire demeura ensuite les bras ballants, signe qu'il stoppait son travail et que Shani disposait maintenant de toute son attention. Il se montrait étrangement moins loquace qu'à son habitude. Attendait-il quelque chose de sa part ?

« Eh bien ? lança-t-il. N'es-tu pas venu pour procéder à la réunion du Conseil ?

— Le Conseil des dieux n'a plus de raison de se réunir. Il n'y a plus que toi et moi.

— N'es-tu pas venu me donner des nouvelles de Kaldor ?

— Son état n'a guère changé. »

Caelus passa une main pensive dans sa barbe.

« C'est donc que tu as épuisé toutes les pistes et toujours pas retrouvé Aléane. Tu viens voir si j'ai quelque chose de nouveau pour toi.

— Entre autres. »

Il entama une marche parmi les rayonnages ; Shani le suivit de près. Ils marchaient sur un sol plane, mais se retrouvèrent tantôt prisonniers d'une spirale, tantôt oscillant entre le sol et le plafond, tandis que les rayonnages se déformaient en concavités curieuses, en abstruses protubérances. Caelus s'arrêta de manière abrupte, saisit un livre à reliure posé en évidence sur une étagère. L'ayant ouvert à une page quelconque, il fronça des sourcils, comme si ce qu'il cherchait aurait dû se trouver là et qu'au lieu d'un nouvel indice sur Aléane, il avait atterri sur une gravure de dissection de sole.

Un livre s'approcha de lui comme pour lui proposer quelque chose ; Caelus désigna l'ouvrage du doigt. Il s'ouvrit et des lettres manuscrites s'y tracèrent, complétant un texte obscur déjà bien fourni. Il prenait des notes.

« J'ai beaucoup réfléchi à son cas, souligna le bibliothécaire, dont la pensée était prompte au détour et à la digression, à l'instar de son œuvre protéiforme. À l'origine, je me disais qu'Aléane devait être une nouvelle forme d'existence, une déesse qui aurait réussi à se libérer du temps. Mais en relisant ses nombreuses histoires, les comptes-rendus dont nous disposons, les bribes des légendes qui nous sont parvenues, je crois qu'elle n'a pas vaincu le temps : elle en est prisonnière. »

Très satisfait de son analyse, Caelus s'autorisa une brève pause ; malgré le silence, le livre de notes continua de noter – comme s'il ajoutait spontanément quelque commentaire pertinent. Mais il parlait tout seul. Shani ne souhaitait pas expliquer Aléane ou transmuter son existence en fait de science, de philosophie ou de littérature comparée. Il voulait garder la foi en elle et en Kaldor ; il voulait suivre une autre piste et terminer enfin son travail.

« En effet, Aléane ne naît jamais Aléane. On ne nous rapporte jamais son enfance, car son enfance est banale. Elle ne se révèle que tardivement – parfois même le jour de sa mort. C'est aussi à cause de cela que le nombre de ses incarnations est sans doute grandement sous-estimé. »

Ces tournures impersonnelles donnaient l'impression que tout un cortège de penseurs s'était intéressé au phénomène, alors que Caelus et Shani se trouvaient seuls, entouré de livres.

« C'est cette relation au Temps qui la rend si particulière, nota le bibliothécaire. Je soupçonne que c'est là l'intérêt que lui porte Kaldor. Tu n'en sais pas plus sur ses raisons ?

— Kaldor est en train de perdre la raison et son état ne s'arrangera pas. Je ne le saurai sans doute jamais. Mais je veux croire qu'il ne s'agit pas que d'une lubie passagère.

— L'obsession du Temps est un tropisme courant parmi les dieux sur le déclin. »

Caelus plissa les yeux.

« Tu doutes, remarqua-t-il. Sais-tu, Shani, je t'ai connu bien plus jeune, avant même que tu ne passes ce pacte avec lui, que tu ne deviennes le médiateur de Kaldor. Tu voyageais alors pour ton seul bénéfice. Tu étais, de nous tous, le plus libre. Tu n'aurais jamais donné le titre de « maître » à quiconque. Mais les choses ont évolué ainsi. Or de tous ces siècles, je ne t'ai jamais vu douter de Kaldor ! C'est assez nouveau pour que j'en prenne note.

— La dernière fois que je l'ai vu, Kaldor m'a dit qu'Aléane faisait partie d'un Plan. »

Les rayonnages se réagencèrent en quelques claquements, précis comme la mécanique secrète d'un automate joueur d'échecs. Caelus n'eut qu'à tendre la main pour saisir un nouvel ouvrage, qu'il consulta comme le précédent. Peut-être ne faisait-il durer ces recherches que pour allonger leur conversation.

« Un plan, murmura-t-il. Kaldor a toujours eu des plans. Il ne pense toujours qu'en termes de plan. C'est pourquoi Kaldor n'existe pas pour lui-même. Kaldor est la somme des agissements de Kaldor, rien de plus, rien de moins. La preuve qu'un être peut être défini par ses choix moraux.

— Kaldor m'a dit que pour mener ce plan à bien, il nous avait menti. Il avait fait disparaître la vérité.

— Allons donc. Kaldor ne ment jamais à quiconque. »

Il stoppa net sa lecture, butant sur ce paradoxe involontaire. À qui donner raison ?

« Puisque nous parlons plus de Kaldor que d'Aléane, reprit Caelus, où se trouve-t-il à présent ? Toujours à traîner autour de Stella Ostium ?

— Oui, pourquoi ?

— C'est une proie trop facile.

— Une proie pour qui, Caelus ? Il n'y a plus que toi et moi dans ce Conseil. Kaldor n'a plus eu d'ennemi depuis des siècles – sinon lui-même.

— Oui, c'est vrai, nous sommes tous notre pire ennemi. Mais j'ai été traversé par un rêve, récemment, en rangeant le trentième sous-sol. J'ai cru entrevoir une menace...

— Kaldor a toujours vécu entouré de menaces.

— Oui, tu as raison. Oublions. Tiens, regarde ça. »

Un livre lui sauta dans les mains.

« Le plus difficile, c'est qu'il faut prévoir où et quand Aléane apparaîtra. Il faudrait te tenir au chevet de chaque civilisation de cet univers et attendre... ou bien, provoquer toi-même l'aube rouge qui appellera sa venue. Cette histoire parle d'une capitaine de navire de Stella Neredia qui se serait nommée Aléane. Cela date de quelques années à peine. Cela pourra t'apprendre quelque chose.

— C'est mieux que rien. Merci.

— Penses-tu vraiment que Kaldor nous a menti ?

— Je préfère le croire.

— Croire que ton maître a renié ses propres principes ?

— Croire que tout ceci fait partie d'un plan. »

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