6. Un Plan pour garder la foi


(juin 2020, 1200 mots)

Depuis quelques siècles, j'avais entendu ce proverbe circuler parmi les dernières lueurs du kaldarisme, sur Daln, sur la terre de Ki, sur beaucoup d'autres mondes.

« Kaldor a un plan. »

Adrian von Zögarn, Le Kaldarisme


Lorsque Shani retrouva les ossatures rocheuses de Stella Ostium, il craignit de ne pas y trouver Kaldor. L'endroit avait tout d'un sépulcre à ciel ouvert. Cheminant entre ces arcades fracassées, Shani imagina le voyageur du tarot à trois bras, cet homme amaigri couvert de haillons puants, se traînant parmi les pierres descellées à l'aide de son bâton. Dans cet endroit propice aux fantômes, d'un trou parmi les pavés, des bras surgiraient tantôt de la terre pour l'emporter de nouveau dans les profondeurs infernales. Son pacte avec la déesse des morts n'aurait alors servi à rien, sinon à rallonger son calvaire.

Du reste, quel genre de pacte pouvait-on passer avec de tels dieux, si jaloux de leur empire de fantômes ? Qui serait assez fou ou assez désespéré pour abandonner son propre nom ? Qui pourrait survivre à un tel traitement ? Décidément, les humains fourbissaient leur imaginaire mythique de grandes sottises.

« Kaldor ? »

Le dieu-sage n'avait pas bougé de son emplacement précédent. Il était debout, immobile au milieu d'une place dallée.

« L'avez-vous... trouvée... l'écho ? »

Comment lui parler ?

Durant ses millénaires d'existence, Kaldor avait lutté pour maintenir l'intégrité de sa conscience. Pour vivre, penser, dialoguer, il menait une lutte invisible, plus grande que toutes ses autres luttes. Aujourd'hui, il éclatait, comme une étoile en fin de vie, qui se déforme et enfle sous l'effet de furieuses pressions internes. Comme son verbe hésitant, sautant d'une idée à l'autre sans transition, ses émotions alternaient sans cesse.

Une âme emprisonnée ne peut accéder à la vérité. De ce principe simple, le dieu-sage déduisait qu'il fallait lutter contre sa propre colère, sa résignation, son doute, ses hésitations ; lutter contre tout ce qui empêchait le conscient d'être libre. Mais Kaldor ne savait même plus appliquer cette philosophie à lui-même. Il était ce grand écrivain qui, aveugle et désormais incapable de lire, jette au feu tous ses meilleurs ouvrages en pleurant.

« Je ne l'ai pas trouvée » dit-il, inquiet de sa réaction.

Ses pensées étaient illisibles, telles un texte réécrit cent fois par des personnes différentes, à l'encre sympathique, sur le même parchemin.

« Tu ne pouvais donc pas ! »

Cette phrase claqua comme un coup de fouet, contrastant avec l'immobilisme de son corps astral statufié.

« Tu... personne n... ne le peut. Aucun dieu, aucun homme... ne mérite... d'être sauvé. C'est pourquoi nous n'avons sauvé personne. Voici notre vérité ! Tout est détestable. Oui, nous l'avons su... caché... nous voulions encore croire... nous étions naïfs... mais elle nous l'a dit !

— Qui a parlé de naïveté ?

— Lilith !

— Qui est-ce ?

— Naïfs ! »

Un éclair jaillit de la forme astrale de Kaldor, comme à la rupture d'un câble électrique. Il se propagea jusqu'à frapper une pierre branlante, quelques dizaines de mètres plus loin, qui s'effondra sans bruit et sans poussière – sans air, le grain de sable tombe à la même vitesse que le madrier.

« Ce qu'elle n'a pas vu... Aléane, tandis qu'elle cheminait... dans l'aube rouge... c'est que derrière elle, tous... ils se terraient, ils avaient peur, ils attendaient... et quand elle est partie... le monde a repris ses manières habituelles. Elle ne peut pas les sauver ! Alors comment le pourrions-nous ?

— Votre œuvre, maître...

— Nous ne sommes pas ! »

Le silence qui suivit était comme une corde tendue entre eux deux, sur laquelle se tenait le fil de ses pensées, en équilibre, capable de basculer à tout instant. Oui, à ce moment, Shani se souvint que Kaldor était avant tout un être d'une grande envergure et d'une grande puissance.

Mais s'il en arrivait là... si le dieu-sage ravalait ses propres idéaux comme un animal fou se dévorant lui-même... alors tous deux n'avaient plus d'avenir.

« Je dois savoir, maître. Tant que je ne saurai pas, elle continuera de m'échapper. Je dois savoir pourquoi vous souhaitez retrouver la guerrière de l'aube rouge. Du reste, si je me présente face à elle, que devrai-je lui dire ?

— Elle saura déjà tout. Avec le temps qui passe, elle sait de plus en plus.

— Pourquoi avez-vous besoin d'elle ?

— Qui te dit que nous en avons besoin ?

— C'est mon hypothèse.

— Oui, c'est le Plan... »

Kaldor parla plus faiblement, comme un monologue à peine voilé.

« Nous sommes détestable. Elle le saura. Naïf, naïf, une fois que nous avons cessé d'être naïf, nos idéaux sont devenus des statues creuses. Nous avons tout sacrifié par nécessité. Nécessité ! Nous avons tout trahi. Oh, mille fois Kaldor a été trahi. Mais Kaldor a trahi mille fois à son tour. Mille fois !

— Je ne comprends pas.

— Nous avons menti. Nous avons dupé. Nous avons plongé la vérité dans les forges des étoiles, et dans les fosses océaniques de Rems, pour qu'elle soit détruite, et oubliée.

— Quel est le rapport avec Aléane ? tenta Shani pour recentrer l'objet de leur conversation.

— Le rapport ? Le Plan. C'est le Plan. Le Plan doit être suivi. »

Kaldor fit un grand geste de la main, comme s'il se justifiait face à une assemblée pléthorique, imaginant sans doute le procès que la Sagesse et la Vérité feraient au dieu qui s'était réclamé d'elles, qui avait agi en leur nom – et qui, selon ses dires, les avait bafouées.

« Le Plan ! Sa nécessité ne peut être remise en doute. C'est inévitable. Oui, la guerre doit avoir lieu. C'est pourquoi il nous faut l'écho.

— S'agit-il d'Aléane ?

— Elle est la guerrière de l'aube rouge. Alors que les dieux se détournaient de leurs mondes, que les empires stellaires d'autrefois s'effondraient, elle a vécu chaque bataille, toujours décisive, toujours certaine. Elle a disparu en tête des régiments, seule dans la brume, comme elle a toujours lutté.

— Kaldor, je vous en prie, répondez-moi... quel est ce plan ? Pourquoi ne m'en avez-vous jamais parlé ?

— Il y a toujours eu un plan. »

Redevenu soudain très calme, le dieu-sage croisa les bras sous sa cape flottante et dit, sur le ton du maître forcé de se répéter pour la cinquième fois face à l'élève rêveur :

« Plus un plan est ambitieux, plus il est secret.

— Qui a eu vent de ce plan ? Qui implique-t-il ? Quel rôle Aléane joue-t-elle ?

— Personne. »

Le dieu-sage se mura dans le silence.

Après avoir traversé la peur et la colère, Kaldor s'était stabilisé autour d'une acceptation calme, stoïque. Le plan avait été écrit. Il devait être suivi. Comme il en avait toujours été ainsi dans son esprit, peut-être fantasmait-il désormais un projet grandiose, tel ce roi conquérant qui, depuis son lit de mort, signe et envoie encore des ordres à ses troupes vaincues. Un plan capable de donner un sens à toutes ces choses incomprises des dieux eux-mêmes. Toutes ces choses qui assaillaient encore Kaldor dans son demi-sommeil : Aléane et sa fin prochaine...

Mais s'il existait un tel plan...

Stella Ostium ne lui apparut plus comme un tombeau, mais comme un décor ; il imagina que ces ruines s'écartaient soudain, tandis que surgissait de terre une cité d'or massive, gardée secrète durant des millénaires, vouée à n'apparaître que lorsque le moment serait venu !

Shani voulait encore croire. La divinatrice, cette humaine avec ses cartes de roseau, avait eu raison. Il devait garder foi.

Je dois en parler à quelqu'un d'autre, se dit-il.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top