58. Prendre fin


(2400 mots)

Le retour à la conscience fut un choc.

Christophe se sentit séparé en plusieurs morceaux indépendants, avec l'impression atroce d'être simple spectateur de sa propre diffraction. Puis il se reforma.

Il flottait à quelques milliers de kilomètres d'Ostium. Les étoiles lointaines semblaient s'être atténuées, car Ostium avait désormais deux soleils, et l'un d'entre eux brûlait tout près de lui, comme une torche aveuglante.

Il tourna la tête vers la naine orange du système, une vieille étoile, pâle et chétive.

La pensée des astres est une accumulation ; nourrie de l'empilement de la Noosphère, des mythes et des rêves humains, elle est comme un océan d'une profondeur indiscernable, empli de mystères, incompréhensible et inhospitalier, dont les phénomènes se déroulent à l'échelle du cosmos, aveugle aux existences de la multitude.

En écho au bouillonnement de ce deuxième soleil, qui avait presque avalé la planète tellurique, Stella Ostium émettait de brèves secousses de lumière polarisée, comme pour tenter de communiquer avec lui, pour sonder ses intentions.

« Vous voilà. »

Shani, dont les cheveux argentés flottaient en apesanteur, émit un soupir de soulagement.

« Où est Kaldor ? »

Il désigna la surface effervescente du dieu-soleil, qui se couvrait de flore dorée, comme une écume. Le dieu-sage était emprisonné dans le plasma, à mille kilomètres de profondeur, étouffé par l'étau. Hélios. Ce n'était pas son premier nom, mais il en changeait comme de vêtement.

« Nous devons aller lui porter secours.

— Il m'a ordonné de partir.

— Vous allez lui obéir ? Vous croyez que tout ceci fait partie du Plan ? »

Déjà rougie comme un fer plongé dans le feu, la planète Ostium, touchée par Hélios, s'enflamma comme une nappe de pétrole. Ainsi recouverte d'une couronne orangée, elle ressemblait à une protubérance sur la surface du soleil, qui s'empressa de l'absorber en entier. Après deux mille ans de diète, son appétit était insatiable.

Shani pointa Christophe d'un doigt accusateur, mais tremblant, celui de l'avocat plongé dans son premier procès.

« Si je ne croyais pas au Plan, qui tiendrais-je pour responsable de cette catastrophe ? Kaldor ? Vous ? Moi-même ?

— Peut-être n'a-t-elle pas de responsable.

— Assez ! Suivez-moi. Nous partons. »

Un Arc tendu entre Kaldor et la périphérie du système, comme un simple fil d'Ariane invisible sur le fond uni de l'espace, se brisa. La vibration parvint jusqu'à Christophe et Shani comme le tintement d'un xylophone, une note singulière, un dernier message de Kaldor.

Tout occupé à dévorer sa proie, Hélios le remarqua à peine.

Christophe suivit le fil en quelques bonds, marchant sur tout ce qui pouvait lui servir d'appui, tirant des Arcs d'une planète à l'autre.

Hélios avait tourné son attention vers la naine orange ; il s'en rapprochait ; une éruption de lumière émergea de sa chromosphère, comme ces bras par lesquels les bactéries échangent des plasmides. Il plongea ce bras dans Stella Ostium et commença à aspirer l'énergie de l'étoile.

À peine de quoi calmer sa faim !

Christophe arrêta sa course en périphérie du système planétaire. Le festin du dieu-soleil projetait des ombres effrayantes sur une grosse planète gazeuse à sa droite, inconsciente qu'elle serait bientôt plongée dans une nuit éternelle.

De Kaldor, il ne restait qu'une poussière argentée qu'Hélios expirait par sa chromosphère, comme s'il exsudait par des pores invisibles la matière impossible à digérer, les rêves incompréhensibles pour lui, les espoirs qui lui semblaient vains et stupides.

Apparu à ses côtés, Shani comprit aussitôt : le pont d'Arcs de Stella Ostium, le seul accès au reste de l'Omnimonde, implosait.

Kaldor avait miné sa structure. Il avait installé des perturbateurs de champ gravitationnel, des satellites discrets, quasiment indétectables, reliés par une toile d'Arcs ; leur énergie convergeait maintenant vers le gouffre invisible du pont d'Arcs.

« Il avait tout préparé à l'avance, nota Shani. C'est donc qu'il avait bien un plan. »

Kaldor leur donnait du temps.

À des millions de kilomètres derrière eux, les deux soleils de Stella Ostium complétaient leur fusion. C'est donc qu'elle avait déjà eu lieu ; car cette lumière, tout comme les vibrations des Arcs, circulait à une vitesse fixe.

Christophe lança un Arc en direction du pont ; un fil de guidage au milieu de ce gouffre qui se refermait. Des fractures rougeâtres apparaissaient sur le fond opaque de l'univers ; le pont allait s'effondrer sur eux. Il referma son bras sur l'épaule de Shani et le força à sauter avec lui dans l'inconnu.

Le médiateur de Kaldor serra les dents. Des Arcs s'arrachaient de son cœur par poignées entières ; jamais il n'avait imaginé quitter son dieu ainsi !

Et comme la vie menaçait de s'écouler de son corps, alors que l'espace artificiel du pont d'Arcs déroulait sous leurs pieds ses chemins de traverse, Christophe écrasa sa main sur cette poitrine. Il recousit Shani entre deux déflagrations, deux effondrements de ces colonnades rouges dont l'empilement soutenait la structure du pont.

Car de même qu'Écho était avec lui et le soutenait, Kaldor serait encore avec eux.

Il avait agi pour le mieux durant ces millénaires, avec parfois des réussites, parfois des échecs. Sa mémoire vivait encore en de nombreux mondes. Ses disciples n'avaient pas tous disparu. La Noosphère garderait longtemps sa trace.

Il avait laissé de nombreuses pistes derrière lui.

Kaldor avait un Plan.

***

L'information transite dans cet univers à la vitesse de la lumière. Il fallut peut-être un ou deux jours terrestres pour que tous ceux qui étaient liés de près ou de loin au Plan de Kaldor entendent l'écho de sa mort et l'éveil d'Hélios.

L'amirale Flaminia se trouvait alors dans son bureau.

Elle complétait et signait une pile de documents destinés à l'amirale Ek'tan, commandante de la flotte spatiale de Stella Rems ; des comptes-rendus divers indiquant l'avancée de la constitution de la flotte, les délais escomptés, les retards imprévus et les points d'achoppement.

De son regard double, un œil doré, un œil sombre, elle ne voyait le Plan qu'à l'échelle d'un seul monde ; Ek'tan aurait la tâche d'agencer leur pièce du puzzle avec plusieurs autres. Des premiers essais de vols interstellaires venaient de prendre place dans la bordure du système. Dans son bureau à Milnera, la brillante Ek'tan avait étendu sur le mur une immense carte de l'Omnimonde, récupérée dans les épaves sous-marines bimillénaires qu'ils avaient explorées, complétée des informations parcellaires que Kaldor leur avait transmis en rêve. Les alliés potentiels avaient été listés, les futures missions diplomatiques déjà programmées par ordre de priorité.

Stella Rems s'engouffrait peu à peu dans le champ de l'Armada Secunda, la grande armée spatiale qui aurait à charge de défendre l'Omnimonde contre son envahisseur.

Son stylet dérapa ; elle déchira la feuille en deux et y répandit un jet d'encre, comme un sang noir. Ses mains se mirent à trembler. Sa vision se voila. Elle se leva brusquement, car il lui semblait que son bureau s'éloignait ; ou à l'inverse, que les frontières du monde se rapprochaient d'elle à l'infini, jusqu'à ce que chaque habitant de Rems, des administrateurs pantouflards de Milnera aux chasseurs-pêcheurs de l'archipel austral, soit à portée de main. Puis la silhouette de Kaldor, qui avait volé jusqu'à elle depuis l'autre bout de l'univers, passa comme une ombre fugace, chassée par une lumière écrasante. Toute trace d'obscurité avait disparu de son bureau, car la lumière était dans l'air ; Flaminia boita jusqu'à la fenêtre et vit, dans le ciel, le deuxième soleil.

Celui-ci grossissait comme s'il se rapprochait de Rems, parcouru par une onde permanente, qui soulevait sa chromosphère orangée. Hélios ! En le voyant, elle avait l'impression de se souvenir ; et ils auraient tous cette même impression, tous les peuples lointains de l'univers qui, à cet instant, prenaient peur à l'unisson. Elle sentit confusément la proximité de ces inconnus de toujours, de ces étrangers d'autres systèmes, car ils étaient tous liés par la terreur. Hélios les voyait tous, et ils le voyaient tous, surgissant dans leurs ciels.

Le dévoreur d'étoiles.

Je suis venu apporter la division parmi les mondes. Je suis votre nouveau dieu, et vous n'adorerez pas d'autre dieu que moi ; et vous ne suivrez pas d'autre chemin que le mien. Et mon enseignement déchirera les familles, les peuples et mettra à bas les civilisations ; et mon univers nouveau viendra sur le déclin du vôtre. Car vos existences sont bâties sur des mensonges, et je suis le dieu de la vérité. Car l'univers est un crime, et je suis le dieu de la rédemption.

Il leur avait déjà parlé ainsi, longuement, à travers des textes très anciens, sans auteur, passés dans la légende orale ; autant de fragments réattribués à d'autres personnages, autant de tentatives de se défaire du souvenir. Kaldor avait fait de lui moins qu'une légende.

Sa vision se dissipa ; le deuxième soleil fondit dans le ciel de Rems, qui reprit son bleu matinal. Mais la peur ne la quitta point. Jusqu'à présent, le danger n'avait été qu'une donnée abstraite ; l'ennemi un ensemble d'hypothèses ; les forces spatiales en gestation s'enfermaient déjà dans des présupposés sans issue, imaginant une horde barbare venue du fin fond de l'Omnimonde.

Mais Hélios était de retour, indéniable, et face à lui tous leurs efforts paraissaient dérisoires. Ils n'avaient rien fait ! Flaminia se maudit elle-même à cette pensée. Tous les papiers sur son bureau, les rapports, les ordres, les milliers de satellites lancés en orbite, les millions de tonnes de métal acheminées dans l'espace, ce n'était qu'agiter un peu de poussière devant le fauve, en espérant le déconcentrer.

Elle n'avait pris qu'une seule bonne décision.

Flaminia saisit sa canne et sa veste. Elle appela son aide de camp.

Le jeune lieutenant passa la tête par la porte, visiblement surpris par son agitation, par le ton impérieux de ses paroles.

« Gregor Tuyn est ici, annonça-t-il, le scientifique... je peux le faire entrer ?

— Non, je pars. »

Tous sur Rems n'avaient pas eu une vision aussi puissante et persistante que la sienne ; le nom d'Hélios avait traversé leur esprit, puis sombré aussitôt dans les secrets de leur inconscient, prêt à ressurgir lorsque, comme il l'avait promis, le dieu-soleil apporterait la division dans les foyers et dans les cœurs.

Chacun de ces remsiens était un ennemi potentiel, avec une certaine probabilité. Une somme de probabilités devient une statistique.

Gregor la regarda passer sans faire un geste.

« Amirale ? lança-t-il.

— Je n'ai pas le temps.

— Nous avions un rendez-vous de prévu.

— Je dois aller voir Ek'tan. Où est-elle ce matin ?

— En déplacement sur le pas de tir, je crois. Elle reviendra dans l'après-midi. »

Flaminia traversa le couloir, le jeune lieutenant sur ses talons, dont les épaulettes mal taillées tressautaient à chaque pas. L'espace d'un instant, traversée par un flot de magie d'Arcs, elle avait acquis une conscience plus aiguë des choses ; son esprit se débattait encore avec ces impressions étranges. Des objets banals, tel ce petit palmier en pot, lui semblaient marqués d'inscriptions indéchiffrables, comme des glyphes à l'encre sympathique ; des lignes couraient sur le sol comme un guidage sibyllin.

« Qu'avez-vous ? »

Peut-être Ek'tan n'avait-elle déjà plus besoin de cette femme de l'ombre. Cette pensée la rassura. Flaminia ne craignait pas d'accorder sa confiance à quelqu'un ; elle ne connaissait Ek'tan que depuis une année, mais elle savait son choix bon, définitif. L'amirale Ek'tan était parfaite pour ce rôle. Le destin placerait sur sa route les compagnons de voyage dont elle aurait sans doute besoin.

L'amirale franchit les colonnes de l'entrée.

La place d'Orval lui parut trop calme.

Un policier passablement ennuyé examinait une inscription à la craie sur le socle de la statue. Une étoile à sept branches inscrite dans un cercle. Il se gratta la tête.

Hélios, songea-t-elle.

À ce moment, les fragments de sa vision se réassemblèrent dans son esprit ; parmi les millions de menaces potentielles qui se trouvaient sur Rems, la plus proche d'entre elles ne se trouvait qu'à quelques mètres. Elle se retourna vers l'État-major ; un pistolet était pointé sur elle ; au bout de ce pistolet, un bras ; au bout de ce bras, Gregor Tuyn, qui la regardait avec des yeux absents, vitreux.

C'était une arme à ondes locales, sans munition autre qu'une batterie au lithium.

« Expliquez-moi, ordonna-t-elle.

— Il n'y a rien à dire, vous le savez. Il est en chemin. Pour que notre civilisation demeure, il faut choisir intelligemment notre camp. »

Le scientifique allait détourner le regard ; c'était un homme fort bien placé pour les servants d'Hélios, un outil précieux, mais il n'avait encore jamais servi. Tuer l'amirale Flaminia serait l'épreuve du sang, celle dans laquelle tout guerrier affronte ses illusions et ses désillusions.

« Regardez-moi ! » aboya-t-elle.

Tuyn tourna la tête.

Un faisceau de causalités infimes, toutes liées entre elles, convergeait vers lui. Ce mouvement orchestré par le battement du Temps, Flaminia, encore touchée par la grâce, ne faisait que le suivre, comme un invisible ballet de lucioles. Son œil doré vit le moustique assommé par la chaleur s'écraser dans l'œil du responsable scientifique ; la déviation de sa main, la trajectoire de l'onde locale. Tout ceci dépendait de facteurs minuscules, incalculables. Mais elle pouvait y discerner un chemin.

Flaminia se pencha sur le côté ; le tir érafla la manche de sa veste, lui arrachant quelques fibres. La tête de la statue d'Orval éclata sous le choc ultrasonique ; son bras se fendit en deux et une main de pierre se planta dans le parterre de fleurs du rond-point. Puis l'amirale écrasa son pied dans l'abdomen du chercheur, et frappa des deux mains sous le menton.

Elle sortit de son rêve éveillé alors que Tuyn, tordu de douleur, crachait du sang à ses pieds.

« Kaldor est mort, siffla-t-il d'une voix enrouée.

— Oui, Kaldor est mort. C'était le signal qu'il nous avait promis. Le Plan ne fait que commencer.

— Il n'y a jamais eu de Plan » protesta-t-il avec vigueur, car c'était la racine de ses certitudes.

Flaminia se pencha vers lui en hochant résolument la tête. La perplexité de Tuyn faisait peine à voir. Elle lui rappelait que tout almain, quel que soit son intelligence, peut être amené à se tromper. Certains peuples almains, par-delà les ponts d'Arcs de Stella Rems, avaient déjà choisi le camp d'Hélios, qu'il s'agît de tribus de chasseurs-cueilleurs ou de civilisations bâtisseuses de stations spatiales.

« Si c'est ce que vous croyez, si c'est ce qu'il croit, alors nous avons déjà gagné. »


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Bonjour !

Ceci clôt le premier livre dans une trilogie qui, à la base, était un seul livre.

Les deux suivants existent déjà, mais sont plein de problèmes à corriger. Ils apparaîtront un jour ou l'autre.

Salutations !

CN

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