5. Certitudes


(2400 mots)

Le tarot à trois bras fonctionne-t-il ?

Aucune idée.

J'ai vu trop de choses étranges dans mon existence (escargots de Bourgogne, armées de morts-vivants, tourtes au fromage, ornithorynques) pour apporter une certitude.

Le tarot est-il utile ?

Certainement.

Je crois reconnaître dans ce jeu de cartes une sorte de sens pratique kaldarien : lorsque nous ne savons plus quoi faire, mieux vaut encore s'en remettre à la cartomancie plutôt qu'au premier maître à penser venu.

Adrian von Zögarn, Le Kaldarisme


Le soleil et l'océan se faisaient face de nouveau, comme deux clients habitués d'une auberge, que l'on retrouve toujours à la même table.

Cette fois, Shani descendit la dune. Il foula le sable de la plage sur laquelle Almena avait rendu son dernier souffle. Les gouttes de sang laissées sur son passage avaient disparu. Quelques débris de bois rejetés par la mer s'étaient enfoncés plus loin sur la grève.

L'imaginaire des hommes peuplerait ce lieu de légendes. On raconterait un million de fois l'histoire d'Almena. Il le fallait, car le sable de la plage, lui, ne gardait aucun souvenir ; Utu trônait dans le ciel comme si rien n'avait eu lieu. Pour l'univers, le passage d'Almena n'avait rien eu d'exceptionnel. Les volcans ne s'étaient pas réveillés, la terre ne s'était pas ouverte, les mers ne s'étaient pas vidées. Les forces extraordinaires du cosmos n'avaient pas pris part à cette histoire.

Pensif, Shani passa une main sur son front pour dégager ses cheveux.

« Pourquoi êtes-vous revenu ? »

Il baissa les yeux. Ses pas avaient laissé des traces ; sa forme astrale interagissait donc de nouveau avec la réalité, au point d'être visible. Il faut croire que le peu de conversation que lui laissait désormais Kaldor poussait Shani à se présenter aux yeux des mortels. Ou bien, pressentant qu'il jouait le dernier acte de leur longue collaboration, il ne pouvait s'empêcher de flâner parmi ces mondes, de déclencher des conversations impromptues, de s'enquérir de tout, comme un souverain quittant son palais incognito pour estimer l'état réel de son royaume.

« À qui parlez-vous ?

— Il n'y a que vous, envoyé d'un dieu. »

Lorsqu'elle arriva jusqu'à son niveau, seules les conformations extérieures de son esprit indiquèrent à Shani qu'il s'agissait de la même femme qu'à sa précédente venue sur cette planète. Elle avait vieilli de deux décennies. Son apparence avait changé ; plus discrète, elle vivait désormais une existence solitaire et nomade.

« Comment se fait-il que vous soyez ici ? s'étonna-t-il.

— J'ai pressenti votre retour. »

Il suffisait de peu pour que son esprit influe sur ceux qu'il rencontrait ; ce genre d'événement ne l'étonnait guère.

« J'ai attendu longtemps pour vous poser cette question, reprit-elle. Qui êtes-vous ?

— Vous n'avez pas besoin de le savoir.

— Pourquoi êtes-vous revenu ici, si ce n'est pour parler ? Pour méditer sur la colline, comme ils le font tous ? Pour prier Almena ?

— Je ne suis pas venu la prier, protesta-t-il. Ceci n'est pas un pèlerinage. »

La silhouette minuscule d'un navire marchand surgit à l'horizon, hésita, replongea dans l'inconnu.

« Qui êtes-vous ? » répéta-t-elle, sur un ton plus mesuré, mais toujours aussi exigeant.

Peut-être que ces humains qui avaient côtoyé l'héroïne immortelle étaient prompts à remettre en question leurs dieux.

« Comment se nomme votre soleil ? lança-t-il en désignant l'astre du doigt, de façon familière.

— Vous le savez sans doute.

— Dites-le moi.

— Utu.

— Que dit votre proverbe ?

— Quel proverbe ? »

Puis comprenant où il voulait en venir :

« Utu voit, Kaldar sait.

— C'est cela. L'œil unique par lequel les astres vous observent ; de l'autre côté la synthèse de la sagesse, la connaissance des vérités fondamentales de l'univers ; la force de bien agir et de parler vrai. Utu vous juge, Kaldar vous aide. C'est curieux, quels que soient les mondes, on ne parle jamais de Shani. Et vous déformez souvent son nom originel. C'est le lot des langages variés que l'on parle dans cet univers.

— Vous connaissez Kaldar ?

Kaldor. Je suis son médiateur. Nous travaillons ensemble. Si ce monde connaît l'enseignement de Kaldor, c'est que nous sommes déjà venus ici.

— Pourquoi recherchez-vous Almena ?

— Elle fait partie du Plan. »

Gêné par le vent qui le frappait maintenant de face, Shani détourna la tête.

« Kaldor est très âgé. Il n'a plus la force de soutenir les mondes. En son absence, l'univers se détourne de lui. Il sera oublié, comme tous les dieux. Mais il souhaite encore accomplir quelque chose... il a un Plan, et ce Plan impose de retrouver celle que vous avez connue sous le nom d'Almena. »

En quels termes avait-il fait cette demande, d'ailleurs ? De tous les êtres de l'univers se faisant connaître sous le titre de dieux, Kaldor avait toujours eu sans conteste le langage le plus cryptique. Shani, le plus proche de lui, savait le comprendre. Mais à mesure que les pensées du dieu-sage dérivaient comme les débris d'un navire frappé par la tempête, il perdait lui-même le fil de ses paroles. Shani était comme le dernier locuteur d'une langue morte, vouée à disparaître faute de transmission.

« Mais il ne vous a pas dit le pourquoi de ce Plan, et cette ignorance est le terreau de tous vos doutes.

— C'est vrai. Je ne l'ai jamais connu aussi mystérieux.

— Alors, posez-lui la question.

— Ce n'est plus possible.

— Dans ce cas, posons la question à quelqu'un d'autre. »


***


La divinatrice itinérante prit le chemin en sens inverse pour se mettre à l'abri du vent, derrière une dune, où portaient encore les derniers souffles orangés du crépuscule. Shani fit un bond à travers l'espace et la précéda sur son lieu d'arrivée. Cette démonstration de magie ne sembla pas la surprendre. Oui, les humains qui avaient assisté aux véritables miracles, ceux d'Almena elle-même, voyaient clair dans le jeu des dieux. Ils voyaient de simples prestidigitateurs au regard perçant et aux doigts habiles, qui manipulaient la réalité comme des marionnettistes, secouant ses fils pour qu'elle se conforme à leurs désirs.

Elle s'agenouilla et déplia un carré de tissu devant elle, invitant Shani à la rejoindre d'un geste du menton.

« Que faites-vous ? s'impatienta-t-il en la voyant déballer, avec mille précautions, un petit paquet enveloppé dans un voile de tulle.

— Puisque vous êtes le médiateur de Kaldar, vous devez connaître ceci.

Kaldor. Son nom est Kaldor. Et je ne connais pas la liste de toutes les paroles qui lui ont été attribuées, de toutes les superstitions qui lui ont été associées. Le Kaldor qui vit dans le cœur des humains n'est pas celui que je connais. Parfois même, je crois qu'ils n'ont rien de semblable. »

Shani reconnut un jeu de cartes de roseau parsemées de taches lie-de-vin, vingt fois plus âgé que celle qui le tenait en main.

« Voici le tarot à trois bras, don de Kaldar, le plus puissant des dieux.

— Kaldor ! Son nom est Kaldor !

— Vous l'avez dit, ô Shani. Notre Kaldar n'est pas votre Kaldor ; ils sont comme deux cousins. »

Face à cette indubitable maxime de sagesse, Shani fut forcé de se taire. La jeune femme entama une série de manipulations absconses. Elle fusionnait et séparait des piles de tailles décroissantes, sans jamais paraître concentrée.

Ce genre d'outil divinatoire part du principe que le hasard n'existe pas. Afin d'accéder à la vérité des choses, le médiateur spirituel doit procéder à de tels mouvements machinaux, exempts de toute influence de sa pensée ou de ses sentiments. Une fois réalisé le vide de l'esprit, il ne peut que surgir quelque cause profonde inscrite dans la trame de l'univers.

« Dans le panthéon de notre monde, Kaldar est plus grand qu'Utu, qu'Ereshkigal, que Nergal. Oh, Kaldar ne dirige nul empire, ne possède nulle richesse, sinon celle de l'âme. Mais il nous a donné plus que ce que nous pouvions recevoir. Il nous a confié la vérité.

— Je connais ce tarot. Il a été inventé par un alchimiste neredien. J'ignore qui s'est amusé à le répandre parmi les mondes, mais tout ce que je peux vous dire... c'est que ce genre de chose ne fonctionne pas.

— Vous qui êtes l'envoyé d'un dieu, vous refusez de croire ?

— Je ne crois qu'en Kaldor, et Kaldor est malade.

— Cessons de parler de Kaldor. Parlons de Kaldar. »

Ses mouvements s'arrêtèrent d'un coup. Elle laissa sa main au-dessus d'un des paquets. L'attention happée par son discours, Shani s'était laissé prendre au jeu ; il ne parvenait pas à démêler les fils du hasard entortillés autour de ces cartes. Le tarot, malgré l'extrême simplicité de ses vingt-sept figures, venait de créer un mystère.

Sans doute aurait-il pu, d'un coup de bras, balayer cet échiquier de figures camouflées, mais en cet instant, Shani ignorait ce qu'il pourrait en sortir. Un étrange sentiment prit forme dans son cœur solitaire. L'espoir d'un signe.

Allons, se dit-il. Je suis le médiateur de Kaldor ! C'est moi qui envoie les signes aux conscients, pas le contraire.

« Kaldar, reprit la divinatrice, n'a pas toujours été sage ni sûr de lui. Il a connu le doute comme vous et moi. Il a craint de ne pas être un véritable dieu. Il a alors amorcé un voyage jusqu'à l'Anh, l'âme de l'univers lui-même, dont il a pu extraire un éclat de vérité. Dans cet éclat, il a vu son avenir. Une fois devenu savant, Kaldar a de nouveau séparé cet éclat en neuf cent quatre-vingt dix neuf fragments, qu'il a dispersés parmi les mondes. »

Elle déplaça sa main au-dessus d'un autre paquet.

« Finissons-en ! » s'exclama-t-il.

Cette injonction se transforma en ordre ; la main hésitante, échappant à la volonté de la jeune femme, s'abattit sur une carte, qu'elle refusa de révéler.

« Ce rituel ne vous appartient pas, protesta-t-elle. Laissez-moi poursuivre. Pourquoi cette impatience ?

— À chaque instant, quelque part, une Aléane naît et une autre meurt.

— Et tant que vous serez encombré par vos doutes, vous serez incapable de suivre son chemin. Il faudra accepter de les abandonner. Vous abandonner à la foi.

— Quelle foi ?

— Croyez en elle, comme nous tous. »

Du bout du doigt, elle déplaça une première carte.

« D'ordinaire, mon rôle est de révéler à tout humain, au moyen de ce tarot, ses trois vérités fondamentales. Celle capable de le construire. Celle capable de le détruire. Celle capable de le sauver. Mais ce soir, il ne s'agit pas de vous. Il s'agit de révéler les vérités du Plan de Kaldor. »

Elle regarda la première figure, prit une grande inspiration et la tourna vers lui. La carte représentait un homme-oiseau, auréolé de lumière.

« J'ai tiré ces cartes des centaines de fois et je me souviens de chaque personne. Voici la deuxième carte d'Almena, l'Aton.

— Je ne connais pas ce symbole.

— L'Aton est le tyran qui apporte le chaos. Il promet l'avènement d'une ère nouvelle, mais il n'apporte que la destruction. »

Allons, se dit Shani, on ne peut interpréter le hasard. Ou peut-être... ces figures, ce n'est qu'un miroir qu'elle me tend. Une glace dans laquelle je suis forcé de me regarder. C'est ainsi qu'on peut apprendre quelque vérité.

« Que cela signifie-t-il pour nous, à votre avis ?

— Mon avis vous intéresse-t-il vraiment ?

— Certains mortels m'ont été de bon conseil.

— Quelle est la définition d'Almena ? C'est la guerrière de l'aube rouge. Elle se manifeste lorsque le monde s'effondre, pour le porter sur ses épaules. Pourquoi Kaldor la voudrait-il, sinon pour ce qu'elle est ? C'est donc qu'il voit une nouvelle aube rouge s'avancer vers vous.

— Balivernes.

— C'est vous qui m'avez demandé mon avis. »

Elle tira la deuxième carte. Un homme courbé sur un bâton de pèlerin, le regard vague, porté sur l'inconnu. Aussi maigre que sa canne de fortune, à demi camouflé par une cape noire déchirée, il bravait les prémices d'une tempête grondante.

« Le voyageur.

— Il n'a pas l'air en très bonne forme.

— C'est qu'il voyage depuis longtemps. Comme il advient de tous les vivants, il est mort ; mais il s'est enfui du séjour des morts. Ni homme, ni dieu, c'est un paria dans chaque sphère céleste. Il n'existe que par et pour son voyage. Il ne peut demeurer fixe.

— Que veut-il ? Que cherche-t-il ?

— Pour quitter le royaume des ombres, il a dû passer un pacte avec la déesse Ereshkigal. Elle a pris tous les souvenirs de son existence passée et les a enfermés dans une sphère de cristal. Il n'a plus de nom, plus de mémoire. Il ne sait plus ce qui l'a poussé ainsi à braver la mort. Sa seule certitude est que s'il poursuit suffisamment son chemin, il finira par parvenir à son but. Sa seule crainte est que l'objet de son désir soit, comme lui, en perpétuel mouvement, qu'ils marchent tous les deux le long d'un cercle, diamétralement opposés, et ne puissent jamais se rejoindre.

— Un tel être ne saurait exister.

— N'avez-vous jamais connu une personne sans attache, privée de passé comme de futur, n'existant qu'en mouvement, qui tomberait en poussière sitôt forcée de s'arrêter ?

— Quel rapport avec Almena ?

— Je l'ignore. Le voyageur est l'une des cartes les plus mystérieuses, à l'exception de... »

Elle laissa retomber la troisième carte. Ce tirage confirmait toutes ses superstitions. Nous y sommes, songea le médiateur, fataliste. La sagesse de Kaldor se dissout ; tout ce qu'il restera de lui, ce sera une carte dans un tarot.

« L'Écho » souffla-t-elle.

C'était un maillage de traits abstrait.

« Je ne l'ai vu que deux fois. Il y a dix ans, quand j'ai confié ses trois vérités à Almena. Et aujourd'hui face à vous.

— Que signifie-t-il ?

— C'est elle. L'Écho. Un écho qui se répète sans cesse, d'une époque à l'autre... »

Shani attendit une seconde. Aucun miracle ne se produisit. Le flou et l'incertitude étouffaient toujours ses réflexions solitaires. Il regrettait toujours plus l'absence criante de Kaldor, aux prises avec la déréliction de son esprit.

« Excusez-moi, dit-il. Je vous fais mes adieux.

— Retournez le voir, proposa la jeune femme. Parlez-lui. »

Shani referma autour de lui un voile d'illusion, comme un paravent pour camoufler son départ. Un accès de pudeur exagéré, se dit-il. Une magie telle que la mienne ne peut plus impressionner cette divinatrice ; même si Utu descendait du ciel et se mettait à lui parler, elle continuerait de tirer ses cartes.

Pour elle, il existe un ordre dans son univers. Almena est la clef de voûte de cet ordre.

Que ne puis-je goûter aux mêmes certitudes !

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