42. Entre deux vagues de pierre


Il faut descendre.


Ce regard félin qui avait marqué ses premiers jours revenait sans cesse la hanter, car elle savait qu'à la fin de son existence, le fauve reviendrait la juger. Et son jugement serait sévère. Car il mesurerait sa vie à l'aune de ses choix possibles, de cette infinité de choix qui s'offraient à elle.

À moins...

Prise par une sensation panique d'étouffement, Ek'tan s'éveilla dans un geste brusque. La ceinture mal mise comprimait sa poitrine ; elle s'en dégagea. Les vibrations de l'hélicoptère faisaient danser les yeux verts encore en filigrane de l'habitacle, comme s'il s'agissait d'un reflet incrusté dans sa rétine.

À moins qu'il ne la juge pas. À moins qu'il n'y ait jamais eu qu'un seul choix possible, et que ce regard soit le guide de son destin, le sillon dans lequel elle traçait ses pas à l'aveugle, ignorant qu'elle appartenait à un plan divin.

La légende orale admettait à demi-mot l'existence d'un dieu du destin. Ce dénommé Kaldor, ce mystérieux homme masqué, possédait-il vraiment une science du passé et du futur, supérieure à celle de tous les dieux ? Ne faisait-il qu'interpréter les volontés du monde, ou les influençait-il ? Qu'importe ! Orval se situait au centre de l'histoire ; Kaldor n'en occupait qu'une alcôve secrète, souvent passée sous silence.

« Vous avez bien dormi ? »

Le copilote, typé de l'hémisphère Nord de Rems, avait la langue bien pendue et le cheveu frivole, dont les mèches audacieuses surgissaient en désordre de son casque de vol. Les vibrations de l'appareil étant compensées par un dispositif antibruit à interférences actives, sa voix résonnait comme un écho, distant mais dépourvu des imperfections habituelles d'une radio de vol. Il lui tendit une barre énergétique des rations de l'Entente, étant lui-même en train de mâchonner sa pâte de fruits et de noix.

« Très bien » mentit-elle, ce qui ne parut pas le convaincre.

L'hélicoptère volait à très basse altitude ; il rasait la surface de l'eau et laissait derrière lui une traînée d'écume.

« C'est la première fois que vous visitez le centre ?

— Je ne savais même pas qu'il y avait un centre, répondit Ek'tan dans la radio.

— C'est vrai, on fait rarement l'aller-retour. »

Jusqu'ici silencieux, le pilote prit la parole dans un dialecte de l'archipel boréal. Toutes les langues de Rems procédaient les mêmes racines et se reconnaissaient sans peine ; les glyphes écrits étaient restés stables depuis des siècles ; mais l'Entente avait joué un rôle certain dans l'apprentissage de ces peuples isolés à se comprendre. Comme si elle reconstruisait quelque chose perdu de longue date, une unité du passé brisée avec la tour de Babel.

L'île Maun' se trouvait devant eux, juste au bord de la faille, pointe émergée d'une plaque continentale largement prise sous les eaux.

« Sous nos pieds, commandante, dix lieues sous le niveau de la mer. Le point le plus profond de Rems se trouve à quelques centaines de lieues d'ici. »

Le copilote entreprit d'essuyer les verres de ses lunettes de vol. Il n'était pas habitué à transporter des visiteurs pour le centre. De même les chercheurs du centre océanographique de Maun' ne seraient pas habitués à la venue d'une officière de l'Entente.

« Entre ici et l'espace, il n'y a qu'une seule atmosphère de différence, ajouta-t-il. Ce n'est rien. Entre ici et le fond de l'océan, il y a dix mille atmosphères. C'est une pression si colossale que pour étudier les créatures des profondeurs, il faut les remonter dans des caissons pressurisés, sans quoi elles explosent et se délitent. Pour sûr, aller dans l'espace requiert de s'arracher à la gravité remsienne, de se protéger des rayons cosmiques et des radiations stellaires, mais une fois que ces contretemps mineurs sont réglés, c'est dix mille fois plus facile que l'exploration marine.

— Nous ne sommes pas allés au fond, n'est-ce pas ?

— Nous n'avons pu envoyer que des robots. Nous avons marché sur plusieurs corps célestes, mais aucun homme n'est descendu au fond de la fosse.

— Peut-être que notre place n'est pas ici. »

Gêné par sa remarque, le copilote s'étendit sur les caractéristiques du centre de recherches : budget, personnel, accréditations. Il semblait s'être documenté sur le sujet, ou avoir tout appris sur place.

« Mais que font-ils, exactement ? Tester des équipements spatiaux ? Quel rapport entre ces recherches et l'armée ?

— On voit bien que vous n'êtes jamais venue ici » dit l'homme.

Soudainement aussi évasif qu'une anguille, il persista dans les budgets et les historiques, sans jamais répondre à ses autres questions.

***

Même dans le miroir, Ek'tan ne voyait plus sa cicatrice ; seul le regard des hommes lui renvoyait la difformité de son visage. La marque du fauve avait grandi avec elle, et cette lame de fibrose violacée scindait son visage en deux comme l'Oural. Quelques marqueteries signalaient les tentatives d'un chirurgien célèbre de Milnera de combler la crevasse, quelques années plus tôt, qui se défendant d'un échec, avait prétendu qu'il était de toute façon trop tard pour agir.

Ek'tan aurait été belle sans cette crête infranchissable ; mais cette cicatrice faisait partie d'elle, et il était aussi absurde de l'imaginer sans que de visualiser un ciel sans nuage, ou toute autre rêverie d'impressionniste.

La commandante naviguait ainsi dans le flot de l'humanité en séparant ceux qui l'acceptaient telle, et ceux qui refusaient cette apparence ; ceux qui prenaient acte de ses traits malmenés et ceux qui les niaient. L'homme qui l'accueillit à sa descente d'hélicoptère, un personnage hirsute vêtu d'une hideuse combinaison verte, se situait du bon côté.

« Commandante Ek'tan ! Enchanté. Je me nomme Gregor. Gregor Tuyn. Je suis en charge des relevés topographiques.

— Monsieur Tuyn » le salua-t-elle, car à l'absence de grade sur sa tenue de travail, elle en avait aussitôt déduit qu'il s'agissait d'un scientifique civil.

Il paraissait particulièrement enjoué. Ek'tan pesa ses précédentes expériences avec les ingénieurs des centres de recherche de l'Entente, des hommes taciturnes, austères, baignant dans la culture du secret. Tuyn la considérait comme une invitée de marque.

Une bourrasque repoussa la puanteur de kérosène de l'appareil et renvoya vers eux les embruns du large, qu'elle inspira vivement.

« Voici votre badge » annonça Tuyn en lui faisant passer un rectangle de plastique.

Il trépignait d'impatience à l'idée de cette visite, comme un numismate qui ouvre son plus beau livre de timbres. Ek'tan, guère pressée de le suivre, examinait les alentours de la piste d'atterrissage à la recherche d'indices. L'étendue de béton déjà abîmée par le sel suggérait qu'il s'agissait d'un des plus vieux centres de l'Entente. La plongée sous-marine ne pouvait pas être une simple lubie.

« Nous commençons la visite ? » s'impatienta Tuyn.

Planté sur un rocher solitaire à proximité de l'île de Maun', comme une couronne de céramique sur la racine d'une dent, le centre était immergé en majeure partie. Difficile d'en estimer la taille. Ek'tan attendit qu'une porte blindée se referme sur eux pour reprendre la parole. Une vibration parcourut les murs de béton ; l'hélicoptère redécollait. Tuyn descendit quelques marches d'un escalier métallique avant de constater la gêne de son invitée.

« Excusez-moi, j'ai oublié quelque chose ?

— Savez-vous pourquoi je suis ici ? » lança-t-elle.

Tuyn se gratta la tête.

« On s'attendait depuis quelques mois à recevoir une personne envoyée par l'amirale Flaminia. Elle nous avait prévenus. »

Il semblait chercher la meilleure formulation.

« Il y a des choses très intéressantes à voir ici. Tout n'est pas dans les dossiers confidentiels de l'Entente. Si vous voulez être mise au courant, ici, c'est le meilleur endroit.

— Au courant de quoi ?

— Descendons dans les bureaux, nous serons plus à l'aise. »

Il parlait surtout pour lui.

« Qu'étudiez-vous ici ? demanda Ek'tan sur un ton las.

— Nous étudions la tectonique, le mouvement des plaques, les reliefs des fonds marins, ce genre de choses... nous avons aussi des spécialistes de biologie marine, et quelques ingénieurs.

— Combien d'ingénieurs ?

— Trois cent. La moitié de notre personnel scientifique. Mais ce sont des chiffres qui fluctuent. »

Une fois quittée la cage d'escalier, Tuyn la guida dans un couloir, dont les dimensions attestaient du gigantisme souterrain du centre. Ek'tan essaya de faire une rapide estimation de son envergure, de sa superficie. C'était incompatible avec les chiffres mentionnés par le copilote sur le trajet.

« Quel est votre budget ?

— Hein ? Euh, je n'ai plus les chiffres en tête. Mais c'est honorable, tout à fait honorable. Venez par ici, je vais vous présenter l'équipe de direction des explorations.

— Avec quoi explorez-vous ? Des forages, des sonars, des robots sous-marins ?

— On a un peu de tout, admit Tuyn. Vous voulez voir les sonars ? »

À le voir ralentir à l'approche des bureaux, où résonnait le ronronnement d'ordinateurs et de quelques conversations techniques, Ek'tan devina qu'il hésitait, comme l'âne face aux bols d'eau et de son.

« Les sonars, dit-il, pris d'une illumination. On peut faire les sonars. »

Il poussa une porte à la peinture décrépie et annonça à la cantonade :

« Nous avons de la visite ! »

Plusieurs chercheurs mal accoutrés levèrent la tête vers elle, y compris deux militaires dont les chemises formaient une Pangée de plis.

« Je vous présente la commandante Ek'tan.

— Elle vient voir » devina aussitôt une femme dont les mains se tenaient suspendues au-dessus d'un double clavier, entre deux instructions de calcul.

Cette phrase, à l'intérieur du centre de recherches océanographique, signifiait quelque chose de clairement identifiable, car tout milieu fermé tend à se munir de son propre langage, de ses expressions idiomatiques. Et quels que soient les secrets manipulés par le centre tels du combustible atomique, « venir voir » signifiait s'y initier.

« Robé, peux-tu afficher un écho à quatre mille mètres ? »

Un écran immense séparait en deux le mur de calculateurs, qui clignota en bleu pendant plusieurs secondes, avant que le projecteur reçoive l'image fidèle, bien que cryptique, obtenue par une campagne de relevés sonar. Ek'tan ne savait pas interpréter ces vaguelettes de points verdâtres, comme une échographie des fonds marins que l'on aurait floutée, puis contrastée cinquante fois, jusqu'à ce que les dorsales s'effondrent et que le moindre bruit devienne une montagne.

« Je ne vois rien, dit-elle.

— Ici, affirma Tuyn en pointant un doigt sur l'écran, dodelinant légèrement de la tête, avec l'assurance tranquille d'un informaticien qui vient enfin de trouver le bug tant recherché.

— Qu'y a-t-il ici ? »

Le doigt toujours planté sur l'écran, il suivit une courbe sinueuse qui descendait entre les nuages de points non significatifs, plongeait, remontait tantôt, puis plongeait de nouveau.

« Ceci, c'est la plaine océanique, juste en face de nous. Quatre mille mètres sous le niveau de la mer. À Maun', nous sommes entre deux vagues de pierre ; la plaque océanique finit par plonger sous la plaque continentale sur laquelle nous avons pied, à cause de leurs différences de densité. Ce point là est juste avant la fosse. Sur la crête. Ensuite, ça descend à dix mille mètres.

— C'est une sorte de gros rocher ? »

Les chercheurs se jetaient entre eux de brefs regards indécis.

« Il faut descendre, tenta la dénommée Robé.

— On a des photos, on a des relevés, protesta Tuyn.

— Il faut descendre, asséna-t-elle. Êtes-vous claustrophobe, commandante Ek'tan ?

— Non.

— Alors, il faut descendre. »

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