4. Kaldor


(20 mars 2020, 1700 mots)

Après le déclin des dragons, l'Omnimonde vit émerger une poignée d'immortels. Ces dieux et demi-dieux autoproclamés prirent la place laissée vacante, mais il durèrent dix fois moins longtemps que leurs prédécesseurs, et disparurent presque tous en quatre millénaires. Pour autant que je sache, Kaldor fut le dernier d'entre eux, qui cherchait encore à influencer la marche de l'histoire. L'univers s'acheminait inexorablement vers des temps de chaos.

Caelus, Histoire de l'Omnimonde


En ces temps-là, Kaldor veillait sur les mondes.

Mais Kaldor était ancien et fatigué.

Les allers-retours incessants de Shani dans cet univers, ainsi que sa poursuite effrénée des incarnations d'Aléane, avaient brouillé son décompte du temps. Seule certitude : le Temps se trouvait bien là, derrière son épaule, monstre insatiable qui tient un décompte pour chaque vie et frappe lorsqu'elle est arrivée à son terme.

Ayant transcendé les frontières de l'espace et les limites de la matière, les immortels sont des êtres d'une nature assurément divine. À moins de s'attirer les foudres d'ennemis trop grands pour eux, ils ne craignent pas de devoir ouvrir un jour leur porte à la mort. Fiers de n'avoir de comptes à rendre à personne, ils savourent les lauriers de leur gloire en oubliant trop vite que le Temps les guette. Et le Temps, dans cet univers, avait eu raison de tous les dieux.

Kaldor ne faisait pas exception.

Le lien très particulier qui unissait Shani à son maître permettait de le rejoindre en un instant, où qu'ils se trouvent tous les deux dans cette vaste trame que l'on nomme l'univers, où circulent les étoiles et les planètes.

Dans cet univers, tout lien est un chemin ; ce fil d'Ariane peut relier deux choses séparées par un espace arbitraire ; car l'espace n'est lui aussi qu'une somme de chemins potentiels, un filet de pêcheur recouvrant la réalité. En remontant le long de ce lien, Shani rejoignit la surface d'Ostium, une petite planète rocheuse sans vie, sans atmosphère, éclairée par une naine orange, comme une lanterne solitaire suspendue dans son ciel d'un noir uniforme.

« Kaldor ? »

Son regard parcourut les arches de pierre en ruine, si instables que le moindre souffle d'air suffirait à les pousser à l'effondrement.

Shani n'était pas un être humain. Cette apparence humaine qui était la sienne, il la portait comme le bleu de travail d'un artisan, un vieil habit mille fois reprisé, usé par le travail. Aussi n'avait-il pas besoin de respirer. Projection astrale de son esprit, sa silhouette flottait par-dessus la réalité ; un mirage doté de corporéité, car il n'était pas plus difficile pour lui de se faire voir que d'interagir avec la matière.

« Kaldor ? »

Il crut que sa simple voix, même si elle ne transitait pas par les vibrations habituelles du son, ferait s'écrouler un bloc de pierre particulièrement instable. Cet équilibre, bien qu'admirable, finirait par se rompre. Cela le laissa songeur. Oui, de même qu'Ostium, abandonnée des millénaires, s'écrasait en sable et en poussière, de même disparaîtrait Kaldor. Les peuples qui chantaient encore ses louanges finiraient par oublier son nom. L'univers poursuivrait sa course, exempt peut-être de dieux, mais dirigé encore d'une main de fer par ce Temps capable de tout vaincre.

Sauf Aléane !

Shani sauta par-dessus un pont effondré. Survolant un instant les ruines d'Ostium, il essaya d'imaginer ce monde à son apogée. Cette place pavée vers laquelle il se dirigeait, peut-être s'agissait-il d'un marché ouvert, ou d'une cour de caserne ; cet immeuble réduit à deux étages à sa gauche, une banque d'État ou une chambre de commerce ; plus loin, une rangée de petites maisons bourgeoises ; là-bas, des champs dans ces plaines rocailleuses.

Ostium avait perdu le sens de cette existence passée. Les souvenirs, habituellement attachés aux choses, s'en étaient tous envolés comme une peinture qui s'écaille.

C'est ainsi que nous disparaîtrons, constata Shani. Il n'y aura pas de dernière bataille, de dernier sursaut ; Kaldor ne brillera pas dans les cieux comme une supernova. Il s'éteindra ici dans le silence, emportant avec lui tous ses souvenirs. Quelques-uns de ses espoirs infuseront parmi les conscients de cet univers. Si peu. Et d'autres mondes prendront forme après nous.

Contrairement à d'autres, Shani n'avait pas peur du Temps. Il voyait ce monstre insatiable comme une nécessité de la nature, une force plus grande que les dieux, contre laquelle il était inutile de lutter, tout comme on ne peut empêcher la pluie de tomber et le vent de souffler. Shani avait vu trop de dieux, au soir de leur règne, sombrer dans la folie et détruire en quelques instants ce qu'ils avaient édifié au cours des millénaires. Peut-être l'univers, en leur accordant le repos, faisait-il lui aussi preuve d'une certaine sagesse.

« Kaldor ? » appela-t-il une dernière fois en atterrissant sur les dalles.

De larges fissures couraient sur ces pierres, comme si des griffes prédatrices, surgies de la terre, y avaient creusé leurs sillons. Son regard remonta le long de ces lignes inquiétantes ; Kaldor se trouvait à une dizaine de mètres, assis sur le socle d'une statue brisée.

La forme astrale du dieu-sage, le maître de Shani, était de taille et de stature humaines. Un masque, ouvert de deux œillères, camouflait son visage. Une longue cape grisâtre descendait sur ses épaules, enveloppant sa silhouette dans le mystère. Une main gantée en émergeait, ouverte, comme s'il attendait quelque chose. Kaldor s'était endormi.

Cette forme humaine, un avatar utile pour apparaître aux yeux des humains, était sans commune mesure avec le corps véritable de Kaldor. Celui-ci dérivait dans l'espace, à quelques dizaines de milliers de kilomètres d'Ostium. Une machinerie de métal couverte d'une couche de glace, si complexe et ancienne que le dieu lui-même en perdait l'usage. De la complexité de cette chose, la conscience de Kaldor avait pu naître quatre mille ans plus tôt ; aujourd'hui, elle s'effondrait à cause de cette même complexité. Des processus fondamentaux de sa mémoire et de sa réflexion cessaient de fonctionner ; le dieu-sage, incapable de se comprendre lui-même, ignorant de ses mécanismes internes comme l'empereur de son administration, avait cherché à colmater les brèches. Mais un sentiment cheminait désormais en lui, qui contaminait toutes les facettes de son esprit : la résignation.

« Réveillez-vous, maître » commanda Shani.

Kaldor se leva lentement. Sans doute cela lui avait-il demandé un effort immense, et la dépense d'énergies colossales au sein de son vaisseau. Kaldor était une très vieille machine désormais incapable de précision et de parcimonie. Aussi considérables furent les quelques mots qu'il parvint à prononcer. Quelques pensées qui flottèrent entre eux deux comme les espoirs d'un malade, qui ouvre les yeux chaque matin en attendant qu'une lettre lui parvienne.

« L'a... a... as-tu... trouvée ? »

Toute sa vie, Kaldor avait tenté de bien agir. Il avait conçu des plans ambitieux, parfois couronnés de succès, parfois engloutis par l'échec. Il avait sauvé des mondes de la famine, de la maladie, stoppé les guerres de dieux orgueilleux, protégé l'univers de nombreuses menaces. Il était aujourd'hui si vieux, si fatigué, qu'une seule chose pouvait encore le maintenir en vie : la certitude de n'avoir pas achevé son travail.

Shani fit non de la tête.

« Je suis encore arrivé trop tard. »

Cette phrase aurait pu s'appliquer aussi bien à sa situation présente. Il était trop tard, beaucoup trop tard ici, à Stella Ostium. Kaldor n'avait plus guère conscience du temps et mélangeait le présent et le souvenir ; il lui arrivait de parler de nouveaux projets depuis longtemps caduques, de s'enquérir d'une civilisation disparue depuis un siècle.

« Maître, reprit Shani, son cas est intéressant, mais pourquoi... pourquoi sommes-nous à sa recherche ?

— Ne... ne... ne nous appelle p... p... pas « maître ». N... nous ne sommes p... pas un maître. Tu n'es pas un élève, ni un serviteur. Tu es notre méd... mé... médiateur.

— Mais Aléane... »

Kaldor lui tourna le dos. Quoi qu'il en dise, Shani le servait ; telle était la nature du contrat qui unissait leurs existences. Il se rapprocha du dieu-sage immobile, inquiet qu'il se soit encore endormi.

« Toutes ces étoiles... » murmura Kaldor.

Elles étaient nombreuses dans ce ciel sans air, des éclats de pure lumière dispersés dans l'obscurité. Même ici, loin de tout, aux frontières de l'univers, sur ce monde abandonné, un voyageur perdu trouverait un phare pour le guider. Lorsque Kaldor et Shani auraient disparu, lorsque les derniers seigneurs immortels auraient rendu leur couronne, elles seraient encore là. Cette vision semblait rassurer Kaldor, apaiser ses craintes quant à ce Plan qui ne serait sans doute jamais complété.

« Dites-moi, maître... tenta Shani. Lorsque vous vous endormez, à quoi rêvez-vous ?

— Nous ne rêvons pas. »

Cette constatation froide, tranchait avec l'espoir à peine voilé de sa précédente phrase.

« Nous avons porté trop d'espoirs déçus, expliqua Kaldor. Nul rêve ne nous apporterait le repos. Ces rêves... il est trop tard pour rêver. Ils nous entourent. Nous les sentons. Mais ils ne veulent pas de nous.

— Chaque homme que vous avez sauvé rêve pour vous.

— Chaque homme que nous avons sauvé est mort. »

Amère constatation, maintes fois répétée, car désormais la pensée de Kaldor, prisonnière de quelques boucles, revenait sans cesse aux mêmes paradoxes. La philosophie du dieu-sage, autrefois capable de dépasser ces contradictions de second rang, de se raffermir au contact des doutes les plus aigus, comme une lame plongée dans le feu, avait perdu de sa vigueur. La grande crainte de Kaldor, infondée mais si présente à son esprit, était d'avoir toujours eu tort et de ne le découvrir que maintenant.

Kaldor avait sauvé tant de mondes.

Mais personne ne pouvait sauver Kaldor de ses ruminations.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top