38. Descendre
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
Verlaine
Leurs formes astrales flottaient dans le vide spatial jusqu'à ce que Christophe, d'un geste de la main, invoque un promontoire de pierre auquel ils purent s'accrocher. De ce promontoire austère, ils contemplèrent le disque sombre, découpé dans le champ d'étoiles du lointain, révélé par son absence.
Christophe traça de nouveaux Arceaux, qui s'élançaient de ses mains, se déployaient en nuages rougeâtres, courbes, qui venaient se fixer sur le pourtour du cercle, confirmer et raffermir sa structure.
« Je suis capable de voyager dans la Noosphère, dit Shani. Mais de toutes les fois où je suis venu à Stella Ostium, je n'ai jamais remarqué cette porte.
— À votre décharge, elle était assez bien camouflée. »
Christophe cherchait maintenant un point d'entrée, comme une poutre solide à laquelle accrocher ses cordes, pour descendre en rappel dans l'inconnu.
« Qui peut être à l'origine de cette installation ? » s'exclama Shani.
Les bras ballants, démuni, emporté par le flot de mystères du Plan, il ressemblait moins à un médiateur divin qu'à un homme rattrapé par le déclin de l'âge.
« Je ne vois qu'un seul. Kaldor lui-même.
— Je l'aurais su.
— Je n'en doute pas. Mais vous devez comprendre qu'il y a plusieurs Kaldor. »
Christophe lança un Arc dans l'espace. La corde traversa leur champ de vision comme une étoile filante ; au niveau de la porte, il y eut une brève décharge de lumière cohérente, que la physique des forces nucléaires aurait été bien en mal d'expliquer. La structure de l'espace était stabilisée. Christophe fit un autre geste du bras, tira sur l'Arc pour en raffermir les nœuds.
« Que voyez-vous ? demanda Shani.
— Derrière cette surface se trouve un espace de transition vers la Noosphère. C'est immense et structuré. Je me demande presque si on ne pourrait pas y faire passer des objets matériels. Non pas que cela nous concerne tous deux. »
Surprenant au vol une pensée de Shani, Christophe fronça des sourcils.
« Je suis désolé, dit-il abruptement. Vous ne venez pas avec moi. Vous risqueriez de me ralentir, ou de vous mettre en danger. Je suis le voyageur, vous êtes le médiateur. Occupez-vous de veiller sur votre dieu comme vous l'avez toujours fait.
— Je veux comprendre, dit Shani piteusement, tel un joueur d'échecs battu dès le cinquième coup, car incapable de cacher son jeu.
— Je sais. Mais cette obsession vous aveugle. Vous vous concentrez sur des détails. Nous sommes, vous et moi, des chercheurs d'Aléane. Nous devrions être rompus à la lecture des plans d'ensemble.
— Vous êtes extrêmement censé, pour quelqu'un qui a passé des millénaires englouti dans l'Océan.
— Un peu d'introspection ne fait de mal à personne. »
Christophe ouvrit les bras ; les manches de son manteau usé se soulevèrent telles deux ailerons noirs. Il prit une légère impulsion et plongea dans l'accès qu'il venait lui-même de sécuriser. Son corps se transforma en étoile, puis s'effaça du réel ; cela ne lui laissa qu'une légère sensation de picotement.
Comme il entrait dans la Noosphère, des chapes de brume recouvrirent le fond noir de l'espace, qu'elles coloraient d'aplats grisâtres. Un air artificiel frappa son visage, qui redevint aussitôt solide. Il rouvrit les yeux. Une silhouette transparente flottait à côté de lui dans les nuages.
Il ne serait jamais seul dans les rêves.
« Te revoilà » dit-il à sa forme duale.
Ses premiers mots furent indistincts ; car si les rêves nous apparaissent toujours complets et bien formés, Christophe, qui traversait les illusions, voyait celles-ci prendre forme et couleur à mesure que sa présence les y forçait, comme un boutiquier un vendredi soir qui, voyant entrer son dernier client, est forcé de ressortir les verroteries qu'il vient d'ôter de sa vitrine.
« Comment dois-je te nommer, ô Aléane qui n'est pas tout à fait Aléane – juste un souhait ?
— Écho. »
***
« Il est parti » annonça Shani.
Kaldor, planté sur la croûte de glace de son vaisseau, semblait surveiller l'espace comme une vigie. Il tournait le dos au gigantesque portail de Stella Ostium, et regardait donc dans la mauvaise direction.
« Il est parti, répéta Shani en se rapprochant du dieu-sage.
— Oui. Une fois qu'il sera revenu, le Plan sera entièrement mis en place.
— Dites-moi, maître, qu'y a-t-il au fond de ce puits ? »
La silhouette grise fit un mouvement de côté, comme un demi-haussement d'épaules. Chaque fois que Shani posait une question, Kaldor se la posait lui-même, et le conspirateur qui était en lui choisissait ou non d'y répondre, selon les implications pour le Plan.
« Un dieu, répondit le médiateur, puisque Kaldor ne semblait pas donner suite à sa requête. Avons-nous connu ce dieu ?
— Moi, oui, et toi, également, mais tu ne peux pas t'en souvenir.
— Justitia l'aurait-elle connu ?
— C'est possible.
— Puis-je dire son nom ?
— Non, tu ne le peux pas, balaya Kaldor d'une voix sombre, en agitant une de ses curieuses mains gantées. Pars, maintenant. Je souhaite que tu rejoignes Stella Rems et que tu informes les peuples de la mer que le moment du Plan sera bientôt arrivé.
— Rems ? s'étonna Shani. Est-ce que je connais cette planète ?
— Non, elle n'a jamais reçu de visite de ta part.
— Pourquoi votre plan ferait-il intervenir ces mortels ? Qu'ont-ils de si spécial à vos yeux ? Que doivent-ils accomplir pour votre Plan ?
— Tu verras bien avec eux. Maintenant, pars.
— Expliquez-moi ! »
Un épais silence les maintint tous les deux à distance. Shani regretta aussitôt d'avoir élevé la voix ; mais il aurait aimé, en cet instant plus que tout autre, savoir quels sentiments se cachaient derrière le masque de métal de Kaldor.
« Stella Rems est, en effet, un monde particulier, avec lequel j'ai eu quelques contacts en vue du Plan. Tu n'avais pas besoin de le savoir. Je ne t'ai jamais envoyé ni amené là-bas, ni même dans les systèmes voisins. Rems est une planète océanique qui se situe à quelques ponts d'Arcs des anciens mondes de l'Imperium Justitiae.
— Sauront-ils m'en dire plus que vous ?
— Les remsiens savent qu'ils ont un rôle à jouer. Ils en ignorent l'étendue complète. Ils le sauront lorsque le Plan aura pris forme. »
Shani émit un soupir et traça la torsion d'espace qui le mènerait hors du système Ostium. Entre deux reflets violets qui balayaient son visage comme des vagues transparentes, ses sourcils se froncèrent, et il demanda d'une voix lourde :
« Est-ce mentir que de cacher la vérité ?
— Peut-être, répondit Kaldor. Mais c'est nécessaire. »
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