37. L'autre Kaldor
(1800 mots)
J'ai rêvé un jour que je traversais mon monde intérieur, jusqu'à une grande montagne solitaire.
J'entrai dans des souterrains obscurs, la peur au ventre, car ici-bas se trouvait quelque chose que j'avais caché, pour ne pas avoir à en souffrir davantage la présence ; quelque chose qui me détestait, et qui était capable de me détruire.
Je remontai le long d'un boyau de roche, lorsque je vis grandir une silhouette inquiétante en face de moi.
C'était ce que je craignais le plus de rencontrer ici.
C'était un miroir, et l'homme dans ce miroir n'était autre que moi-même.
Cet homme agenouillé sur la grève, le sable collant à ses bottes trempées, le vent s'engouffrant sous son manteau élimé, n'appartenait pas à ce monde. Il s'agissait d'un ajout impromptu, comme un accessoiriste resté par mégarde sur scène alors que le rideau s'ouvre ; comme un défaut dans un cristal, un atome dont la mauvaise polarité suffit à engendrer des interférences macroscopiques.
Shani ne s'attendait pas à rencontrer ainsi le voyageur.
Il attendit quelques minutes avant de se révéler. L'homme, sans doute habitué aux temps longs des geôles océaniques, demeurait une image figée, contemplative. Shani ôta alors le voile d'illusion qui le séparait du réel, sortit sa forme astrale de l'ombre et vint prendre place à quelques mètres du voyageur, bras croisés sur sa tunique blanche.
« Savez-vous qui je suis ? » l'interrogea-t-il.
Et surtout, m'avez-vous remarqué ? – Il ne pouvait faire l'outrage de cette question à un mage d'Arcs d'une telle envergure, dont l'esprit disparaissait sous un écheveau d'Arceaux protecteurs impénétrables, dont la forme astrale était d'une stabilité minérale, parfaite imitation de matière.
« Vous êtes Our-Shani, l'arpenteur de mondes.
— Et vous ?
— Christophe Nolim. Je ne sais rien de plus, il n'y a rien d'autre à savoir.
— Que faites-vous ici ?
— Et vous ?
— Je vous cherchais.
— Pourquoi ?
— Ne m'interrompez pas ainsi, s'impatienta Shani.
— Au contraire, je viens tout juste de naître, je suis un être curieux et plein de questions.
— Vous semblez en savoir beaucoup pour un nouveau-né.
— Détrompez-vous. Je n'ai accès qu'au savoir commun, le savoir habituel, tout ce qu'Océanos ne pouvait pas m'enlever. Il a détruit tout mes souvenirs personnels, tout ce qui n'existait que par moi. Mais il ne pouvait certainement pas détruire Our-Shani, l'arpenteur de mondes ! Je vous ai connu, de nom au moins, dans le temps. »
Shani fronça des sourcils. Cet homme lui paraissait au moins aussi flou que le plan de Kaldor.
« Quel temps, exactement ?
— Je ne sais pas. Mille ans ? Deux mille ans ? Qu'êtes-vous devenu, d'ailleurs ?
— Je suis le médiateur de Kaldor.
— Qui est Kaldor ? »
Shani ouvrit plus grand ses yeux. Au moins quatre mille ans ! Quel genre d'être pouvait résister ainsi à l'Océan primordial ?
« Kaldor est le dernier grand dieu de l'Omnimonde, annonça-t-il sur le ton las de quelqu'un qui répète pour la centième fois le même discours convenu.
— Ah, encore des dieux. Ils n'ont pas encore tous disparu ?
— De peu.
— Tout dieu finit par se transformer en tyran. Alors elle vient. Vous êtes ici à cause d'elle, Shani, je l'entends... vous réfléchissez à la meilleure manière de me soutirer des informations... mais je crains n'en savoir pas plus que vous. »
Il se leva d'un mouvement brusque, forçant le médiateur à un petit bond de retrait. Le dénommé Christophe frappa du poing contre sa poitrine, au niveau du sternum. Était-ce une résolution héroïque dans son regard, ou le début de la folie ? Qui sait juger de la différence ?
« Elle est ici, annonça-t-il. Avec moi. Toujours. Rien qu'en rêve pour l'instant, mais je la retrouverai. Pourquoi avez-vous besoin d'elle ?
— Je l'ignore, avoua Shani.
— Votre Kaldor ne vous a rien dit, n'est-ce pas ? C'est ainsi que procèdent les dieux avec leurs servants.
— Kaldor a conçu un plan. L'avenir de l'Omnimonde dépend de ce plan.
— Quel genre de plan ? Un plan de bataille ? Un plan de conquête ? Un plan occulte ?
— Kaldor n'est pas de cette espèce de dieu.
— Je m'en doute, se défendit Christophe en agitant les mains. Je vous ai connu libre ; si vous avez abandonné cette liberté pour un dieu, c'est que ses idéaux en valaient le prix.
— Dans ce plan, poursuivit Shani, vous jouez un rôle. Ainsi que celle que nous cherchons tous les deux, semble-t-il... la guerrière de l'aube rouge. Aléane.
— Je vais la retrouver.
— Si vous permettez que je vous accompagne, nous la rechercherons ensemble.
— Je n'ai pas besoin de vous. »
Christophe tourna des talons et ouvrit une distorsion d'espace. Shani réagit dans l'urgence, tissant une toile d'Arcs grossière pour bloquer son passage. L'homme à la veste noire passa sa main dans ces fibres avec un sourire gêné.
« Vous êtes conscient que vous ne pouvez pas m'arrêter ? Vous n'êtes pas un aussi bon mage d'Arcs que moi.
— Vous avez séjourné longtemps dans les séjours océaniques. L'Omnimonde a bien changé entre-temps. Notre Noosphère n'est plus celle que vous avez connue. Les réseaux ont évolué, les enjeux de pouvoir se sont déplacés. Mon expérience et mes contacts vous seront utiles. »
Christophe le contempla en faisant une moue contrariée.
« Vous avez raison, dit-il. Vous avez totalement raison. Je dois reprendre mes marques dans cet univers. Je dois procéder par étapes. Menez-moi donc à ce Kaldor. Menez-moi à votre dieu. »
***
Agenouillé sur une dalle de pierre fracturée, Kaldor disparaissait presque entre les reflets métalliques de sa robe, comme une floraison artificielle ouverte sur la désolation de Stella Ostium, un dernier message de ce monde abandonné.
Il leva la tête vers le ciel, vers son corps de glace, de titane et de carbone, qui rôdait autour de la planète tel un attelage privé de son pilote ; vers les étoiles, car Kaldor veillait encore sur l'Omnimonde.
Sa présence à Stella Ostium, le fait qu'il ait démonté ses systèmes de propulsion pour s'arrêter ici, tel le capitaine jetant l'ancre à son dernier port, ce ne pouvait être un hasard. Tout ceci faisait forcément partie du Plan.
Depuis qu'il en avait pris conscience, Stella Ostium avait revêtu une importance capitale à ses yeux. Mais aucun des souvenirs rassemblés devant lui, tel un ballet de fantômes, n'avait pu expliciter le lien qui le connectait à ce système stellaire.
« Manifeste-toi » ordonna-t-il.
Un autre Kaldor apparut devant lui. Son masque d'acier subtilement différent exprimait des sentiments tout autres vis-à-vis de l'univers. Ce Kaldor-ci était le maître d'œuvre de chantiers titanesques, prêt à tordre le cou à sa propre morale au cours du processus, si l'objectif poursuivi lui semblait louable.
Alors qu'il triait et rassemblait les processus mentaux qui subdivisaient son âme, Kaldor avait tué quantité de ses doubles inconsistants, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un. Celui-ci même, qui renfermait tous ses souvenirs du Plan.
Le Plan le défiait. Conspiration enkystée dans son âme, il avait secrètement travaillé, à son insu. Par quelques ordres bénins donnés à Shani, par quelques décisions sans fondement, prises dans l'illusion du choix, il avait amené Kaldor à Stella Ostium, déconstruit ses moteurs, lancé le médiateur à la poursuite d'Aléane et du prisonnier d'Océanos.
« Je veux savoir une chose, décida Kaldor.
— Pour que le Plan soit parfait, tu ne dois rien savoir.
— Justitia a essayé de me détruire. Cela faisait-il partie du Plan ? »
Le second Kaldor sortit une main de sa robe et lui présenta son index levé, tel le sage s'apprêtant à dispenser son enseignement.
« Tu as toujours envisagé un plan comme une séquence d'étapes à suivre, d'actions pour accéder à ces étapes, de dépendances et de relations de nécessité entre ces actions. Un plan de cette nature est comme un mastodonte. Lorsqu'il est lancé, il est inarrêtable ; mais s'il vient à ralentir, s'il s'arrête, c'est l'être le plus faible de tous. C'est pourquoi nombre de tes plans ont échoué. Or le Plan ne doit pas échouer. C'est pourquoi il n'est pas séquentiel. Une arborescence de décisions possibles a été envisagée. Des millions de trajectoires ont été calculées. Le Plan a été conçu pour que, hormis des événements immensément improbables, quels que soient les choix libres de ses acteurs, le résultat escompté soit atteint.
— C'est-à-dire ?
— Il est nécessaire que tu l'ignores. »
Cette conversation ne menait nulle part. En questionnant cette part sombre de son âme, en fouillant dans ses secrets, Kaldor se défaisait lui-même. Le retour de Shani fut son salut.
Surgi d'un repli d'espace, le médiateur atterrit sous ce ciel étoilé comme un ange de paix, repliant ses ailes pour reformer son apparence humaine. Une forme astrale plus complexe le suivait. Il s'agissait d'un être ancien, l'esprit parcouru de repliements si confus qu'on en ignorait s'il était vraiment un homme, ou s'il se l'imaginait seulement.
Face à Shani, Kaldor, malgré sa nouvelle multiplicité, n'apparaissait toujours que comme un seul être. Mais le voyageur n'était pas dupe ; suivant les Arcs, il estimait chaque chose comme un ingénieur qui, d'un seul regard, capture l'agencement et le fonctionnement d'un mécanisme complexe.
Le second Kaldor, sa face cachée, se tut et disparut dans ces replis de l'âme où se dissimulent nos ressentiments les plus amers.
« Voici le voyageur, annonça Shani. Il se nomme Christophe.
— Christophe-Nolim » corrigea-t-il.
L'homme leva la tête vers le ciel, suivant du regard l'Arc invisible qui liait la forme astrale de Kaldor à sa forme physique. Son regard azuré traversait les hommes et les dieux ; quoi qu'il ne les méprisât point, il semblait s'en moquer pareillement. Car tel le chercheur d'or qui hallucine, dans l'argile secoué par ses mains, les prémices de son trésor futur, l'univers ne lui apparaissait qu'en demi-teinte. Seule comptait Aléane.
« Je sais déjà qui vous êtes, poursuivit-il. Mais vous, savez-vous qui je suis ?
— Un rescapé d'Océanos. »
Ce fut alors comme si le Plan lui soufflait ses mots. Kaldor se tourna vers Shani :
« Tu as bien agi, ô médiateur. Nous pouvons maintenant poursuivre.
— Comment ?
— Il nous faut révéler ce qu'est Stella Ostium. »
Shani bouillait sur place, excédé par ces empilements de secrets ; or Kaldor ne pouvait lui donner tort, et il ne pouvait s'empêcher d'agir ainsi, avec mensonge et fourberie, car cela avait été déjà décidé depuis longtemps.
« Que vois-tu ? demanda Kaldor à l'homme dissipé, songeur, sans doute déjà sur le point de courir après ses chimères.
— Je vois une grande torsion d'espace en orbite autour de cette planète. Une porte invisible, colmatée en hâte.
— Sais-tu ce qui se trouve derrière cette porte ?
— Comment le saurais-je ?
— C'est tout un labyrinthe de rêves, un dédale au bout duquel se trouve une sorte de prison.
— Vous pensez qu'Aléane se trouve là-bas ? »
Kaldor hocha la tête.
« Oublions Aléane. Tout ce que je sais, c'est que si tu agis conformément à mes demandes, tu la rencontreras sur ton chemin.
— Cela me suffit » dit Christophe en croisant les bras.
L'arpenteur de mondes ne semblait toutefois pas convaincu par cette promesse, de même que Shani, qui avait recherché Aléane durant des décennies pour la voir désormais reléguée au statut d'élément secondaire du Plan.
Kaldor tourna son masque vide vers la porte secrète de Stella Ostium. Ses pensées se bousculaient. Il avait conscience de mentir, de cacher la vérité, pourtant ne pouvait agir autrement.
« Quelqu'un se trouve là-bas, annonça-t-il. Un... très vieil ami. Mais je suis incapable de suivre ce chemin. Même Shani n'a plus l'agilité nécessaire à la traversée de ces rêves. Tu es notre meilleur espoir.
— Entendu. Je le ferai. Comment reconnaîtrai-je votre ami ? Comment se nomme-t-il ?
— Tu n'auras aucun mal... à le reconnaître.
— Depuis combien de temps ne l'avez-vous pas vu ? Mille ans ? Deux mille ans ? Qui vous dit qu'il est encore en vie ?
— Je l'ignore. C'est pourquoi il nous faut ouvrir la porte. »
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