35. Une légende
Un homme n'est jamais à la hauteur de sa légende.
« Vous êtes Odysseus, reconnut Christophe.
— En effet, répondit-il, surpris, alors que ses matelots soumis affalaient les voiles. Vous êtes le premier à me lire comme tel. Je n'en attendais pas moins d'un être capable de défaire Charon et de briser la voûte de notre caverne !
— Vous avez caché votre nom. Cela vous a mis à l'abri du Nomenclateur, du Roi sous la mer, de l'Océan lui-même ! Vous avez fait profil bas.
— C'est inhabituel chez les êtres de notre trempe, n'est-ce pas ?
— Mais cela s'accorde avec votre légende.
— Ma légende ! » s'exclama le Grec avec un sifflement d'admiration.
Lui aussi considérait Christophe et Aléane comme une seule entité. Son regard se fixait au barycentre de ces deux âmes liées, tandis qu'il faisait le tour du pont, marchant aussi bien sur les os de son navire que sur les carcasses tremblotantes de ses marins.
« C'est vrai, je suis à Vorago depuis longtemps, et ceux qui sont arrivés après moi m'ont rapporté des échos de ma légende... alors, sans vouloir paraître vaniteux, instruisez-moi ! Qui suis-je ? Pourquoi suis-je connu ? »
La vanité dans son regard n'était pas tant celle du héros consommant sa gloire, que celle de l'ultime détenteur d'une vérité historique. Tous les autres humains de cette époque étaient morts ou ramaient dans le navire d'Odysseus, enchaînés à son désir de fuite. Même le grand Achille cognait ses talons contre les bancs d'ivoire.
« Vous êtes connu comme le plus rusé des rois grecs qui menèrent la guerre de Troie. Le poète Homère dit que vous avez combattu dix ans sous les remparts troyens avant de trouver l'idée décisive qui mit fin au siège de la cité.
— La légende est exagérée, dit Odysseus en souriant.
— Il dit que votre retour à Ithaque fut un long voyage, de dix ans lui aussi.
— Ah ! Mon retour ! »
Le roi grec donna un coup d'épaule dans un matelot anonyme qui semblait s'être affalé sur le bastingage, pour le jeter par dessus-bord ; les vagues furieuses s'empressèrent de l'avaler.
« En vérité, je ne suis jamais rentré chez moi. J'étais parti depuis fort longtemps et je me suis rendu compte que j'aimais ce voyage. Les autres rois n'auraient jamais pu le comprendre !
— Agamemnon aurait dû prendre exemple sur vous ; il a été assassiné à son retour.
— Je sais, son fantôme est en-dessous de nous. »
Odysseus, homme rusé et calculateur, supportait mal de faire face à quelqu'un qu'il ne parvenait pas à analyser.
« Mais vous, maître Christophe... car vous êtes un maître d'Arcs, n'est-ce pas ?
— Si vous le dites.
— De quel royaume êtes-vous le souverain ?
— Je n'ai nul royaume.
— Alors nous sommes tous les deux pareils voyageurs sans terre ; sans doute sommes-nous ici pour la même raison.
— Qui serait ?
— La mort a essayé de nous rattraper, nous avons essayé de tromper la mort, et nous poursuivons ainsi notre voyage. »
Un creux gigantesque se forma sur le flanc gauche du navire, comme si Océanos ouvrait grande la bouche d'un nouvel enfer ; Odysseus s'accrocha aux cordes dont le maillage quadrillait le pont aussi sûrement qu'une trame d'Arcs.
« Tenez bon ! lança-t-il à ses matelots. Vous craignez la force démesurée de l'Océan, mais sachez que nous sommes trop petits pour lui ! Nous sommes la fourmi sous sa botte, et il ne peut nous écraser ! »
Puis se retournant vers Christophe :
« Que dit votre poète, cet Homère, sur mon rôle dans la prise de Troie ? La ruse ?
— Le cheval » avança Christophe.
Silencieuse, Aléane étudiait les mouvements de l'océan. Des flocons de lumière semblaient apparaître à l'horizon, entre les deux masses écrasantes de la mer et du ciel. Là où prenait fin la tempête, prendrait fin leur périple ; mais ce pouvait être à dix lieues comme un million.
« Le cheval ? Quel cheval ? s'étonna Odysseus.
— Le cheval... celui que vous construisîtes... une offrande aux dieux que les troyens firent entrer dans leur ville, dans laquelle vous étiez cachés... »
Le Grec partit d'un éclat de rire effrayant. D'ordinaire, les esprits monolithiques sont organisés autour d'un désir suprême, un objectif mal défini qui sera sans cesse repoussé, pour que la vie se poursuive. Mais Odysseus était d'une nature différente, originale parmi les débris de Vorago : le voyage lui suffisait. S'arrêter lui était insupportable. Tout ce qu'il souhaitait, c'était continuer, toujours, quitte à franchir les barrières de la mort, descendre aux enfers et en revenir, quitte à écraser tous ceux qui freineraient son avancée et à laisser derrière lui des tombereaux de cadavres.
Odysseus était monstrueux. Trop habitué à côtoyer les monstres, Christophe ne s'en était même pas aperçu, alors que les conformations de l'esprit du Grec lui étaient perceptibles et claires.
« Un cheval ! s'exclama-t-il. Un cheval ! La trouvaille de votre poète est amusante ! Quelle belle métaphore ! »
Un tremblement agita le navire ; Christophe crut que l'assemblage osseux, ayant atteint son point de résonance, se disloquerait. Aléane, quant à elle, se tenait à la proue, bravant les explosions d'écume, l'œil rivé sur cet horizon providentiel.
« Je vous devrai bientôt d'être sorti des enfers, annonça Odysseus. Je vous dois quelque chose ; or je sens que cette histoire vous intéresse. Voici la vérité, maître Christophe. Il n'y a jamais eu de cheval. Les troyens et les grecs étaient pareillement épuisés par le siège ; mais les premiers savaient que nous avions l'avantage. Du moins, certains d'entre eux le savaient. Il a suffi de quelques traîtres. Ils nous ont ouvert les portes de la ville ; en une nuit, nous avions mis Troie à sac.
— Et les traîtres ?
— Ils ont été récompensés comme il se doit ! Je crois qu'un seul a réussi à s'échapper. Les autres ne sont pas sortis vivants de la cité en flammes. »
Odysseus tourna la tête dans la même direction qu'Aléane. Le vent les frappait maintenant de face ; Océanos essayait vainement de les freiner.
« Nous arrivons » constata-t-il.
Le grec allait gagner sa place à la poupe, d'où il aurait une vue d'ensemble sur sa trirème infernale ; Christophe l'arrêta d'un geste.
« Que voulez-vous ? La vérité serait-elle trop dure à digérer ?
— Vous êtes un criminel.
— Ce sont les lois de la guerre ! se défendit-il. D'ailleurs, si vous êtes ici, c'est que vous aussi, vous avez commis des atrocités. Océanos sait tout ! J'ai bien cherché, et à Vorago, je n'ai trouvé aucun innocent purgeant une injuste peine.
— Je ne me souviens pas.
— La belle affaire. »
Odysseus désigna d'un geste vague ses rameurs invétérés, dont les bras de marionnettes se disloquaient à la tâche.
« Nous sommes, vous et moi, des voyageurs ; nous sommes supérieurs à tous les mondes que nous traversons, car nous sommes le passage. Le Temps s'émeut-il des morts des uns et des autres ? Non ? Alors pourquoi nous ?
— Vous ne devez pas partir d'ici.
— Qui êtes-vous pour me juger ainsi ?
— Je suis plus fort que vous. Selon les règles iniques des tyrans, vous devez vous soumettre à ma loi. »
Aléane réapparut près de lui ; avec l'Arc qui les reliait, même depuis l'autre bout de l'univers, elle se trouvait toujours à un pas de distance. Elle posa une main sur son bras et murmura :
« Nous sommes presque arrivés. Nous pouvons faire le reste du chemin seuls.
— Que dites-vous ? s'étonna Odysseus, qui n'entendait rien à cet apparent monologue.
— Un homme n'est jamais à la hauteur de sa légende » constata Christophe en se laissant tomber en arrière.
Ce serait pour lui un avantage certain : il n'avait aucune histoire et n'était connu de personne !
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