32. Tu as un nom
Quand je te demande : « qui es-tu ? », tu me donnes ton nom.
Mais je ne t'ai pas demandé ton nom.
Tant que tu n'as pas agi, ton nom est une intention ; tu es un livre avec un titre, mais sans contenu.
Kaldor, Principes
Océanos ignorait sans doute qu'un rêve avait pris racine dans l'enfer de Vorago et que, comme la graine révélée par l'éclatement d'un fruit trop mûr, le palais englouti de Zor s'effondrait tout autour de leur arène improvisée.
Plus loin on s'enfonce dans les rêves, plus on s'éloigne du Temps. Le battement régulier des secondes, qui souffle entre les étoiles, ne porte bientôt plus que comme le claquement étouffé d'un balancier fatigué ; plus bas encore, le Temps n'a aucune importance. Seule la causalité prévaut. Un objet épargné par le cheminement des causalités demeure éternellement dans le même état. La pomme tombée de l'arbre ne pourrira jamais, jusqu'à ce qu'un arpenteur la saisisse en main et l'intègre dans son histoire. C'est pourquoi le rêveur a la propriété de faire exister le rêve, d'en raviver la flamme ; le Temps s'accroche à lui comme une odeur imprégnant ses vêtements, qu'il transmet sans le vouloir aux choses qui l'entoure.
Une fois parti, le rêve reviendra à son état immobile, la pomme regagnera sa place.
Le fond d'Océanos fait exception à cette loi. À Vorago, le Temps existe encore, car il admet un outil de mesure irréprochable : la lente décomposition des choses, sous la pression constante de l'Océan.
Christophe et Aléane se trouvaient désormais dans leur temps propre. Le chemin d'Arceaux de Christophe avait pris racine, croissant en galaxie spiralée. Une inclusion d'espace dans Vorago, dont l'extérieur ressemblait à une sphère de verre plissée de milliers de ridules, de taille toujours fixe, et dont l'intérieur enflait de manière prodigieuse.
Ils se poursuivaient sur ces chemins, sautant sans cesse d'un Arceau à l'autre, dont ils devinaient les emplacements flous à l'instinct. Ces structures d'espace en déplacement disposaient d'une inertie arbitraire, celle de blocs de millions de tonnes, capable d'écraser leurs corps astraux jusqu'à les nier. Par bonds décisifs, Aléane cheminait en direction d'un point stable dans la tempête, une plate-forme circulaire née de la conjonction aléatoire de plusieurs Arceaux.
Christophe, lui, croyait apercevoir des reflets de lui-même dans ces figures abstraites, ou plutôt des fragments de ses pensées. Car ce rêve dans le rêve était le sien. Et il n'y avait rien d'autre dans son esprit que la séquence infinie des statues d'Aléane, qu'il lui semblait voir surgir en gardiennes silencieuses, se balançant sur les Arceaux, la tête en bas, comme des anges suspendus à la voûte céleste.
La peau de son front commençait à fondre. Il était encore loin de se réconcilier avec son nom.
Aléane s'arrêta au milieu du cercle ; il atterrit d'un bond à quelques mètres d'elle. Des Arceaux s'arrangèrent aussitôt autour d'eux, menaçants, comme si dotées de vie propre, ces machines d'Arcs se faisaient les juges de leur duel.
« Pourquoi as-tu tué Zor ? »
L'espace du rêve déformait le son de sa voix et y superposait le grondement des Arceaux.
Aléane lâcha l'épée qu'elle tenait en main, qui fut aussitôt rendue au néant, et la remplaça par un bâton d'un mètre et demi, fait d'une sorte de bois durci.
« Parce que c'était mon rôle, pas le tien.
— Qui es-tu, Aléane ?
— Je suis une question. »
Christophe copia son arme et s'élança contre elle, démultipliant ses coups par des torsions locales d'espace. Aléane avait toujours une longueur d'avance sur lui. Leur duel ressemblait à un entraînement entre deux élèves du même niveau.
« Quelle question ?
— À toi de me le dire.
— Pourquoi sommes-nous liés ?
— Tu voudrais savoir, n'est-ce pas ?
— Dis-moi !
— Impossible. Je n'en sais pas plus que toi. »
Lassé, Christophe jeta son bâton au loin et s'arrêta sur place – le mouvement des Arceaux du cercle le fit tourner autour d'Aléane.
« Que fais-tu ici ? Es-tu reliée à ce nom qui est le mien ?
— C'est un nom qui t'allait bien, n'est-ce pas ? Mais tu ne l'as pas encore accepté. C'est que tu te mens encore à toi-même. C'est que tu ne te souviens pas encore.
— De quoi devrais-je me souvenir ?
— C'est évident ! Tu as une place dans cet univers, mais pas à la tête d'un empire. »
Christophe fronça des sourcils.
« Continue.
— C'est pour ça que je suis ici. Pour réussir avec toi ce que je n'ai pu faire avec nul autre tyran. Je ne veux tuer personne ! J'aurai aimé tous les sauver.
— Nous sommes au fin fond des enfers. Personne ne peut être sauvé. »
L'arpenteur de rêves fut traversé par une frénésie hâtive, la même avec laquelle Vorago avait démoli l'image et le nom du roi Zor. L'existence d'Aléane, à cet instant, lui fut insupportable. Il s'arma d'une lance d'acier.
« Je l'éviterai » dit-elle, fataliste.
Sans répondre, il jeta son arme dans les engrenages d'Arcs qui circulaient au-dessus d'Aléane. Un Arceau fut arraché à son mouvement habituel et frappa Aléane dans le dos, dont la forme astrale fut pulvérisée.
Les Arceaux s'arrêtèrent ; les frontières du rêve se rapprochèrent. Resté seul au centre, Christophe se sentit épié par les mille et une figures de l'aube rouge, celles qui avaient traversé l'histoire et dont il tenait une liste exhaustive.
Était-il désormais seul ?
Libre ?
« Je n'aurais pas dû faire cela, dit-il à haute voix.
— Tu peux être sauvé. »
Aléane, identique à celle qu'il venait d'anéantir, ressurgit auprès de lui comme si elle se tenait cachée dans un repli d'espace, attendant qu'il exprime des remords.
« Comment es-tu...
— Chaque fois qu'Aléane meurt, elle naît de nouveau. Nous sommes liés. Ne cherche pas à m'éviter, Christophe, ô éternel voyageur. Cherche à me rejoindre. Car ta place est avec moi. Telle est la vérité qui te sauvera, Christophe. Elle te sauvera de l'Océan et elle te portera encore loin. »
Elle n'avait jamais été une antagoniste, ni une rivale ; leur lien mystérieux était aussi ce qui l'avait gardé en vie.
Il lui devait tout.
Il aurait voulu se jeter à genoux, s'arracher les cheveux et implorer son pardon. En quelques claquements précis, des millions d'Arceaux se refermèrent, rapprochant les frontières du rêve, ramenant à leur souvenir Vorago et l'Océan oppresseur, dont la nuit les recouvrait comme un compromis amer.
Il n'en fit rien, toutefois, car elle n'attendait de lui aucune expression d'attrition. Il pouvait pleurer tout son saoul, Aléane était bien plus exigeante que cela : seuls ses agissements parleraient pour lui.
« Tu es encore perdu, remarqua-t-elle. Mais tu as un nom. C'est un début. Tu n'es encore rien ni personne, juste ce nom. Ce sont tes actions qui donneront un corps à ton existence.
— Comment faire ? Que faire ?
— Nous verrons. »
Elle s'approcha de lui et posa un doigt sur son front pour tracer les contours de sa cicatrice. La douleur s'estompa à ce contact.
« Il y a une deuxième partie à ton nom. Elle est écrite en-dessous de « Christophe » ; tu ne l'as pas vue et tu ne l'as pas prononcée. C'est pour cela que tu en souffrais encore. Car « Christophe » est ce que tu es, toi ; mais tu es aussi lié à moi. Et ce lien mérite lui aussi un nom.
— Un être peut-il porter deux noms ?
— Pourquoi pas ? »
Aléane retira sa main, couverte d'une poussière d'Arcs grisâtre.
« Voici ton deuxième nom, déclara-t-elle. Nolim. Nolim est le lien qui nous unit par-delà le Temps.
Maintenant, viens, nous devons partir d'ici. »
La bulle d'Arceaux se résorba, les laissant tous deux flottant au-dessus des derniers vestiges du manoir de Zor.
« Écoutez ! » lança Aléane.
Les âmes damnées s'accumulèrent en-dessous d'elle, formant bientôt comme la pointe émergée d'un monolithe noir, masse de corps enchevêtrés, forêt de regards et de mains menaçantes.
« Le Roi sous la mer a été vaincu. Quatre siècles de Zor ont pris fin en un instant. Mais la tyrannie que vous subissez se poursuit et se poursuivra jusqu'à ce que vous disparaissiez tous. Car elle procède d'Océanos lui-même. »
Elle pointa un doigt vindicatif vers le ciel, semblable au prédicateur annonçant les foudres divines, mais au discours inverse.
« Levez-vous ! Abattez ce Charon qui garde les portes de la ville ! Soyez une vague contraire, capable de frapper l'Océan ! Votre victoire est peut-être impensable. Mais en demeurant ainsi dans la boue de Vorago, votre défaite est inévitable ! »
Il faut croire que même ces vestiges humains se souvenaient d'Aléane ; que ses talents de persuasion portaient encore dans ces esprits déliquescents. Car des soubresauts animèrent la vase ; des formes humanoïdes, par dizaines, puis centaines, puis milliers, s'y arrachèrent. Une armée faisait surface, celle des habitants silencieux de Vorago, des vaincus, des résignés. Elle déclenchait la révolte.
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