16. Aléane


Nous savons qu'Aléane est extraordinaire, car ceux qui n'ont peur ni du destin, ni de la mort, ni de la justice ; ni des almains, ni des dieux ; ni de leur reflet, ni des ombres qui les entourent, ceux-là ont tout de même peur d'une chose.

Caelus, Notes


(1700 mots)


Lorsque Justitia regagna son corps, le Garuda avait commencé à bombarder les lignes de défense d'Amor. Ses trois cent bouches à feu, greffées sur son ventre comme les mamelons innombrables d'un talisman de fertilité, avaient ouvert leur déluge en toute impunité. Les artilleurs habitués des tirs sur sol plat ne savaient pas viser une cible aérienne, même aussi vaste et lente que le vaisseau amiral de l'Imperatrix.

Sol Neredia avait disparu. La nuit tombait, théâtre favori des prédateurs et des cauchemars. La mort surgissait déjà des deux côtés du champ de bataille ; ses servants invisibles arrachaient les âmes de ces corps ensanglantés et les emmenaient dans les profondeurs de la terre.

Il y aura toujours des almains, songea Justitia. Qu'ils soient humains ou d'autres races. Ils naîtront, vivront et mourront toujours. Mon rôle de déesse est de donner un sens à leurs existences.

Ainsi justifiait-elle son désir d'empire.

Le vent était tombé en même temps que la lumière. Figé sur place en bancs rafraîchis, l'air se troublait de brumes et de pensées contradictoires, qui montaient des foules humaines rassemblées deux kilomètres en contrebas. Hormis ces animaux réduits aux plus simples expressions de peur et de colère, elle sentit un étrange sentiment fortifier le camp d'Amor, d'ordinaire absent de ses champs de bataille. La foi.

Ces humains croyaient en Aléane, une humaine banale comme eux, plus que ses sujets n'avaient jamais eu foi en Justitia, la déesse-impératrice ! Elle écrasa un poing rageur. Elle décollerait la tête de cette impertinente qui avait eu l'audace d'exister, la présenterait à son peuple en riant ; alors Amor serait forcée de reconnaître son erreur.

« Imperatrix ! »

Un de ses servants vêtu de noir émergea de l'escalier qui menait au toit. Haletant, il manqua de glisser sur les tôles métalliques, semblables aux écailles d'ardoise des toits d'Amor.

« Ô, Imperatrix, des troupes d'Amor sont entrées sur le vaisseau !

— Combien sont-ils ?

— Une vingtaine au maximum... mais ils ont déjà tué plusieurs de nos fusiliers... ils arrivent par ici... nous devons rejoindre la passerelle en urgence ! »

Justitia rit aux éclats. Elle tendit une main clémente vers cet homme effrayé, car la déesse aimait récompenser ses sujets pour leur amère servitude.

« Mes affaires sont-elles prêtes, comme je l'ai demandé ?

— En effet, ô déesse.

— Allons, ne craignez rien. Ils sont venus pour moi. Je vais me vêtir pour la guerre et les attendre.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée... »

L'indulgence fit place à un accès de colère. Justitia, plus grande et plus forte que la moyenne de ses soldats, saisit ce dernier par le col, le tira jusqu'à elle et d'un coup de pied, le fit trébucher sur les cloisons de métal. Elle lui asséna un autre coup de pied au visage et le poussa sur une pente naturelle, le laissant glisser jusqu'au bord du vaisseau avec lassitude.

Personne ne contredit l'impératrice.

Elle descendit calmement les marches de fer-blanc et retourna à sa salle de repos. Des hommes affolés passèrent dans la coursive tels un vol de corbeaux. Ses domestiques loyaux l'attendaient avec ses affaires. Elle passa les gants de cuir renforcés de fer, le plastron, renoua ses cheveux, pensive comme au jour de son sacre.

L'empire commençait demain !

Justitia négligea le bouclier, le casque inconfortable, les jambières trop lourdes, les sandales glissantes. Selon la légende, Aléane luttait avec précision et rapidité. Elle devait donc être plus précise et plus rapide.

« Laissez-la venir à moi, annonça-t-elle aux hommes estomaqués. Ne vous interposez pas. Ce duel m'appartient.

— Que faisons-nous s'ils sont plusieurs ?

— Elle sera seule. Ses alliés n'ont jamais pu la suivre jusqu'au bout du chemin. »

La déesse soupesa son arme, le cimeterre Tyrfing, porteur de nombreux souvenirs guerriers. Cette lame noire était si vorace de sang qu'elle cherchait spontanément le cœur de ses proies. Déjà maudit, ou proche d'acquérir une aura de maléfice, le cimeterre n'acceptait qu'un porteur capable de dominer sa folie meurtrière. Ce soir, Justitia lui donnerait Aléane. Repue d'une telle légende, l'arme lui serait pour toujours acquise.

« Allons » dit-elle en refermant sa main sur la garde.

Les domestiques interdits se savaient témoins d'un instant historique, qu'il précède la chute ou l'ascension de leur déesse. L'un d'entre eux, porté par un amour innocent, mais trop insolent pour elle, fit un pas en avant et déclara :

« Ne faites pas cela, ô déesse ! »

Alors Justitia se tourna vers lui et posa une main amicale sur son épaule. Il n'était que dévotion à son égard ; aucune crainte ne résonnait dans sa voix. Or pour l'Imperatrix, seul le sentiment de crainte était fiable. Elle souleva le cimeterre et le planta dans son épaule comme Excalibur dans son rocher. Justitia n'essuya pas la lame poisseuse ; au contraire, réveillée par le goût du sang, l'arme était prête.

Elle retourna à l'extérieur du vaisseau pour attendre. Un rideau rougissant ondoyait encore au-dessus de l'horizon, comme un front d'incendie se déplaçant vers l'Ouest. Une nouvelle salve ébranla le Garuda. Les lignes d'Amor disparaissaient sous un écran de fumée opaque. La ville serait bientôt à portée. Justitia annoncerait alors à ses généraux que la cité récalcitrante devait être anéantie, brûlée comme Carthage et comme Rome en leur temps !

Des pas incertains claquèrent sur les marches métalliques.

« Imperatrix ? Vous ici ? Ils arrivent, vous devez... »

Justitia n'était pas une puissante mage ; adepte de longue date du voyage astral, elle manipulait fort mieux le rêve que le réel. Sa science suffisait néanmoins à faire naître des étincelles, des aiguilles temporaires faites d'une matière impermanente, saisir à distance l'aorte de cet homme et l'écraser dans son poing.

Son soldat eut un hoquet et tomba en arrière.

Ces tours futiles laissaient certains humains de marbre, des esprits trop solides pour laisser un mage manipuler la réalité contre eux, capables de contrecarrer, sinon de riposter à ces fariboles. Aléane ferait partie de ce cercle de privilégiés. Justitia n'entendait pas user de cette magie ni entrer dans ses pensées. Leur duel obéirait à certaines règles.

De nouveaux pas retentirent, plus légers, plus souples, réguliers et mesurés.

« Te voilà enfin » murmura la déesse.

Lassée de tout, sauf de son empire futur, elle attendait cette rencontre avec une impatience inhabituelle, une appréhension qui n'était pas celle du guerrier quand sonne la charge, mais d'un Ulysse de retour en sa demeure après dix ans de campagne.

Aléane était conforme à ses désirs. Une parfaite incarnation de pureté et de foi. Une sainte en croisade dont on copierait les enluminures pendant des siècles. Plus petite et plus maigre que l'Imperatrix, ses cheveux étaient courts comme ceux d'une laboureuse, son armure de cuir usée jusqu'à la corde. Mais elle avait le regard assuré, hypnotique des chefs de guerre, qui semblait voir au travers de Justitia, contempler l'avenir de la planète Neredia.

Dans ce monde où les fusils n'étaient encore que des pétoires imprécises que l'on rechargeait à chaque coup, l'épée déterminait tous les corps-à-corps. La guerrière de l'aube rouge laissa tomber un pistolet à côté d'elle et dégaina un sabre argenté. Elle ouvrit le bras en salut d'escrime.

« Bienvenue, murmura Justitia. As-tu fait bon voyage ? Je gage que nous avons beaucoup à apprendre l'une de l'autre.

— Mon voyage a été pavé de morts. Tu n'as rien à m'apprendre. »

Elle ramena son épée et la pointa vers Justitia ; c'est ainsi que l'on commence un duel à mort.

« Ton règne va prendre fin ce soir.

— Demain, mon règne commence. Cette aube sera la mienne.

— Sache que nous te pardonnons, Justitia. Tu as commis de nombreuses erreurs et causé d'innombrables souffrances. Mais tous ces maux venaient de ton ignorance.

— Tu ne me connais pas ! protesta la déesse, car elle faisait grande vanité de son aura de mystère, de son humeur changeante et de ses manières cryptiques.

— Je n'ai pas besoin de lire dans tes pensées. Je sais qui tu es. Il a existé des milliers de tyrans comme toi. Tous ont basculé au moment où ils ont tenté d'asservir l'univers à leurs propres désirs ; d'abattre la réalité elle-même pour lui substituer leurs fantasmes. Réaliser l'Empire sur les cendres du monde précédent. Ils s'imaginent bâtisseurs, alors qu'ils ne savent que détruire. Tu es la dernière d'une longue lignée d'ignorants.

— Silence ! cracha la déesse, qui voulait se croire unique dans l'histoire. Tous ceux dont tu parles ont échoué. Mon empire sera éternel ! »

Aléane eut un sourire de compassion ; une main tendue que Justitia interpréta comme la pire des insultes.

« Ce que tu ignores, c'est qu'ils ont tous dit la même chose que toi au soir de leur chute. Je le sais. J'étais là. Je me nommais Almena, Almède, Andromède, Aléane, ou juste Al. Bien souvent, j'ai donné le coup fatal. »

Elle jaugea l'esprit d'Aléane. Une forme gazeuse, aux frontières aussi évanescentes que les nébuleuses lointaines. Aléane n'était pas une seule personne. Chaque souvenir, chaque fragment d'elle se déployait en fractale, relié à des milliers d'autres, une carte synthétique aussi complexe que l'univers. Justitia n'y vit aucun chemin clair ; la pensée d'Aléane flottait à la surface de cet océan, sans parvenir à remonter à ses origines. Elle demeurait un mystère pour elle-même !

« Qui es-tu ? Es-tu une déesse, ou l'envoyée d'une déesse ? Es-tu un démon qui a pris forme humaine ? Es-tu un vestige du passé glorieux de l'Omnimonde, un aperçu de son futur ? Es-tu l'ange de la mort ? Es-tu la mort elle-même ?

— Rien de tout cela.

— Il le faut bien. Tu es éternelle. Tu as vaincu le Temps !

— Pourtant, le Temps ne cesse de me vaincre. »

La jeune femme ramena sa deuxième main sur la garde ; elle fit un rapide mouvement d'exercice, comme pour tester la résistance du vent.

« Allons, dit-elle. Allons jusqu'au bout de nos vérités. »

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