15. Nous étions les dieux
Nous étions les dieux. Nous étions les immortels chargés de guider ces peuplades primitives. Nous avions pour mission de faire, de ces tribus, des empires.
(1900 mots)
Sous forme astrale, Justitia retrouva son apparence d'Athéna de cinéma. Shani se serait cru ramené en arrière, à une époque où l'univers était encore le théâtre de conflits entre dieux.
« Réunissons donc le Conseil des Immortels ! »
Ce rêve était une immense plaine verdoyante, sans limites, car elle se serait étendue à l'infini si nécessaire. Une colline s'élevait en son centre, surmontée d'une table de pierre, encerclée de monolithes moussus et craquelés par le temps. Ces vieilles pierres n'avaient toujours été qu'un mirage ; même les brins d'herbe traversaient la sandale de Shani au lieu de se plier.
« Il n'y a plus de Conseil, rétorqua-t-il en rejoignant la déesse-impératrice auprès de la table circulaire.
— C'est vrai, dit-elle en étirant un sourire prédateur sur son visage. De toute manière, ce Conseil n'a jamais servi à rien. »
Elle fit le tour des rochers disposés autour de la table sans ordre apparent, des sièges inconfortables pour les seigneurs de l'univers connu. Chaque fois que sa main effleurait l'un d'entre eux, une brève figure rougeâtre apparaissait en filigrane ; ce petit rêve abandonné par ses créateurs se souvenait encore de leurs nombreux passages.
« Nous étions ici au centre de l'Omnimonde, se souvint-elle. Autour de nous, dix mille planètes habitées, reliées par les ponts d'Arcs qui permettent les transits interstellaires ; des milliards d'almains de toutes races ; des milliards de milliards de rêves reliant ce macrocosme dans cette toile fabuleuse que vous nommez la Noosphère. Nous étions les dieux. Nous étions les immortels chargés de guider ces peuplades primitives. Nous avions pour mission de faire, de ces tribus, des empires.
— Vous vous trompez, Justitia. »
Kaldor n'avait pas pu sauver la déesse. Derrière l'appréhension d'un duel qu'il ne désirait pas, Shani ressentait une peine sincère envers cette créature emprisonnée dans ses illusions, obstinée, persistant à choisir le chemin qui menait à la ruine. Pourquoi est-il si facile de répéter deux fois les mêmes erreurs ? C'est que nous changeons fort peu ; dans le cas de Justitia, vingt siècles n'avaient pas suffi.
« Nous n'avons jamais été des dieux. Nous avons essayé d'être des dieux, chacun à notre manière. Kaldor voulait bien agir ; Caelus voulait absorber le savoir universel, et vous, vous vouliez bâtir un empire à la mesure d'une déesse. Mais nous n'avons rien réalisé de tout ceci. Nous n'avons atteint aucune transcendance. Les prétendus immortels qui siégeaient ici avec nous ont été rattrapés par le Temps. Finalement, nous n'avions de dieux que la vanité.
— Je dois admettre que vous parlez bien. Rien d'étonnant, puisque Kaldor vous a confié ce rôle. »
Justitia posa une main sur la table.
« Là où je me tiens, c'est ici que venait Kaldor quand il participait au Conseil. Il a beau l'avoir fondé, il n'y jouait que le rôle de figurant. L'Omnimonde pouvait courir à sa ruine, Kaldor était trop occupé à réfléchir sur la meilleure manière de faire ceci ou cela. Quitte à ne rien faire.
— Kaldor a toujours agi au mieux et sans causer de tort à quiconque.
— Vos prétentions sont admirables, mais je ne crois pas que ce soit possible. Tout choix impose un sacrifice. »
La déesse-impératrice passa sa main sous le disque de pierre et arracha un morceau de la table, comme si elle était faite d'un bois vermoulu. Elle le jeta dans la direction Shani, qui se pencha pour l'éviter. Un des monolithes moussus se fendit en deux et s'ouvrit comme une coque de noix.
Des lances resplendissantes naquirent à ses côtés, toute une armurerie de circonstances flottant derrière elle. Faites d'une illusion de pur métal, elles brillaient d'un carmin supérieur aux cieux inconsistants du Cercle.
« Kaldor n'est pas mort, annonça Shani. Je ne désire pas vous combattre. Vous savez que je ne mens pas ; ce n'est pas dans ma nature, ni dans celle de mon maître. Arrêtons ici, Justitia. Je peux vous aider à faire de votre empire une force de paix.
— Il est à peine né et vous voulez déjà me le reprendre ! »
Une des lances s'arracha à son support invisible et fusa vers lui comme un reproche. Justice rendait son verdict ; sa force faisait sa loi. Shani tordit l'espace en parabole ; il sauta à l'autre bout du Cercle et se rattrapa au sommet d'un mégalithe, ne laissant derrière lui qu'une traînée de particules rougeâtres – seul signe visible des manipulations du rêve.
« Quoi que vous pensiez, nous n'avons jamais désiré vous nuire.
— Votre présence, votre nature même nuit à mon existence. J'ai appris de ce Conseil inutile que l'Omnimonde ne peut pas avoir plusieurs dieux. »
Justitia fit un pas sur le côté, posa ses mains sur un siège de pierre informe, grêlé par l'érosion. Le lierre avait coulé sur le dossier et l'assise comme une chanson triste.
« C'est ici que Nout prenait place. Je pensais que son meurtre m'ostraciserait à jamais de ce Conseil. Mais lorsque j'ai reparu parmi ce cercle d'immortels, les mains encore couvertes de sang, ils ont tous regardé ailleurs, y compris Caelus et Kaldor. Alors, j'ai compris qu'il n'y avait pas de lois dans cet Omnimonde. Ces dieux étaient tous des vieillards déclinants recroquevillés sur leurs principes mais incapables de les faire appliquer. »
Elle multiplia les frappes à distance, énervée que Shani ne réplique pas. Quant elles ne brisaient pas les monolithes, les lances s'y plantaient comme des épines dans la peau d'un géant. Le médiateur de Kaldor sautait toujours d'une pierre à l'autre.
« Ici, lança-t-elle en se tournant vers un moellon plus large, c'était Vern. Un dieu au savoir admirable. Je lui faisais construire mes nouveaux corps tandis que le Collecteur procédait à l'insufflation de mon esprit. J'étais immortelle et je méritais ma place parmi vous, mais maintenir ce rang était une tâche épuisante.
— Comment ferez-vous, maintenant que Vern a disparu ?
— Lorsque l'humaine que j'habite vieillira, j'en prendrai une autre.
— Vous ne pourrez pas recommencer éternellement. Vous n'êtes pas Aléane ! Après vingt réincarnations forcées, votre esprit sera devenu lisse et froid. Il ne s'attachera même plus aux nouveaux corps que vous voudrez lui donner. Vous serez si légère que vous vous envolerez spontanément dans la Noosphère.
— Ne pas mourir, ne pas disparaître, ce n'est qu'une question de volonté. »
Justitia étendit les bras. Les pierres levées qui entouraient le cercle furent parcourues de tremblements irrépressibles, forçant Shani à monter de quelques mètres, à s'accrocher à l'air comme une araignée sur sa toile.
Le sol se souleva par à-coups, comme si tous les parasites chthoniens remontaient des profondeurs en masse grouillante, prête à percer la croûte terrestre. Les pierres s'arrachèrent de leur support. La table circulaire entra en lévitation et Justitia sauta en son centre, montant vers le ciel telle une héroïne en ascension. Dans son regard intriqué avec celui de Shani brillaient les feux de son ambition.
En miroir des pierres qui se soulevaient avec eux, la terre éclata en crevasses sans fond, puis s'effondra en profondeurs abyssales. Le ciel sans limites, sans soleil, sans nuage, les entoura bientôt comme une bulle uniforme. Shani se laissa tomber sur le disque de pierre, signe qu'il acceptait l'invitation en duel.
Justitia s'assit sur un banc qui ondoyait derrière elle, rejeta la tête en arrière et croisa les jambes. Elle avait décidé de savourer cette victoire impropre, semblable à celle du barbare qui, contraint à la fuite face aux légions romaines, incendie les villages innocents sur son chemin de retour. Incapable de vaincre loyalement les autres dieux, elle piétinerait leurs tombes en riant.
« J'ai maintenant pris place dans le siège de Caelus. Il est à l'image du dieu-savant. Un élément de décor rustique, sans ambition, sans intérêt. Caelus est sans avenir. La construction de sa bibliothèque, c'est son dernier voyage. Un jour, votre ami sera avalé par ses livres. Au tout dernier moment, il comprendra qu'il n'avait fait que marcher vers sa ruine. »
La déesse se releva d'un bond, tira un rocher à elle et le lança dans la direction de Shani. Les pierres flottantes éclatèrent en cascades ; le médiateur inscrivit des structures dans la trame de l'espace pour se défendre contre cette pluie minérale, des boucliers faits d'air solidifié en forme de nids d'abeille violacés.
La gravité n'avait plus cours dans ce rêve en perdition. Le ciel vers lequel ils s'élevaient se vida de ses couleurs, ce qui inversa leur perception des choses ; ils chutaient maintenant vers un gouffre obscur.
Une alchimie subtile relie le rêve et la forme astrale qui l'arpente. Créateur de son rêve, on en est maître ; mais on dépend également de son bien-fondé. Que le rêve s'effondre, et le seul recours sera de remonter le long du cordon invisible qui, comme une arrivée d'air, relie la forme astrale au corps du rêveur. Mais Justitia et Shani se trouvaient loin dans la Noosphère ; l'un n'avait même pas de corps. Ils se nimbèrent d'auras lumineuses, en réponse au grondement des fonds abyssaux ; car là-bas régnait le non-être qui sépare les rêves, où chaque chose est forcée d'être sa propre lumière.
« Mais il y a un dieu qui n'est venu qu'une seule fois. Vous semblez tous l'avoir oublié. Aton. »
Justitia donna un coup de pied au centre de la table de pierre, ce qui la brisa en mille morceaux. Les projectiles furent aspirés par les confins du rêve, attirés par les promesses de l'ombre. Incapables de préserver leur existence, éléments de décor sans conscience et sans matérialité, ils se fracassèrent contre une frontière invisible.
Shani s'accrocha au maillage de l'espace afin de freiner sa chute. Les lois de la propagation de la lumière étaient désormais aussi incertaines que le courrier postal d'un royaume médiéval. Des aberrations chromatiques dessinaient de longues queues de comète aux rochers, dont des échos ambrés se détachaient par intervalles.
« Aton n'est qu'une carte de tarot » protesta-t-il.
La déesse dessina un grand filet de cordes, en équilibre précaire sur la maille de l'espace, qui amortit leur chute.
« Pourquoi Kaldor a-t-il tiré un trait sur cette histoire ? Lança-t-elle. Il a gagné sa guerre ! »
Une poignée de filaments violets dansait à côté d'elle. Une porte de sortie de ce monde, qu'elle avait gardée auprès d'elle.
« Vous comptez m'enfermer ici ? s'exclama Shani.
— Vous êtes un arpenteur de mondes infatigable. Aucune prison ne peut vous résister. Non, j'ai juste besoin d'un peu de temps. »
Comme tous les tyrans, Justitia était d'humeur aussi changeante que la saison des orages. Elle avait apprécié cette démonstration de force vaniteuse, digne de son rang de déesse. Ce bref passage par le Conseil de l'Omnimonde avait raffermi sa croyance en une caste supérieure d'êtres immortels, chargés de régner sur l'univers et d'y dispenser leur justice.
« Nous reprendrons notre combat plus tard, annonça-t-elle, magnanime. Ce n'est pas Caelus, ce n'est pas Kaldor, ce n'est pas vous que j'attendais. Elle doit être arrivée. »
Elle franchit sa porte ainsi qu'on tire un rideau ; les fils violets brûlèrent dans une lueur magnésienne, laissant Shani seul. Les ombres léchaient les rochers comme la marée haute ; ainsi disparaissent les rêves abandonnés.
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