13. Mon empire


(1500 mots)

Voici revenu l'Empire ! L'Empire est glorieux. L'Empire est suffisant. L'Empire est nécessaire. Mais, plus que tout, l'Empire n'a jamais pris fin...

Adrian von Zögarn, Méditations parapsychiques


Pour joindre deux points de l'espace, il était toujours plus simple à Caelus de passer par sa bibliothèque. Ce monde faisait partie de lui ; où qu'il soit, où qu'il aille, il suffisait de tendre la main pour toucher une étagère.

En posant le pied sur la plage de son île artificielle, Caelus devina qu'elle l'y avait précédé. Les vols d'oiseaux, qui réagissaient à l'approche des arrivants, s'étaient tus. Derrière leurs rochers silencieux, le phare découpait le ciel en deux, plus solitaire que jamais.

L'Imperatrix était armée pour la guerre ; jambières de métal, plastron de cuir, casque à crête dont émergeait une abondante crinière fauve. Debout sur le sable aux reflets azur, le bras appuyé sur un javelot, elle l'écrasait de son regard de reine.

« Vous souvenez-vous de moi, Caelus ?

— Que faites-vous ici, Justitia ?

— J'ai senti votre présence sur ma planète. Je suppose que vous souhaitez interférer dans mes plans, comme c'est toujours le cas des autres dieux. Je suis venu mettre fin à vos manigances. »

Caelus hocha la tête, contrarié et déçu. La déesse-impératrice le dépassait d'un bon mètre. Ce corps d'athlète représentait sa volonté inarrêtable ; ces épaules de buffle, cette charpente osseuse renforcée pour le combat, pouvaient renverser des montagnes. Justitia n'existait que pour lutter contre quelqu'un d'autre ; plus cet adversaire était grand, plus elle se faisait violence pour dépasser ses limites. Ainsi dépendante des autres dieux, leur déclin ne pouvait qu'engendrer son déclin.

« Je croyais naïvement que vous aviez trouvé la paix.

— Trouver la paix ! siffla-t-elle. La paix ne se trouve pas. En se baissant, on ne ramasse que la guerre. La paix n'adviendra que si je la construis moi-même, au prix d'efforts dont vous seriez incapable. Oui, Caelus, ni vous, ni Kaldor ne m'avez donné la paix. Vous m'avez évincée du Conseil des immortels. Vous m'avez évincée de mon empire.

— Votre empire s'est éteint de lui-même, dit Caelus avec un regard pour son phare, hésitant à passer en force.

— Rien de tout cela ne serait arrivé si Kaldor n'avait pas été là, jugea la déesse. Mais vous avez travesti la vérité et réécrit l'histoire. Vous avez effacé l'oiseau de feu de tous vos livres. Et Kaldor s'est assis sur mon empire millénaire. »

Justitia sembla prendre à son tour conscience de la présence de la bibliothèque, cette concentration écrasante de savoirs qui rayonnait jusqu'à eux.

« Nous sommes tous rattrapés par nos excès, jugea-t-elle. De même que le foie d'un buveur gonfle et éclate en cirrhose, vous serez englouti par votre bibliothèque et Kaldor s'étouffera avec sa philosophie. Tandis que je luttais pour reprendre pied, pour m'incarner dans un corps humain, pour maîtriser de nouveau le voyage astral, vous vous rouliez dans la fange tels deux gros porcs, toujours complaisants et satisfaits de vous-mêmes.

— Vous voyez un trop-plein de savoir ; moi je constate que vous en manquez cruellement. »

La déesse guerrière arracha son javelot et le soupesa d'un geste coutumier, comme ce sportif qui s'apprête à établir un nouveau record.

« Je ne gardais rancune qu'à Kaldor, expliqua-t-elle. Je vous avais oublié, car vous êtes discret, mais il est évident que vous avez dû tremper dans tous ses complots.

— Il n'y a pas de complots, s'énerva Caelus. Il y a quinze siècles, le Conseil n'était déjà qu'un vestige du passé. Vous avez inventé vos ennemis et vos luttes. Quant à votre empire, c'était une monstruosité. Votre départ fut une bénédiction. Vos légions ont été dissoutes. Vos flottes spatiales ont été fondues. Et en votre absence, vos anciens peuples ont connu mille ans de paix.

— Mon empire était grand.

— Qu'est-ce que la grandeur ? »

Excédée, Justitia lança son javelot dans sa direction. Caelus l'arrêta de la main, ordonnant à l'espace de bloquer sa course. Dans un monde astral comme celui-ci, le maillage des lois physiques était d'une densité et d'une précision moindres que le réel, de sorte qu'on pouvait facilement en manipuler le cours. A fortiori pour l'auteur du rêve.

Justitia, fulminante, ramena son javelot à elle et en brisa la hampe du poing. D'un geste du bras, elle ouvrit le ciel ; une pluie de flèches s'abattit sur la plage. Leurs chocs réguliers soulevaient le sable continûment, comme s'il flottait.

En quelques bonds à travers l'espace, Caelus vola jusqu'à l'entrée de sa bibliothèque.

Il poussa un rayonnage de livres pour faire office de barrière.

« Rien n'est plus important que le nom d'une chose, lança-t-il, moqueur. Mais certaines portent bien mal leur nom ! Savez-vous pourquoi ? »

Un coup sourd ébranla le mur ; un livre tomba de son étagère, que Caelus ramassa aussitôt, épousseta et examina. La bibliothèque lui proposait-elle quelque chose ?

Toutes les espèces de poissons disparues de la planète Rems. Passionnant.

« On a, ou on n'a pas de nom. On peut donner un nom, mais il doit s'apprivoiser. L'habitude ne suffit pas. Vous, depuis que vous avez pris le patronyme de Justitia, vous l'avez mal porté. Ce nom ne vous va pas. Vous êtes hideuse ! »

Un poing ganté de fer traversa un mur sur sa gauche, éclata le bois grisâtre et fit tomber toute une marée de livres. Justitia donna un grand coup de pied pour abattre le mur fragilisé. Elle émergea de la poussière, la main de nouveau armée. Certains livres ôtés de leur support flottaient autour d'elle comme les abeilles de la ruche détruite.

« Mon empire était glorieux ! cracha-t-elle.

— Vous n'êtes pas la justice ! Vous êtes la force qui a tué la justice et se cache sous sa peau. Quand on le remarque, vous prétendez que de toute manière, il n'y a jamais eu de justice. Qu'elle est impossible ! Mais si vous n'êtes pas la justice, qu'êtes-vous ? La nécessité, dites-vous alors. Et vous vous promenez en empoisonnant tous les mondes, qui n'auront connu que la force, camouflée comme nécessité, prétendument justice.

— Régner sur les peuples mortels est mon rôle de déesse. »

Un traité d'histoire de la conchyliculture terrienne s'écrasa soudain sur son bras, qu'elle dégagea d'un geste négligent et écrasa du pied, faisant éclater sa reliure de cuir. Les étagères se penchèrent vers elle, glissant sur des gonds invisibles, comme si la bibliothèque prenait tout juste conscience de sa présence. Un livre, échappé d'un rayonnage fixé à l'envers au plafond, tomba à ses pieds.

Indifférente, Justitia pointa son javelot vers Caelus dans un geste de victoire.

« Vous avez raison, dieu-savant, il n'existe pas de justice. Pas encore. Elle adviendra sous mon règne. Ce sera le don que je ferai à l'univers. D'ici à ce que mon empire soit complet, je serai injuste. J'ai abattu Kaldor. Je vous abattrai de même. Je serai la dernière des immortels et je pourrai enfin terminer ce que j'ai commencé autrefois.

— Kaldor ? »

Elle allait le clouer sur place dans un rayon d'encyclopédies de géo-ingéniérie, lorsque Justitia et Caelus furent surpris par un grondement.

Les rayonnages voisins furent pris d'un mouvement frénétique, comme la forêt s'agite au passage du prédateur. Un livre fut de nouveau éjecté, sa parabole l'amena jusqu'à Caelus qui en consulta le titre. Ses notes concernant Kaldor. Il croyait les avoir perdues !

Oubliant un instant les menaces de mort qui planaient sur lui, car il n'est rien de plus vulnérable qu'un esprit dans le monde astral, Caelus tourna quelques pages et s'attarda sur des déchirures manifestes. On avait ôté des événements de l'histoire du dieu-sage ! On avait effacé des souvenirs de sa bibliothèque ! Bien que le plus immédiat, Justitia n'était donc pas le seul danger pour l'intégrité du savoir universel.

« Oui, Kaldor devrait être tué à l'heure qu'il est.

— Vous dites que Kaldor était impliqué dans la dissolution de votre empire ?

— Sans Kaldor, l'oiseau de feu n'aurait pas pris son envol. »

Elle se décida enfin à frapper. Caelus tendit une toile invisible devant lui pour freiner la lance, mais la pointe d'acier perça ces barrières.

Avant de se planter dans un livre, puis un autre, des traités de sémantique et de linguistique qui s'empilèrent comme des pommes de terre sur une brochette.

Une marée d'étagères se répandit alors. Les vagues littéraires fusionnèrent en une seule masse de bois mouvant et de pages hystériques. La bibliothèque les éjecta tous les deux ; qu'ils aillent jouer ailleurs ! Justitia se releva chancelante, le casque fendu, couverte de coupures où se plantaient de petits copeaux de papier revanchards.

« Je ferai cela plus tard, décida-t-elle en reculant de quelques pas.

— Quelqu'un va venir vous arrêter, dit Caelus. Cela aurait dû arriver il y a déjà bien longtemps.

— Vous parlez d'Aléane, la réincarnée ? Je l'attends de pied ferme. Je me suis longuement préparée à l'affronter. Une fois elle et Kaldor tous les deux vaincus, je serai libre. »

Sa forme astrale parut demeurer en place et gagner en transparence. Il s'agissait d'un mirage. Justitia avait déjà quitté les lieux et ce petit rêve prenait acte de son départ.

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