Vert Amour
Il fait beau. Un brin de chanvre dont elle détache la teille à la main, Ništa se balade dans la forêt, en chantonnant dans sa tête.
« Dans les sombres bois sourds gisait cette clairière
« Pâle, riante, verte, à qui la trouverait
« Où tout était si simple, où courait la rivière
« Et les grillons chantaient, les merles répondaient... »
L'air est doux, c'est le début du printemps. Au loin, une nouvelle bande d'enfants, plus jeunes, s'exercent à l'art du ricochet.
Elle ramasse les baies, les jeunes pousses, tout ce que les bois ont à lui offrir. Parfois, elle pose son panier pour grimper dans un arbre et chiper des œufs dans les nids qu'elle a repéré l'hiver dernier.
Elle glane depuis toute petite — proche de la nature, à défaut des Hommes. A force de la voir revenir chaque soir les bras chargés de fruits des bois, d'autres gamins se sont mis à arpenter la pénombre sylvestre à leur tour. Il n'y a donc rien d'étonnant à la rencontre fortuite entre Ništa et une fillette blonde au détour d'un majestueux sorbier des oiseleurs.
Ce qu'il y a d'étonnant, par contre, c'est le sourire de Ništa.
Si le sorbier est spécifique aux « oiseleurs », c'est parce que ses jolies baies rouges font le bonheur des oiseaux. Au contraire, ces fruits contiennent trop de sorbitol et sont toxiques pour l'être humain.
Ništa s'approche de la gamine nauséeuse, lui enserre le ventre de ses bras frêles, appuie beaucoup plus fort que ce que sa minceur laissait supposer. La fillette vomit un jus rosâtre malodorant, tandis que Ništa enfonce ses poings dans son estomac, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que de la bile.
Alors, les deux enfants se laissent tomber dans l'herbe. Ništa est radieuse, rassasiée, l'autre pâle et haletante.
« Je m'appelle Sve. Merci... »
La gamine penche la tête sur le côté, en fixant Ništa.
« Tu t'appelles... ? »
Ništa secoue la tête et pose un pouce sur ses lèvres. Elle se lève et se dirige vers un haut chêne tout proche. Le bâton qu'elle vient de ramasser trace dans la terre meuble entre les racines les cinq lettres de son prénom. Elle tapote deux fois sa poitrine et sourit. C'est un sourire ouvert, chaleureux — le premier véritable sourire de sa vie.
« Tu connais bien les plantes ? Tu peux l'apprendre ? »
Ništa hoche la tête, deux fois. Elle sourit toujours.
*
L'été touche à sa fin. L'air se charge des lourdes odeurs de fruits trop mûrs qui ploient les branches fatiguées.
Des panaches de fleurs blanches gisent à terre, autour des deux gamines. Ništa, tout en mâchouillant les feuilles dentelées, s'applique à écrire leur nom sur une petite ardoise à craie — achillée mille-feuille. Elle tend à Sve un petit canif en lui faisant signe de se couper. Dubitative, l'enfant s'exécute, et un filet de sang coule lentement le long de l'éraflure, sous le sourire de Ništa.
Celle-ci recrache la pâte de feuilles et l'étale sur la blessure, dont le saignement s'arrête aussitôt. Sve applaudit, et Ništa mime une petite révérence.
*
Elles ont grandi. Tout est un peu moins innocent, un peu plus réel. Le vent souffle dans les branches à leur approche, comme une vieille chanson du jeune temps.
Elles s'arrêtent près d'un cours d'eau pour y tremper leurs pieds. Elles se prennent la main pour éviter de glisser sur les rochers couverts de mousse, et se regardent.
Ce n'est pas grand-chose, à peine un coup d'œil, un battement de paupières. Pourtant, c'est ici que tout se joue, que tout change, que l'innocence de l'enfance cède face à la profondeur de l'âge adulte.
*
Elles sont si proches qu'on pourrait croire à des sœurs siamoises. Chacune respire le souffle de l'autre, observe son propre reflet dans des prunelles jumelles, tient qui un bras qui une épaule, sans trop savoir à qui appartient ce corps si familier.
Et puis leurs visages se rencontrent et elles ne sont plus sœurs mais une, un seul corps, une seule âme. Il n'y a plus de miroir, chacune est l'autre.
Tout n'est qu'instinct primaire, doux mais sauvage. Elles se cherchent, explorent ce monde nouveau arpenté par les Hommes depuis la nuit des temps.
Plus loin, plus fort, plus. Il n'y a plus de douceur, seulement le cri des hormones et la frénésie de deux cœurs qui battent chacun vers un autre corps.
Alors, dans un mouvement à moitié involontaire, Ništa mord la lèvre de Sve. Le sursaut de douleur les aveugle un instant, et la faim surnaturelle de Ništa prend le pas sur sa faim sexuelle. Elle griffe, mord, pince, tord. Sve hurle, mais seuls quelques oiseaux de passage entendent ses appels au secours.
Lorsque le corps de Sve s'affaisse dans l'herbe, Ništa reprend enfin ses esprits. Haletante, les mains rougies d'un sang qui n'est pas le sien, elle pose un regard désabusé sur le massacre, sur tout ce qu'elle a perdu. Elle ferme les yeux, et quelques larmes solitaires s'aventurent sur ses joues ensanglantées. Ses lèvres muettes articulent les paroles d'une chanson dans le silence de la forêt en deuil :
« Dans les sombres bois sourds gît une fille fière
« Pâle, mourante, blette, à qui la pleurerait
« Où tout était silence, blanc comme un cimetière
« Et les larmes coulaient, les corbeaux croassaient... »
*
Sve signifie « tout » en croate. Parce qu'elle était tout pour Ništa.
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