Gris Douleur
Elle a couru aussi loin que possible, jusqu'à ce que ses jambes l'abandonnent au milieu de nulle part. La forêt crie sa colère, elle n'aime pas les monstres et tremble de toutes ses feuilles son indignation. Mais Ništa ne partira pas : toute volonté détruite, elle ne peut même plus se lever.
Le temps passe, trop lentement ou trop vite à son goût, elle ne sait plus. Elle se sent misérable. Elle ne sent plus rien.
Une sensation désagréable s'installe au creux de son estomac. D'abord boule, elle devient nœud, s'étire, se tord, s'amplifie. Elle a faim.
Au fin fond des bois, dans l'automne triste et froide, personne ne souffre dans les parages, nulle victime potentielle ne se promène sans peur des monstres. Ništa est seule, et elle a faim.
Elle les sent approcher, comme des fantômes. Tous ceux dont elle s'est abreuvée de la douleur. Ils sont là, tout autour, ils l'épient, lui jettent des feuilles mortes au visage — non, ça, c'est le vent, tout va bien, tout va bien.
Mais c'est faux. Tout va mal. Elle a faim. Elle a mal. Elle crie.
Une lourde pluie d'automne se met à tomber, mais c'est l'hiver dans son cœur, tout est gelé, la glace craque à chaque battement, tout est morne, mort, si froid qu'elle brûle de l'intérieur — arrêtez ! Par pitié, elle avait juste faim...
Les fantômes n'écoutent pas. Ils la tourmentent sans cesse. Sont-ils seulement réels ? Elle ne peut même plus penser. Enfermée dans sa tête avec la souffrance qu'elle a semé, elle ne sait même plus si elle existe : la réalité a disparu, ne restent que ces sensations disparates qui la rongent de l'intérieur, où la pensée n'a pas sa place.
A quoi bon ressentir, si c'est pour souffrir à la fin ? Pourquoi offrir son cœur si c'est pour le retrouver en miettes ?
Ils sont là, tous. Sve, sa grand-mère, son père, l'enfant aux ricochets. Et puis tous les autres, ceux qu'elle avait oubliés et qui reviennent la punir des années plus tard.
Comme une petite fille aux allumettes macabre, tous ses souvenirs plus atroces les uns que les autres se succèdent dans la flamme tremblotante de son cœur à demi gelé, à la différence près que ce n'est pas elle qui craque les allumettes.
Et, comme dans le conte, la dernière lueur fait apparaître sa mère. Tišina.
Alors Ništa se rappelle pourquoi les émotions sont nécessaires. Elle se souvient de la boule d'amour qui l'entourait lorsqu'elle n'était qu'un embryon perdu dans le liquide amniotique. Ensuite, il y avait eu cette douleur infinie, le sang de sa mère sur les draps, son premier repas, les cris des médecins, les larmes de son père, le silence de sa mère. Ništa souriait, heureuse non d'être venue à la vie mais de toute la souffrance ambiante.
Il y avait eu l'après, la faim, la peine, l'horreur, les remontrances de son père, la peur dans les yeux de son entourage. Mais il y avait aussi eu l'avant, ce cocon chaleureux et aveugle, ces longs mois à grandir à même le corps de sa mère, leurs deux cœurs battant d'un même élan, ensemble.
Sa mère lui tend les bras, la flamme vacille, s'approche, joue entre les doigts écartés. Elle est chez elle, enfin. La douleur peut s'en aller. Le ciel est infini d'étoiles. Elle vole, peut-être. Elle ne sait plus où elle est. Ce n'est pas grave.
Elle sourit.
*
Tišina signifie « silence » en croate. Parce que malgré toutes ces horreurs, aucun mot n'aura été prononcé.
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