Bleu Orage

Le lac se plisse à chaque galet qui heurte sa surface. Les vagues s'écrasent sur la berge en clapotis clairs, l'eau se rit des enfants qui la lapident depuis la nuit des temps, les gouttelettes s'envolent dans le vent. Une ronde d'enfants, bien décidés à faire déborder le lac par trop-plein de cailloux, se pressent sur la rive.

« Cinq ! » hurle un gamin rubicond, pieds nus dans les graviers.

Dans son enthousiasme, il saute, retombe, ripe sur une pierre humide, s'écorche sur une arête tranchante ; crie sa douleur.

A quelques pas de là, une fillette relève la tête, attentive, et sourit. Ce n'est pas un sourire maternel, rassurant, qui assure que tout ira bien et qu'un bisou magique peut soigner n'importe quoi — non. C'est le sourire du prédateur. Du charognard. Carnassier et avide.

Alors qu'une poignée d'adultes sortent du bois pour s'occuper de l'enfant braillard, la gamine détourne la tête et cache cet étrange sourire derrière un long rideau de cheveux noirs.

*

Elle est perchée sur un tabouret dans la cuisine. Elle s'appelle Ništa. Elle a dix ans. Elle ne parle pas.

Son père, grand et maigre, le teint cireux, émince des oignons. Il a dégagé ses longs cheveux poivre et sel en un chignon lâche, mais rien n'y fait : les vapeurs sulfurées lui piquent les yeux. Souvent, il fait des pauses, rince abondamment ses globes oculaires enflés. La douleur persiste.

La gamine observe tout. Elle voit les larmes qui coulent, le reflet du soleil sur la lame aiguisée. Quand, par inadvertance, le couteau entaille la chair livide du père, elle est aux premières loges — et sans doute aussi la première à le sentir. Elle bondit de son tabouret, sourire aux lèvres. Son père se retourne, la main blessée serrée dans un torchon pour contenir le flot de sang, avise le regard sournois de l'enfant.

« Je t'ai déjà dit et répété combien c'est mal. Monte dans ta chambre ! »

Bien qu'obsédée par la vue du sang qui goutte sur le carrelage et les vagues de douleur qui irradient de cet homme fatigué, Ništa ne désobéit jamais. Elle sait qu'elle sera privée de dîner, mais elle a bien mieux : la souffrance est un plat qui se mange froid.

*

Ništa a douze ans. Les éclairs strient le ciel de raies blanches brisées en tous sens. Elle se sent une certaine affinité avec l'orage, cette menace lourde qui plane au-dessus des têtes, invisible, la tension électrique juste avant que la foudre ne s'abatte — la même qu'elle ressent quand la lame ouvre la chair, une fraction de seconde avant la douleur hurlante.

Elle est postée à la fenêtre et fixe le paysage illuminé par des flashs blêmes aléatoires. Les voisins ont éteint la lumière. Ništa ressent leur peur, ce serrement de cœur primaire que la raison ne parvient pas à étouffer.

Les fenêtres de la maison d'en face sont ouvertes, elles aussi. Le père est photographe et s'imagine chasseur d'éclairs. A l'intérieur, une femme crie :

« Feliks, sors de la douche avant qu'on n'ait plus d'eau chaude ! »

Et puis, sans prévenir, la foudre frappe. La charpente s'enflamme, l'alarme incendie retentit. Un long cri émane de la salle de bain où l'eau, comme à son habitude, a conduit l'électricité des cieux vers la terre en passant par Feliks.

Ništa, à la fenêtre, écoute l'agitation angoissée de ses voisins. Elle sourit toujours quand le camion des pompiers arrive, toutes sirènes hurlantes.

*

Ništa a quatorze ans. Assise à son bureau, elle mâchouille un crayon, peu impliquée dans ses devoirs. Parmi la paperasse accumulée se distingue un sujet de français sur le haut de la pile : « Selon les différents mouvements littéraires que vous connaissez, les émotions sont-elles nécessaires ? »

Elle ne sait pas. Elle a faim, elle voudrait dormir. Mais le devoir est à rendre demain, elle ne peut plus le repousser.

Elle se lève. Elle a faim. Elle ne peut pas raisonner en se passant du réel.

Alors, Ništa va voir sa grand-mère.

Malade, la vieille femme est alitée depuis des mois. Sa peau est flasque, blafarde. Elle perd tout peu à peu : l'ouïe, la mémoire, jusqu'à la parole.

Ništa s'assied sur le bord du lit, caresse les longs doigts fatigués de son aïeule. Puis elle coupe le respirateur artificiel.

La vieille femme se réveille brusquement. Elle rue sous la poigne ferme de sa petite-fille, mais les draps gênent ses mouvements. Ses yeux roulent dans ses orbites, affolés. Elle ne peut même pas crier.

Ništa se gorge de la peur, de la douleur, de cette respiration laborieuse. Rassasiée, elle remet en marche le respirateur, salue sa grand-mère et remonte dans sa chambre. Elle attrape un stylo, fin prête pour son devoir de français.

Elle ne sait toujours pas si les émotions sont nécessaires en littérature, pour les écrivains comme pour leurs lecteurs. Par contre, elle sait que pour elle, c'est le cas : la douleur est son pain quotidien.

*

Ništa signifie « rien » en croate. Parce qu'il ne s'est rien passé.

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