Les deux hommes se serrèrent la main, d'une poigne un peu molle d'abord, que Georgiy amplifia d'un coup de bras vigoureux. Il avait un large sourire, d'une oreille à l'autre. Sa dentition était toute blanche, propre et immaculée, presque irréelle ; elle semblait scintiller dans la salle quelque peu glauque qui leur servait de lieu de rencontre. Il avait la physionomie des grands tombeurs, leur plastique parfaite, taillée dans un marbre noble et exhibant sa couleur. C'était quelqu'un de très classieux, comme il faut ; il paraissait appartenir aux hautes sphères de la société, très respecté sans doute dans les entrevues mondaines. Du reste, Arthur se demandait comment un tel personnage pouvait traîner dans un endroit pareil.
— Ah, vous les chasse-peurs ! maugréa madame Zhou à voix basse, les mains croisées.
Elle haussa les épaules avec un désintérêt dédaigneux et, sur le même ton :
— Toujours aussi pompeux et cérémonieux, même dans un cloaque pareil ! vous êtes là, à sortir des grandes phrases toutes faites, je t'en foutrais moi des « lumières pourfondresses » ! Pfff ! vous me faites bien rire, tiens !
— Elle est au courant ?! s'enquit le jeune homme, très inquiet, en tirant Georgiy vers lui.
— Oh... c'est pas la seule, souffla-t-il, un peu las.
Puis, en se tournant vers elle, d'une voix sifflante, menaçante :
— Par contre, elle est beaucoup trop bavarde, et ferait mieux de se tenir à carreau !
La vieille dame, tourna la tête, leva le menton, en signe de mépris respectueux. Elle n'avait aucun intérêt à se mettre monsieur Vladislav à dos ; c'était le seul, en effet, à pouvoir la faire sortir de là. Alors, elle murmura, faussement mielleuse, avec les cils qui papillonnaient comme un éventail une après-midi de canicule :
— Oh... Si monsieur m'aide, je ferai en sorte de trouver l'argent que je dois à monsieur.
— Ah, parce que vous essayez de me corrompre, en plus ?! Madame Zhou, vous aggravez votre cas !
Et, après une pause :
— Mais, je vais voir ce que je peux faire...
Il se tourna ensuite vers Arthur, après avoir jeté un dernier regard circulaire à la salle :
— Allez mon ami, allons dans mon bureau. Nous y serons plus au calme.
Ils marchèrent tous deux à travers cette trop grande pièce à l'atmosphère lugubre. Georgiy, d'un pas pressé, gardait la tête haute, les épaules droites. Il avait son regard vissé droit devant lui, ignorant à merveille les petites œillades mesquines que lui lançaient parfois certains de ses collègues ; il s'agissait des plus bourrus, des plus costauds, pareils à des chalutiers méprisants, à des vieux loups de mer qui n'en avaient que faire des gens de la ville. Quelques-uns semblaient même se regrouper et former des meutes menaçantes, dirigeant une colère sourde et profonde vers Georgiy. Des bassesses qui ne l'inquiétaient guère.
Arthur, quant à lui, le suivait sans faire de remous. Il jeta un dernier coup d'œil, par-dessus son épaule, à madame Zhou. Elle lui souriait à pleines dents, ridant encore plus son visage de personne trop âgée, alors il la salua d'un hochement de menton. Dans ce nouvel environnement, il virevoltait d'un élément à un autre, ne remarquant nullement l'animosité dans laquelle il baignait avec Georgiy. Il était bien trop absorbé par tout ce qui l'entourait ; c'était la toute première fois qu'il voyait autant d'armes à feu et de cigarettes dans une seule et même pièce. Plus ils avançaient, plus l'air était chargé d'une fumée viciée et grisâtre.
Il sortit de son émerveillement méthodique quand Georgiy lui dit, tout en gardant son allure et sans se retourner :
— Désolé pour mon retard d'ailleurs, j'ai eu quelques complications sur une affaire... personnelle.
— Il n'y a pas de problème, répondit le jeune homme en contenant tant bien que mal une toux naissante.
Au bout d'un court couloir, à l'allure d'alcôve dérobée, entre deux piles de papiers froissés, Georgiy ouvrit une porte qu'Arthur n'avait même pas remarquée. L'autre le laissa entrer en premier, puis lui emboîta le pas, et claqua la porte d'un coup sec. C'était un tout petit cabinet, il y avait à peine la place pour un bureau, deux fauteuils et une commode. Des dossiers par centaines semblaient joncher le sol, et çà et là traînaient des stylos et autres fournitures.
Il y faisait bien plus sombre que dans la pièce précédente, les larges fenêtres – de part et d'autre de la salle –, étaient couvertes de stores fermés, ne laissant que quelques franges de lumière dorée pénétrer en dedans. Sur l'un des murs, derrière le bureau en bois sombre, était plaqué un grand tableau en liège, vide, si ce n'est des résidus de papiers déchirés.
Georgiy s'affala dans son fauteuil, croisa ses pieds sur son bureau et lâcha nonchalamment son sac en papier ; il fit un claquement de linge mouillé quand il toucha le sol. Puis, il pointa l'autre fauteuil du menton, invitant Arthur à s'asseoir. Le jeune homme, un peu gauche, de timidité surtout et étonné par l'état lamentable de cette pièce, obéit avec la plus grande des précautions. Il ne voulait pas écraser ou déchirer quoi que ce soit par mégarde. L'autre, en face de lui, pouffa doucement, sortit une flasque argentée d'une de ses poches intérieures et but une goulée.
— Ce n'était pas une affaire trop grave, j'espère, lui dit Arthur, après un silence.
— Non, juste un petit contretemps. Rien de bien important, répondit-il en buvant une autre gorgée.
Puis, voyant que la curiosité et la sollicitude d'Arthur ne faiblissaient pas, il se releva. Il prit un instant pour regarder le jeune homme et s'accouda à son bureau. Ça l'amusait quelque peu, ce petit être, plein de bonne volonté dans le cœur, et de fougue dans les yeux ; ça lui rappelait son ancien lui, d'il y a de ça des années. Alors, d'une voix tranquille et amicale, emplie de nostalgie, il lui dit :
— Vois-tu mon ami, ça fait des siècles que je suis sevré. Politique d'intégration, tout ça. Alors, je me "satisfais" comme je peux. Et justement, je reviens de l'abattoir.
— De l'abattoir ? murmura le jeune homme.
— Je me fournis en sang, là-bas. Et dernièrement, ils ont eu un petit souci de "nuisible", des salles de chauve-souris, grosses comme ça ! Si les mortels voyaient ça ! Je ne t'en parle même pas... Alors j'ai dû m'en occuper... contre du sang.
Il but, une fois encore, et tout sourire, il conclut :
— J'ai économisé un sacré paquet de pognon cette fois. Le type, en échange de mon coup de main, m'offrait le quart sec de sang, et les restes de la bestiole par la même occasion !
Il pointa, à l'aide de sa flasque, le sac en papier. Arthur était abasourdi par cette histoire ; il était loin de s'imaginer avant de venir en Amérique que tout l'univers des chasse-peur y était à peine dissimulé. Il était à la fois sidéré et amusé. Toute une sacralisation de pratiques et des années d'endoctrinement venaient de fondre comme neige au soleil devant ses yeux. Battant des cils, il lui dit simplement :
— D'accord... En tout cas, je suis très heureux d'être ici, à vos côtés. C'est un honneur de collaborer avec vous monsieur Vladislav !
— Collaborer ? demanda l'autre, très surpris.
— Et bien... Nous allons travailler ensemble !
— Comment ça ?!
Le temps de mon séjour ici... en Amérique ?
Mais qu'est-ce que tu me racontes ?
— Vous... vous m'avez répondu par l'affirmative... à ma demande de travailler avec vous, en tant qu'assistant. Et coéquipier.
— J'ai fait ça ? moi ?!
Arthur, après une pause, un peu ennuyé par la tournure des événements, murmura :
— Pourtant, ça me semblait très clair dans la lettre que je vous avais envoyée...
— Très bien, très bien, marmonna Georgiy. On peut faire équipe, si ce n'est qu'un temps. J'espère que ton séjour n'est pas à rallonge, mon ami.
— Oh, quelques mois, tout au plus ! se réjouit Arthur.
— Quelques mois ?! répéta l'autre dans un bond, avant de se rasseoir.
Puis, après un long souffle et une plus longue gorgée que les précédentes :
— Ça va changer ma routine, chuchota-t-il. Voyons le bon côté des choses, n'est-ce pas ?
— Mais, vous pensiez que j'étais venu pour quoi ? osa demander Arthur, très sincèrement.
— Je pensais que tu étais là en vacances, ou... ou...
Il pointa son appareil photo du doigt, chercha le mot, et ne le trouvant pas :
— En touriste !
— Je crains que non, répliqua Arthur avec un doux sourire, et les yeux pétillants. J'aurais bien voulu, cela dit. Mais je suis surtout ici pour apprendre de vous, de la branche américaine, de l'Ordre du Corbeau !
— De l'Ordre du Corbeau !? répéta Georgiy dans un éclat de rire à lui en déchirer les poumons.
Il s'était carrément affalé sur son bureau, tapait du poing tant il riait. Le souffle court et la larme à l'œil, il se releva tant bien que mal, hoquetant encore :
— Oh, mon ami... Quelle belle farce on t'a racontée, encore ! L'Ordre du Corbeau ! Ô dam !
Tu as en face de toi, tout l'Ordre du Corbeau ! Je ne sais pas ce qu'il se dit par chez toi, mais ici, l'Ordre du Corbeau n'est plus que l'ombre d'elle-même. L'effectif a été réduit, coupure budgétaire paraît-il, à moi seul.
Georgiy se leva, essuya ses larmes, marcha dans la pièce exiguë. Il se plaça à côté d'Arthur, en face de la fenêtre. Après un silence lourd de sens, il zieuta ses collègues à travers les stores, pris soudainement d'une mine sombre, triste et amère :
— Vois-tu, je suis la risée de ce commissariat. Le maire n'en a plus rien à faire des problèmes des chasse-peur. Tout le monde se range ou vit en cachette, et les créatures sauvages sont bien trop effrayées pour se promener en ville. Puis de toute manière, les humains, sans le savoir, ont quasiment décimé toute la population naturelle qui se trouvait ici. Les usines, l'industrialisation... toute cette avarice d'argent et de gloire, d'expansion sans limites... ils ont détruit la faune locale. Il ne reste plus que quelques cas isolés. Et c'est moi, le dindon de la farce, qui doit m'en occuper. Je ne suis qu'un simple et vulgaire dératiseur pour eux.
Il se tourna vers Arthur, désolé, conscient d'avoir démoli sans ménagement aucun les grands rêves de collaboration du jeune homme. Ce n'était pas dans sa nature de prendre des pincettes. Il n'était pas pour autant un sans cœur, malgré ses allures d'homme insensible ; et posant sa main sur l'épaule du jeune homme :
— Mais peut-être qu'un peu de sang neuf fera bouger les choses ! ajouta-il, plein de vigueur.
— Comment ça ?
Georgiy revint à sa place, d'un pas hasardeux, tâchant de ne pas glisser sur les multiples papiers qui tapissaient son carrelage. Puis, une fois de nouveau installé, il sortit d'un de ses tiroirs un vieux dossier et le jeta sur son bureau. Des bouts de notes, polaroïdes, et autres papiers griffonnés s'échappèrent de la chemise. Alors, Georgiy, d'une voix mystérieuse, un peu joueur, lui dit dans un murmure de confession :
— As-tu déjà entendu parler de la Bête ?
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