Chapitre 3
Arthur s'avançait sans trop se préoccuper de sa destination. Malgré ses obligations, son envie de travailler et le stress qui commençait à poindre dans son ventre, il ne pouvait s'empêcher d'errer dans cette fourmilière géante. Les hauts bâtiments bordaient ces trop longues avenues, pareilles à des couloirs infinis où la vue se perdait, brouillée par le voile des gaz de pots d'échappement, et il ne savait plus où donner de la tête. Alors il prenait en photo les passants, eux-mêmes complètement accoutumés au fleuve chaotique des voitures et à la marée humaine dans laquelle ils évoluaient.
Quelques artistes de rue, dans des accoutrements étranges, l'intriguaient tout particulièrement. Il y avait cet homme, avec une guitare, qui portait fièrement un stetson tout blanc sur sa tête, un foulard bleu et rouge autour de son cou, une chemise à étoiles blanches, des santiags toute cirées comme il faut, et qui jouait, pour ceux qui avaient quelques sous à lui donner, des airs de blues et de rock'n'roll — des musiques que le jeune homme ne connaissait pas. Avec son fort accent bien américain, il avait un certain succès auprès des touristes, même si la plupart des passants ne prêtaient plus attention à lui, trop habitués à ce genre de spectacle sans doute.
— Bon courage ! lui dit Arthur en lui donnant quelques pièces.
— Merci bien, rétorqua-t-il en chantant. Et prends garde à toi, la Bête rôde dans les rues, la nuit tombée !
Après l'avoir pris en photo, sans prêter attention à son avertissement — l'entendant à peine —, il continua son chemin, avec une sensation étrange, entre la fascination et l'incompréhension. Il ne saisissait pas comment ces gens vivaient, au quotidien, dans cette agitation constante où l'on ne pouvait jamais respirer ou se reposer dans le silence. À chaque coin de rien, quelqu'un ou quelque chose s'animait. Les panneaux multicolores de réclames, les crieurs de rues, les vitrines clinquantes, tous ces appels continus à la consommation lui donnaient quelque peu le tournis.
Enfin, déjà trop épuisé par cette balade, il se posa dans un square. Il souffla et regarda l'heure à sa montre à gousset. Il constata avec surprise que malgré tout, il était en avance. Cherchant son chemin sur les panneaux d'indication, Arthur comprit qu'il était désormais perdu dans les rues de New York, aucun nom ne lui disait quelque chose. Sans paniquer pour autant, il sortit un petit bout de papier froissé de sa poche, une adresse y était inscrite. Il se leva, hésita entre la droite et la gauche, puis appela le premier passant qu'il avait jugé sympathique. Ce dernier, pourtant, ne l'écoutait pas, et s'enfuyait carrément d'un pas rapide. Arthur tenta de nouveau sa chance, une dizaine de mètres plus loin, à un coin de rue.
— Excusez-moi madame, excusez-moi, j'aurais besoin... d'une indication, s'il vous plaît. Je crois bien que je suis perdu. Vous comprenez, c'est la première fois que je viens ici.
C'était une dame entre deux âges, cheveux noirs et bouffants, longue robe bleu pâle, et ce charme frappant qui se forge dans les rides naissantes des visages. Elle était assise sur un banc, en face de la rue, et tenait un journal entre les mains. Elle se tourna lentement vers lui, et d'une voix sereine, presque souriante, pareille à celle des grand-parents qui parlent à leurs petit-enfants, dans cette condescendance respectueuse :
— Vous êtes photographe ?
Arthur, circonspect :
— Euh... non... Mais-
— Journaliste, alors ?
— Non plus, souffla-t-il, les bras ballants.
Alors, la dame, en se penchant un peu, regardant l'appareil photo du jeune homme :
— Hum... j'aurais cru... Qu'est-ce qu'il vous faut ?
Et Arthur, balbutiant presque, après un silence, lisant tant bien que mal son petit bout de papier :
— C'est que... Je me suis perdu, voilà, je voudrais aller à l'avenue Utica au 139, à Brooklyn, il me semble...
— Et qu'est-ce que vous allez faire au département de police ? répliqua-t-elle, très curieuse à présent.
Elle le regarda de la tête aux pieds, plissant les paupières, et ses lèvres s'étirèrent doucement en un sourire intéressé :
— À en juger votre accoutrement, votre allure générale, et votre accent craquant, je dirais que vous ne venez pas d'ici !
— Non, justement, dit-il un peu mal à l'aise, c'est d'ailleurs pour ça que je suis perdu...
— Vous êtes français ?
Il fit oui de la tête, et l'autre, se remettant à sa lecture :
— Prenez un taxi, vous êtes bien trop loin de votre destination !
— Merci... marmonna-t-il silencieusement avant de chercher un véhicule jaune.
Il se retourna quelquefois vers cette dame, drôlement intrigué par sa prestance, puis vacant déjà à autre chose, il héla un taxi ; chose qui le grisa. C'était la toute première fois qu'il le faisait dans cette ambiance bourdonnante, et l'espace d'un instant, il avait l'impression de faire partie intégrante de ce monde.
— 139, avenue Utica ! dit-il distinctement en s'installant sur la banquette arrière.
— À Brooklyn ? répliqua le chauffeur.
— Parfaitement !
Puis, il se cala au fond de son siège, sa courte idylle touristique dans cette trop grande nation touchait à sa fin. Arthur observa, sans trop d'émotion, le paysage urbain qui défilait sous ses yeux. Par moments, quand l'envie lui prenait et que la voiture était à l'arrêt — bloquée dans le trafic —, il photographiait les passants, encore et toujours. Il développait une obsession artistique pour cette foule de gens, à la marche à la fois rapide et automatique. Petit à petit, alors qu'il était plongé dans ses pensées profondes, observant la devanture très colorée d'un cinéma sans doute, l'image de Charla, nette et précise, lui vint à l'esprit. Il souriait, sans s'en rendre compte, à son reflet dans la fenêtre. Alors, l'idée de la revoir, ne serait-ce qu'une fois, au théâtre bien sûr, l'enchanta franchement.
Arthur resta comme ci, un moment, prolongeant inconsciemment sa courte pause ; mais, pris d'un vif sentiment d'urgence, comme rappelé à l'ordre par son instinct, il se pencha sur l'avant de la banquette, sur le qui-vive. Il s'était redressé, observant la foule. Il sentait que quelque chose de louche se tramait là, sous ses yeux. Devant l'entrée d'une maison, entre deux magasins louches à l'allure de bazar et de restaurant bon marché, il vit une altercation ; deux grands gaillards mal fagotés avait pris pour cible une jeune femme. Il tapa vivement sur le siège conducteur :
— Arrêtez-vous là !
— Humf ? Ça vous coûtera autant, vous savez ! On est presque arrivés.
Contre toute attente, c'est la jeune femme qui frappa les deux autres en premier. Elle s'empara d'un sac que portait l'un des deux, en bandoulière, et se carapata, très vite, vers une sombre ruelle. Arthur prit une photo, sans mise au point, sans cadrage correct, presque par réflexe. Il ouvrit la porte, jeta quelques billets — sûrement trop —, puis sauta hors de la voiture qui roulait au pas. Le chauffeur avait crié des mots qu'il n'entendait plus. Il courait déjà à la poursuite de la mystèrieuse femme. Il plongeait à son tour, sans crainte, dans l'étroite ruelle où elle s'était engouffrée ; laissant les deux gros bras complètement sonnés.
Il continua de courir, tournant au petit bonheur la chance, espérant la retrouver, facilement, mais c'est dans un dédale qu'il venait de pénétrer. Arthur avait surestimé ses capacités, il était maintenant de nouveau perdu, mais cette fois-ci de l'autre côté de la façade, entre les immeubles de la ville, comme dans ses entrailles, obscures et humides. Des résidents, perchés à leur fenêtre, l'observaient avancer avec difficulté dans ce labyrinthe qu'ils connaissaient par cœur. Entre les enfants qui jouaient aux billes et les cuistots qui fumaient à l'arrière-cour des restaurants, il peinait à retrouver la jeune femme. Par moments, il croyait la distinguer aux embranchements, alors il fonçait, tête baissée.
Et justement, en pleine course, lancé comme une balle, mais pourtant déséquilibré par sa valise et son appareil photo, une force l'arrêta net, l'attrapant par le col. Dans un mouvement circulaire, il fut tiré dans les airs et alla s'écraser sur un mur en brique. Le temps de reprendre ses esprits, une main l'avait saisi par le cou et le soulevait maintenant à quelques centimètres du sol.
La première chose qu'il vit fut ses yeux ; des yeux de jeune femme, celle-là même qu'il poursuivait. Des yeux d'une beauté rare, se disait-il. Mais Arthur comprit tout de suite. Ces prunelles, d'un noir profond, se teintaient doucement d'une couleur prune.
Un givre glacial se propagea le long de son échine. Il ne pouvait plus rien faire, ni crier, ni bouger un muscle ; il était pris au piège de l'illusion. Il invoqua le souvenir de ses apprentissages et essaya à grand-peine de contrôler sa respiration qui s'accélérait déjà. Une panique absolue prenait possession des ses membres, sans attendre. Rapidement. Beaucoup trop rapidement. Malgré ses connaissances, ses efforts, sa pleine conscience de la situation, il ne pouvait échapper à cet effroi mortuaire qui l'englobait comme un linceul.
Sa vue se troubla, devint opaque. Un battement de cils plus tard, il était au sol, le souffle saccadé. Trempé d'une sueur froide.
Déglutissant comme pour vérifier que sa gorge fonctionnait de nouveau, il se releva tant bien que mal, s'appuyant contre le mur. Arthur ramassa ses affaires, se rassura ; la créature devait être loin, maintenant. Il n'aurait jamais cru croiser quelqu'un de son espèce ici. Il tituba, lentement, trouvant par hasard la sortie vers les grands boulevards. La lumière crue du soleil le frappa violemment. Il était revenu dans ce monde foisonnant qui ne l'avait pas attendu pour vivre.
Arthur, encore essoufflé par cette expérience traumatique, s'adossa contre un lampadaire. Il regarda son dernier cliché, celui pris à la volée, dans le taxi. Il s'étonna à voix haute de retrouver la même teinte violette qu'il avait vu dans les yeux de cette chose, un instant plus tôt ; elle s'étalait tout autour d'elle, sur la photo pourtant floue.
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