Chapitre 2
La pression exercée sur le poignet du photographe était telle qu'elle lui fit actionner le bouton de son appareil. Un flash éclatant en jaillit, aveuglant momentanément la grosse brute qui finit par libérer sa main. Ces quelques fragments de seconde de liberté s'écourtèrent très vite, puisqu'à peine dégagé de cette emprise, le jeune homme fut saisi par le col ; le colosse grognait, se massait les paupières, et le tirait vers lui :
— Qu'est-ce t'essaye de faire là ?!
— Rien, rien ! répliqua-t-il, la voix tremblante.
— Mais vous allez le lâcher à la fin ! s'écria nonchalament la jeune femme en descendant de sa caisse. Ce n'est pas possible tout de même, d'être aussi violent comme ça ! Regardez comment vous traînez ce pauvre bougre !
Elle s'avança d'un pas rapide vers les deux hommes, tapa sur le bras qui tenait son nouvel ami, et continuant sur un ton un peu plus pressant et accusateur :
— Votre maman ne vous a pas appris à vous comporter correctement ? Ce n'est pas ainsi que l'on traite les gens, faites-moi plaisir et lâchez-moi ce garçon !
Elle frappait toujours son énorme bras, frénétiquement, et ses petites claques sonores n'avaient pour effet que de provoquer le rire chez son propriétaire. Il était carrément hilare face à cette jeune femme qui essayait tant bien que mal de lui faire lacher son camarade. Il avait, sur son visage, ce rictus à la fois machiavélique et puérile qu'ont certains enfants ; ceux-là même qui ont pour occupation principale de torturer des insectes et autres gastéropodes. Alors il alla lever la main, pour l'écarter d'une calotte, mais elle, soudainement fâchée par ce qu'il entreprenait de faire, le gifla la première :
— Oh ! Mon petit bonhomme ! Tu me descends cette main tout de suite !
Ce qu'il fit, tout en relâchant le photographe. Ce dernier tomba sur les fesses, la gorge meurtrie. Il marmonnait des paroles inaudibles, concernant son appareil sans doute ou, très certainement, sa mort imminente dans cette sombre cale, et sans jamais avoir vu New York qui plus est ! Et son amie, toujours avec cette révolte tranquille dans sa verve :
— Je te jure que si tu me frappes, tu auras affaire à mes avocats mon petit bonhomme ! Regarde-moi bien. Je ne suis pas n'importe qui. Et la raison pour laquelle je me trouve ici, en la compagnie de mon cher photographe, ajouta-t-elle en montrant l'autre qui était encore au sol, est que mon agent m'a demandé de faire des photos, pour la promotion de ma prochaine pièce. Si jamais j'ai la moindre égratignure sur mon joli visage, alors c'est toutes les dates qui seront annulées ! C'est autant de perte que ton employeur me devra, sache-le !
Elle laissa un blanc, jogea le grand gaillard d'un regard, puis, sur le même ton :
— Si tu nous avais laissé le temps de le dire, on te l'aurait expliqué tout de suite. Mais non ! Monsieur est trop occupé à nous montrer qu'il a des muscles, qu'il sait y faire pour impressionner les dames ; et bien sache mon petit bonhomme que tu ne m'impressionnes pas du tout ! J'ai connu des machinistes bien plus charismatiques et musclés que toi, pff !
Les mots manquaient au matelot, à ça s'ajoutaient les biceps et le charme, et il ne l'apprenait qu'aujourd'hui ! Il ne savait que faire. Cette longue tirade l'avait séché de tout argument, et l'avait même découragé de frapper ces deux intrus. Elle était drôlement convaincante celle-là, se disait-il. Alors, il marmonna en grognant presque, se grattant le crâne, puis, d'un air bougon :
— D'accord, d'accord, on se calme ! Vous allez repartir d'ici, mais d'abord, je veux toutes les photos prises par ton clampin de photographe.
— Très bien, rétorqua-t-elle les bras croisés.
Et, se tournant vers le jeune insulté, dans un chuchotement :
— Bah, donne lui les photos toi !
— Ah... oui, les photos !
Il se releva lentement, soutenant son dos comme s'il avait plus de soixante ans, ramassa le cliché tombé par terre et le tendit à l'autre :
— Voilà, c'est la seule photo qu'on a prise ici, ajouta-t-il.
Le grand l'arracha de sa main avant de la déchirer en mille morceaux. Avec un mouvement de la tête, montrant la sortie, il aboya :
— Dégagez de là ! Je ne veux plus vous revoir dans les parages. Et gardez bien en mémoire que je n'oublie jamais les visages que je rencontre !
Les deux jeunes gens, une fois de nouveau sur le pont, profitèrent de leur liberté presque perdue pour respirer. Ils se rendaient compte d'à quel point ils avaient échappé de peu à une rouste monumentale. Le jeune photographe, le souffle court et carrément avachi sur la rambarde, observait son amie d'infortune du coin de l'œil. Elle avait titillé sa curiosité, et maintenant, toute son attention était portée sur elle. Elle, dos à l'océan, les yeux fermés et le visage tourné vers le ciel, respirait à pleines narines l'air marin, avec un doux sourire qui étiraient ses lèvres rouges.
— Tu mens très bien, nota le photographe. C'est naturel chez toi ?
Elle se tourna lentement vers lui, l'air flatté. Elle étendit sa main pour y faire reposer son menton, maintenant penché vers lui, l'air de dire "bien sûr que je mens bien", et rétorqua, très amusée :
— Oui, on peut dire ça comme ça. Je suis vraiment comédienne en réalité, alors je le prends comme un compliment.
— Mais c'en était un, ajouta-t-il sur le même ton.
New York s'était rapprochée d'eux, grande et belle, comme en somnolence sous le ciel gris. Elle n'était plus timide, non, et se montrait pleinement dans son apparat de gratte-ciels et d'imposants immeubles. Tout était anguleux, droit, propre, et chaque bâtiment se dressait fièrement pour montrer la toute-gloire et puissance de l'Amérique. C'était une belle vitrine de verre, de béton et de métal ; un accueil magistral, en grande pompe, pour tous les nouveaux arrivants.
La jeune femme souffla longuement, le coude appuyé sur la rambarde et le cou contre sa paume, et regardait, lasse déjà, cette énorme ville les engloutir. Le paquebot rentrait dans le port. L'heure de se dire au revoir était enfin arrivée :
— C'est bête tout de même, souffla-t-elle.
Mais l'autre ne répondit pas, trop absorbé de nouveau par ce paysage qu'il ne connaissait pas. Alors, elle, en se raclant la gorge :
— Tu ne trouves pas ?
— Pardon, de quoi ?
— C'est bête, je disais. Tu ne trouves pas ? répéta-t-elle.
— Hum... si ?
Il n'était pas sûr de savoir de quoi elle parlait, alors, à défaut de poser la question, il avait acquiescé bêtement, trop timide pour la faire répéter de nouveau. Elle le remarqua tout de suite, ce qui l'amusa grandement, d'ailleurs. Alors, elle se tourna vers lui, lui tendit la main et accompagné d'un large sourire, d'un air faussement hautain :
— Je m'appelle Charla, Charla Coupeau. Comédienne à mes heures perdues, et fille talentueuse à temps plein.
Il lui sourit en retour, et serra sa main tendue :
— Arthur Pierret, répondit-il simplement.
— Toujours aussi mystérieux à ce que je vois, nota-t-elle avec les sourcils froncés et pleins de malice.
Le reste du voyage, d'une dizaine de minutes tout au plus, pouvait se résumer en une discussion banale et évasive, sur le temps, leurs passe-temps, leurs familles et amis respectifs, et autres sujets insignifiants. Elle voulait percer les mystères de cet étrange individu, qui, par la force de sa timidité et de sa pugnacité à garder secrètes ses activités, avait fini à son tour par accaparer toute son attention. Elle essayait tant bien que mal de glaner des informations sur lui, mais en vain ; il était beaucoup trop sur ses gardes. Alors, une fois à terre, sur le point de se quitter, elle lui donna un papier cartonné, tout droit sorti de son chapeau :
— C'est l'adresse de mon hôtel, et si l'envie te prend, je joue tous les week-ends au grand Théâtre Monarque. Je te rembourserai la place.
Elle le bisa sur la joue, subrepticement, d'une familiarité amicale. Puis, elle sauta dans son taxi fraîchement arrivé, avant de le saluer par la fenêtre. Le véhicule jaune filla à toute allure à travers la route déjà surchargée de voitures, puis disparut au milieu de cette fourmilière de métal, noire de monde.
Il resta un moment devant l'entrée du port, comme perdu dans un songe éveillé. Tout bougeait autour de lui, ça grouillait de vie, d'agitation, de cris et de vrombissements. Mais, comme toutes bonnes choses ont une fin, son devoir l'appelait à l'ordre. Un voile morose couvrit ses yeux l'espace d'un instant. Partagé entre la peur et le stress, il aurait voulu profiter de toute cette cohue, s'y perdre et peut-être s'y retrouver par des chemins décousus et inattendus. Néanmoins, des affaires plus urgentes occupaient son esprit.
Il s'avança dans la foule, sa valise d'un côté, son appareil de l'autre, et, l'échine courbée en arrière, regardant les hauts gratte-ciel de cette ville gargantuesque, il disparut dans les rues de New York et ses pensées.
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