Chapitre 8

Je savais que Thomas portait un poids lourd, quelque chose d'invisible mais de toujours présent, qui rendait son regard plus sombre par moments. Pourtant, rien n'aurait pu me préparer aux mots qu'il prononça ce soir-là.

Nous étions assis sur ce banc, à l'orée du parc, les arbres projetant leurs ombres douces autour de nous. Le silence régnait, un silence qui semblait faire écho à ses pensées, puis il leva les yeux vers moi. Son regard, habituellement si contrôlé, vacilla, laissant apparaître une douleur crue que je ne lui connaissais pas.

— J'ai... J'ai perdu ma famille, Evelyn,  finit-il par dire, sa voix basse presque étouffée.

Je restai figée, surprise par la simplicité de sa confession et par le gouffre de souffrance qui l'accompagnait.

Il serra les poings, le regard tourné vers un point invisible devant nous.

—  Ça fait des années maintenant, mais... C'était un incendie. Une nuit. Une de ces nuits où tu crois que rien ne peut mal tourner. Mais tout a changé en quelques minutes. Je les ai... perdus. Tous. Ma mère, mon père, ma petite sœur. 

Je sentis mon cœur se serrer, incapable d'imaginer la profondeur de cette perte. Lui, d'habitude si fort, si solide, semblait tout à coup incroyablement vulnérable. Ses mains tremblaient légèrement, et il les cacha dans ses poches, comme pour reprendre le contrôle.

—  Pendant longtemps, je me suis demandé pourquoi j'avais survécu,  continua-t-il. « Pourquoi eux, et pas moi ? Je n'avais que vingt ans, et j'ai dû tout reconstruire. Ma vie, mes certitudes, et... 

Il marque une pause, comme pour chercher ses mots.

— J'ai perdu foi en beaucoup de choses ce jour-là, y compris en l'amour. Parce que, crois-moi, aimer c'est aussi risquer de tout perdre, et je ne sais pas si je pourrais encore faire face à ce genre de douleur. 

Il plongea ses yeux dans les miens, et je sentis une vague de tristesse et de tendresse m'envahir. J'avais envie de dire quelque chose, n'importe quoi pour alléger son fardeau, mais les mots me manquaient. Je posais simplement ma main sur la sienne, un geste silencieux, mais qui semblait plus fort que toutes les paroles.

Il ne bougea pas tout de suite, puis, doucement, il serra ma main en retour. Le contact de sa peau était froid, mais son étreinte était ferme. À ce moment-là, j'avais l'impression de partager un fragment de sa douleur, une douleur ancienne, qui l'avait enfermée dans une solitude sans fin.

—  Tu n'es pas seul, Thomas,  murmurai-je, enfin.  Je suis là. Je ne vais pas prétendre que je comprends ce que tu as vécu, mais je suis là, et je le serai aussi longtemps que tu auras besoin de moi. 

Il ferma les yeux, et un léger sourire apparut sur son visage, fragile, presque imperceptible. Pour la première fois, j'avais l'impression de le voir tel qu'il était réellement, sans ses barrières, sans ses défenses.

Et, pour la première fois, je sentis que notre lien allait bien au-delà de ce que j'avais imaginé.

Après quelques instants, Thomas desserra son étreinte, mais nos mains restèrent l'une contre l'autre, comme un ancrage, comme un lien silencieux que nous venions de créer.

—  Ça n'a pas été facile,  reprit-il en fixant un point devant lui, comme s'il parlait plus à lui-même qu'à moi.  Il m'a fallu des années pour arrêter de me réveiller en sursaut chaque nuit, avec l'odeur de la fumée dans mes narines, les cris encore résonnants dans ma tête. J'ai essayé de me reconstruire, de reprendre un semblant de vie normale... 

Sa voix s'éteignit, étouffée par des souvenirs douloureux.

Je l'écoutais en silence, chaque mot me donnant envie de le serrer plus fort, de lui faire comprendre qu'il n'avait pas à porter cette douleur tout seul.

—  Tu sais,  dis-je doucement,  ce que tu as vécu aurait détruit n'importe qui. Mais tu es toujours là, debout. Ça montre une force incroyable. 

Il esquissa un sourire, triste mais sincère.

— La force, hein ? Parfois, je me demande si c'est vraiment de la force ou juste de l'obstination. Peut-être que je ne savais tout simplement pas quoi faire d'autre. 

J'ai pris une inspiration, choisissant mes mots avec soin.

—  Peu importe ce que c'est. Ce que je sais, c'est que tu n'es pas seul. Pas maintenant. Pas tant que je serai là. 

Il me regarda longuement, et dans son regard, je crus déceler une hésitation, un mélange de peur et d'espoir.

—  Et toi, Evelyn, pourquoi... pourquoi tiens-tu autant à moi ? Je ne suis pas exactement la personne la plus facile à aimer. 

Je sens mes joues chauffer.

—  Peut-être parce que... je vois en toi quelque chose de plus, quelque chose de vrai. Tu as beau essayer de te cacher derrière tes blessures, je sens la personne que tu es vraiment, et elle mérite d'être aimée.

À ces mots, il détourna les yeux, visiblement troublé. Je pouvais presque voir la lutte intérieure qui se déroulait en lui, entre le désir d'ouvrir son cœur et la peur d'être blessé à nouveau.

Le silence s'installa, mais cette fois, il n'avait rien de pesant. Au contraire, il nous enveloppait comme un cocon, une pause douce et nécessaire dans laquelle ni lui ni moi ne nous précipitons.

Puis, d'un geste presque hésitant, il se pencha vers moi. Je retiens mon souffle, consciente de chaque battement de mon cœur. Ses lèvres effleurèrent les miennes, avec une douceur infinie, comme s'il avait peur de briser ce moment fragile.

Le baiser était aussi tendre qu'intense, chargé d'émotions refoulées et de promesses silencieuses. Quand il se recula, ses yeux brillaient d'une émotion que je n'avais jamais vue chez lui auparavant.

— Je ne sais pas ce que je ressens, Evelyn,  murmura-t-il, sa voix brisée mais sincère. Mais je sais que... tu comptes pour moi. Plus que je ne l'aurais imaginé. Et ça me terrifie.

Je souris, sentant les larmes me monter aux yeux.

— Moi aussi, Thomas. Mais peut-être que, cette fois, on pourrait essayer d'affronter cette peur ensemble. 

Il hocha la tête, ses doigts serrant les miens un peu plus fort. À cet instant, je sus qu'il venait de faire un pas immense, non seulement vers moi, mais vers lui-même, vers l'espoir d'un avenir qu'il pensait ne plus jamais pouvoir toucher.

Et moi, je n'avais jamais été aussi sûre de vouloir être à ses côtés, pour lui montrer qu'aimer, c'était aussi guérir.

Après ce baiser, le silence s'installa de nouveau entre nous, mais cette fois, il n'avait rien de pesant. Je sentais que nous partagions quelque chose de rare, quelque chose que les mots ne pouvaient pas décrire. C'était un moment suspendu, fragile, et pourtant plus fort que tout ce que j'avais ressenti jusqu'à présent.

Thomas prit une profonde inspiration, comme pour expulser les derniers vestiges de cette douleur qu'il gardait en lui depuis tant d'années.

— Tu sais, je n'ai jamais vraiment parlé de ça à personne,  murmura-t-il, le regard perdu.  Ça semblait plus facile de tout garder pour moi. Cacher ce que je ressentais, me convaincre que je pouvais avancer tout seul... 

Il marque une pause, et je pouvais presque entendre le poids de ses mots résonner dans l'air. Il avait porté ce fardeau si longtemps, seul, et je me demandais comment il avait pu tenir jusqu'à maintenant.

— Je suis désolée que tu aies dû vivre ça seul,  répondis-je doucement.  Mais tu n'as plus besoin de te cacher avec moi. Je suis là, Thomas, vraiment là, et je ne vais pas partir.

Il me regarda, ses yeux pleins d'émotion, comme s'il luttait pour croire à la sincérité de mes mots. — Evelyn... j'ai peur. Peur de revivre cette douleur, peur de m'attacher à nouveau, de perdre à nouveau. 

Je pris une inspiration, essayant de lui transmettre toute la sincérité que je pouvais.

— La peur fait partie de la vie, Thomas. Elle nous montre ce qui compte pour nous. Mais si tu restes enfermé dans cette peur, tu risques de passer à côté de moments incroyables. Parfois, prendre le risque en vaut la peine. 

Il resta silencieux un instant, puis un sourire à peine perceptible éclaira son visage.

—  Comment tu arrives à me faire voir les choses autrement, Evelyn ? Je pensais que j'étais condamné à cette solitude, mais avec toi, tout semble plus simple... et ça me bouleverse. 

Mon cœur battait plus fort, touchée par sa vulnérabilité.

—  Peut-être que c'est parce que tu es prêt à te laisser aider. Je ne te demande pas de changer, ni de tout oublier. Mais si tu me laisses être là pour toi, on pourrait, ensemble, affronter tes peurs. 

Il hocha la tête lentement, comme s'il acceptait mes mots, les laissant infuser en lui.

—  Je ne sais pas comment faire, Evelyn. Mais je veux essayer. Pour la première fois, je veux essayer d'y croire... en toi, en nous. 

Ma main serra la sienne, et cette fois, c'était un pacte silencieux, une promesse qu'aucun de nous n'avait besoin de formuler. Ensemble, nous pouvions avancer, pas à pas, en acceptant que le passé faisait partie de nous, mais sans qu'il ne dicte notre avenir.

La soirée s'acheva dans la douceur et la simplicité, le silence devenant notre allié, un rappel que parfois, tout ce dont on a besoin, c'est d'une présence, d'une main pour nous ancrer, d'un cœur qui bat au même rythme que le nôtre.

Alors que je le raccompagnais jusqu'à la porte, il me glissa un dernier regard, un regard qui contenait des promesses, des espoirs, et un amour naissant, fragile mais puissant.

—  Merci, Evelyn,  murmura-t-il avant de disparaître dans la nuit. Et moi, je restai là, le cœur plein, convaincue que, pour une fois, j'avais trouvé quelqu'un avec qui tout était possible.

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