NOCTE PRAVAE- 03

L'appartement était privé de chauffage, et Yoongi avait froid.

Il était figé, assis au bord de son canapé, le pouce frottant sans relâche contre la roulette du briquet qu'il tenait à la main. La mince flammèche, à laquelle il insufflait temporairement la vie, éclairait, d'une lueur sanglante, la pièce- il la devinait plus qu'il ne la voyait; qui retenait son souffle, prostrée dans le silence le plus total.

Le paquet de cigarettes posé devant lui était vide. Depuis quand, il ne le savait plus, mais il était vide, et le jeune garçon n'osait se lever pour aller en chercher un autre. Déjà parce qu'il n'était pas sur d'en avoir encore un en réserve, et puis parce qu'il préférait ne pas envisager la possibilité de sortir dans la rue pour racheter du tabac.
Les magasins seraient-ils ouverts, en ce jour morbide?

Ses membres convulsaient frénétiquement. Sa jambe tressautait dans un tic familier, plutôt rassurant, et sa main libre, celle qui ne tenait pas le briquet presque vide, s'agitait sur son genoux comme sur le clavier d'un piano. Depuis qu'il avait tiré sa dernière latte de nicotine, ses dents s'affairaient à mordiller la peau fragile de sa lèvre inférieure.
Si sa mère l'avait vu, elle lui aurait très certainement asséné une tape sonore à l'arrière du crâne pour le faire cesser. Peut-être même aurait-elle trouvé un moyen de les divertir; mais sa mère n'était plus de ce monde, et Yoongi était bien seul dans ce salon que le black-out avait rendu si glauque.

Le froid et l'angoisse rongeaient son corps maigrelet; le grignotaient nonchalamment, rampant de ses orteils crispés à sa cage thoracique.

     Soudain, on frappa à la porte.

Une fois, d'abords, puis plus rien. Le silence complet, durant quelques secondes, et les coups reprirent de plus belle, crescendo, à en faire trembler le battant. Une série de coups brefs, agités, violents.
Son glapissement mourut entre ses lèvres scellées, sa poitrine convulsa en un spasme douloureux et, dans un geste vif, Yoongi s'enfonça brusquement dans le sofa, les genoux collés à la poitrine, recroquevillé comme lorsqu'il se cachait dans son armoire, les yeux gonflés par les larmes et la main sur la bouche pour ne pas faire de bruit. Il savait. Il savait qu'on venait pour lui. Face à l'acharnement désespéré de la chose devant le seuil, comment pouvait-il s'obstiner à se persuader du contraire?
Un filet de sueur glacée ruisselait de ses omoplates au creux de ses reins, sa nuque picotait, comme si y on dardait un regard brûlant. Deux yeux sombres, invisibles, pesants, creusant des trous dans sa carcasse.

Il était perdu, et son pauvre cœur semblait vouloir s'échapper de sa poitrine en la perforant, battant à tout rompre, secouant son torse. Oh, Zeus, peut-être la Mort, la Mort en personne, était-elle venu le chercher, après tant de souffrance endurée. Bien sûr, il aurait aimé l'accueillir en ami, seulement...
Seulement, Yoongi était pétrifié par la terreur; tant et si bien que la pulpe autour de ses ongles, qu'il rongeait nerveusement, n'était plus que chair sanguinolente, à vif; lambeaux couverts de la salive acide qui semblait embraser son œsophage.

La peur enserrait son estomac, rampait le long de son dos, se renfermait autour de son cou et sifflait à ses oreilles.

Respire, Yoongi, respire; s'efforçait-il de se répéter. Ça n'est pas réel. Ça n'existe que dans ta tête malade semblait crier la voix dans son crâne. Il fallait qu'il se calme. Qu'il prenne de lentes et profondes inspirations, comme on lui disait de faire lorsqu'il se laissait gagner par la panique. Le jeune garçon avait la drôle impression d'être immergé, profondément; il pouvait presque sentir la pression de l'eau frapper contre ses tympans bourdonnants.

Mais les tambourinements reprirent de plus belle, et il ne pût les ignorer plus longtemps.
Alors, la crainte étranglant sa gorge, il vacilla jusqu'à la porte d'entrée, collant son œil inquisiteur au judas, tentant d'apercevoir qui venait le tourmenter. Sa cécité l'agaçait. Il avait saisit la poignée de métal, gelée sous sa paume moite. Le souffle court, il tourna la clé abandonnée dans la serrure et, d'un geste maladroit, fébrile, ouvrit la porte à l'étranger. Mais quel con!, hurla son cerveau.
À quel point fallait-il être naïf pour laisser entrer un parfait inconnu chez soi, dans ce climat suintant de tension?
Mais la porte était ouverte et il n'aperçut qu'une centième de seconde la silhouette avalée par les ténèbres du couloir avant qu'on ne le force à se décaler, et qu'une tornade rousse ne se précipite à l'intérieur de l'appartement.

Il ne lança qu'un faible «Hé!» alors que l'invité chancelait vers son salon sans un mot, la tête rentrée dans les épaules. Et, alors que Yoongi adressait une prière fervente à une quelconque autorité divine, un écho sourd résonna brièvement entre les murs, l'extirpant de l'isolement claustrophobe qui l'engloutissait lentement mais sûrement.
Le garçon s'était effondré dans un bruit mat.
Accroupi, les bras entourant ses jambes, le menton posé sur ses genoux, il se berçait, vacillant d'avant en arrière, noyé dans ses sanglots bruyants.
Yoongi refréna un mouvement de recul en voyant son voisin ainsi ramassé en boule, comme un animal blessé, gémissant, perdant toute sa superbe, le visage couvert d'un magma épais de larme, de morve et de sang coagulé. Il le connaissait bien peu, à vrai dire, et il se surprit à souhaiter, égoïstement, qu'il parvienne à se calmer de lui-même; pourtant il s'assit à ses côtés et posa sa main au milieu du dos, agité de frissons épileptiques, de son voisin.
Le rouquin sentait mauvais. Un mélange désagréable de transpiration rance, mêlé à l'effluve ferreuse du sang et de l'humidité d'un vêtement mal séché.

Mais surtout, surtout, il puait l'effroi.

«- Qu'est-ce que tu veux? Finit par chuchoter Yoongi, dans un murmure qui parût plus dur qu'il ne l'avait souhaité, alors que l'autre semblait se calmer, ses pleurs s'apaisant petit à petit. Il lui fallut un long moment avant qu'il ne soit capable de répondre. Il hésitait, sa bouche s'ouvrait et se refermait à la manière d'un poisson qu'on aurait sortit de l'eau. Son souffle, chaud, sifflant, s'écrasait contre la joue de Yoongi.
- Tu étais là, dans mon rêve et... Ça semble stupide, mais je voulais -non, il fallait que je vienne! Il y avait cette fenêtre, et le reflet de la lune, et ces cris, ces hurlement d'agonie! Ses yeux étaient fermés douloureusement, son visage se froissant dans une grimace, comme s'il vivait à nouveau ce qu'il tentait, tant bien que mal, de décrire. Il soupira. Le truc, c'est que tout avait l'air tellement, tellement réel que, je, je... Je sais pas. Je ne sais plus. Les mots se précipitaient contre sa bouche, se heurtant à ses lèvres tremblantes, sans qu'il n'arrive à mettre ses pensées au clair. Merde! » Un drôle de gargouillis ronfla dans sa gorge et il se plia en deux, encore plus courbé qu'avant, sous les orbes inquisitrices de Yoongi, qui n'avait pas compris grand chose.
«- Je crois que je vais vomir », souffla-t-il, son visage paraissant anormalement blême, maladif, à travers la pénombre.

À ce moment, Yoongi se releva, coi, la main enroulée autour du poignet de son invité-surprise, se glissant vers sa cuisine- Jimin en était certain, et ce même si son guide ne possédait pas de torche. Il tira une chaise et, d'un geste muet, l'invita à s'asseoir, tandis que lui fouillait dans un des placards au-dessus de la gazinière. Il en sortit ce qui paraissait être un réchaud à gaz et une petite bouteille de lait.

«- Ma mère m'apportait du chocolat chaud lorsque je faisais des cauchemars, dit-il, ressentant le besoin de se justifier face au regard dardé sur lui, pourtant dénué de toute émotion.
- Ça n'était pas juste un rêve, Yoongi. Je l'ai senti, c'était quelque chose qui avait son importance. Tu comprends? Le rouquin songea qu'il l'avait tutoyé dès le début, étrangement, comme si les conventions étaient effacées par le fait que la situation était atypique. L'autre haussa les épaules, et Jimin n'entendit plus que le son du liquide versé dans une casserole en métal.
- D'accord. Mais je vais tout de même en faire. J'en ai envie.»

Min Yoongi, après avoir allumé le réchaud, s'assit à sa place habituelle, et, sans porter plus d'attention à celui qui lui faisait face, attrapa la petite boîte métallique qui traînait sur la table. Lorsqu'il l'ouvrit, l'odeur particulière de l'herbe enfla dans l'air, caressant leurs narines. Il en sortit un petit pochon, un peu de tabac et du papier à rouler, et ses doigts habiles s'attardèrent sur le plastique qui renfermait l'espèce de boulette. Il cligna des yeux, Jimin harponnant son regard aux doigts graciles qui allaient, distribuaient uniformément le tabac et l'herbe sur la feuille. Et en un rien de temps, le cône roulé trônait fièrement entre ces doigts, longilignes, de pianiste. Yoongi humidifia ses lèvres, Jimin l'observait toujours, ses yeux accrochant un instant sur le bout de langue qui apparut brièvement.
Le cliquetis du briquet retentit une fois, puis une deuxième et la flamme éclaira le visage de celui qui tenait le joint, faisant naître de singulières ombres sur ses traits, et sa poitrine se gonfla.

Alors, tandis que la fumée épaisse se mêlait à la chaleur halitueuse, humide, Jimin lui raconta tout, s'interrompant quelques fois lorsque son vis-à-vis lui passait le joint, toujours aussi placide. Il lui avoua aussi ses craintes et son incompréhension; Jimin ne regardait pas vraiment la télévision, et si le black-out avait été sur toutes les lèvres ces derniers temps, il n'y avait apparemment pas fait attention- bien sûr, il avait compris que des mesures exceptionnelles allaient êtres prises, mais quelque chose stagnait dans l'air, un je-ne-sais-quoi troublant, inquiétant. Et lorsqu'enfin il se tût, les yeux de Yoongi étaient dardés dans les siens, et ils se murèrent dans le silence; un silence lourd d'une vérité qui n'était pas encore dévoilée.

Sur la plaque du petit réchaud à gaz, la casserole de lait déborda. Elle vomissait le liquide frémissant, fumant, qui ruisselait, s'étalant en une auréole blanchâtre sur le sol. Alors, en voyant cette marée s'avancer inévitablement vers ses pieds, Jimin songea qu'elle ressemblait à si méprendre à la gerbe de sang carmin qui, dans son cauchemar, avait engloutit le cadavre de Yoongi.


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