NOCTE PRAVAE- 01
PARTIE 01: L'ATTENTE
LE BLACK-OUT général était prévu pour huit heures trente-deux, ce 17 mars. À partir de cet instant, la ville serait entièrement plongée dans le noir. L'obscurité la plus totale allait recouvrir la cité, d'habitude illuminée de toute part.
La ville subissait un mauvais temps exceptionnel depuis presque trois jours: des orages incessants avec des rafales de vents dépassant les 160 kilomètres par heure. Les centrales électriques avaient été touchées par la foudre. Pour réparer la panne, il fallait interrompre le service pendant un nombre incertain d'heures. Plus d'une journée complète, selon les médias.
Le black-out avait été annoncé la veille aux habitants; toutes les communications allaient cesser. Plus d'Internet, plus de réseaux, plus de téléphone portable. Plus de radio ni de télévision. Une remise à zéro technologique.
La fin du monde pendant plus d'une journée. Et c'était bien plus qu'effrayant.
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L'HORLOGE MURALE indiquait huit heures trois lorsque Yoongi écrasa sa cigarette sur la toile cirée, d'un vert criard franchement laid, qui recouvrait la table. Silencieusement, il observa la nappe en plastique fondre lentement sous les braises encore rougeoyantes du mégot. Une paix inattendue habitait les choses les plus insignifiantes. Yoongi s'y réfugiait pour échapper à ses propres pensées.
Dans la flamme vacillante d'une bougie, le coin replié de la page d'un journal, dans une goutte de pluie glissant contre la vitre.
Mais la paix ne durait jamais assez longtemps et, une fois qu'il l'avait épuisée du regard, ses réflexions revenaient au galop lui rappeler qu'il ne s'extirperait jamais de l'étau étroit qui l'enserrait.
Depuis l'extérieur, l'orage tonna, et la cuisine fut illuminée par un bref éclair. Les traits de Yoongi se durcirent à nouveau.
Il se leva, rinça rapidement sa tasse de café, à présent vide, et alluma une autre cigarette, la quatrième déjà depuis son réveil. De ses doigts tremblants, il amena le bâtonnet de nicotine à ses lèvres et tira longuement dessus. Puis il rejeta la tête en arrière et cracha un long nuage de fumée blanche.
Ça va aller. Je vais pas mourir. Pas aujourd'hui, en tout cas; la petite voix dans sa tête répétait en boucle ces courtes phrases. Il n'allait pas mourir. Pas encore, même s'il le désirait ardemment. Ce n'était pas le bon moment.
En marmonnant des paroles inintelligibles, le jeune garçon se releva. Il franchit la porte de la cuisine, le regard accrochant, comme à chaque fois qu'il passait devant, les petites taches écarlates qui s'étaient fixées sur la peinture vaguement écaillée.
Yoongi s'enfonça dans le canapé, son petit cendrier en fer blanc à la main et la télécommande du téléviseur posée sur l'accoudoir. Ses mains tremblaient. C'était étrange, parce qu'il se sentait pourtant plutôt calme, comme plongé dans une bulle de coton. Non, plutôt une bulle de gelée, en fait. Sa mère lui en préparait d'ailleurs souvent, quand il était plus jeune- elle aimait la gelée à la fraise, lui préférait à la pomme.
À huit heures douze, il sortit brusquement de sa torpeur alors que le radio-réveil se mît en marche, crachotant quelques mots depuis l'étagère où il était posé. Revenu à la réalité, il attrapa la télécommande et la pointa vers le meuble où était posé l'écran.
Une jolie brune, vêtue d'un tailleur jaune et dont on ne voyait que le buste apparut. En bas de l'écran défilait un bandeau: Mesures exceptionnelles en vigueur à partir de 8h32 le 17 mars. La présentatrice lisait d'un ton calme et posé un communiqué. «Aussi, nous recommandons aux citoyens de rester chez eux. Afin d'éviter tout incident, les autorités ont ordonné l'arrêt total de la circulation et demandent à la population de ne pas s'éloigner de la ville. Nous vous rappelons que les aéroports et les gares ne sont plus fonctionnels depuis hier en raison du mauvais temps. Afin d'assurer votre sécurité et celle de vos proches, n'essayez pas de quitter la ville.
La jeune femme toussota discrètement avant de reprendre. Yoongi songea qu'il n'avait personne à aller voir avant de mourir. Pas un appel à passer, pas une lettre à laisser.
En cas de besoin, exposez un drap blanc à la fenêtre afin d'alerter les autorités compétentes. Des équipes de secours seront présentes dans les rues. Nous vous prions de respecter le couvre-feu instauré exceptionnellement, qui débutera lors du coucher du soleil. À partir de cet instant, certaines libertés individuelles seront suspendues. »
La sérénité et les gestes calmes de la présentatrice étaient censés rassurer, se dit Yoongi, mais créaient en fait l'effet inverse. Ils cachaient quelque chose de dérangeant, comme un sourire sur le visage de l'hôtesse d'un avion en chute libre.
«Les forces de police seront présentes afin d'assurer l'ordre. Malgré tout, les autorités vous exhortent à vous enfermer chez vous et prendre les précautions nécessaires afin d'empêcher des inconnus malintentionnés d'accéder à votre domicile.»
Le jeune homme eut soudain très froid. Il n'y avait pas pensé. Mais après tout, pourquoi quelqu'un voudrait-il entrer chez lui par effraction? Pour lui dérober les quelques objets de valeur qu'il possédait?
La journaliste posa ses mains sur la table devant elle et regarda la caméra. «Dans quelques secondes, le son des sirènes annoncera le début de l'état d'urgence et la mise en place des mesures exceptionnelles. » Elle ne salua pas les téléspectateurs mais offrit un sourire muet à la caméra avant que l'image ne se coupe brutalement, laissant place à un écran noir où Yoongi pouvait apercevoir son reflet.
Il avait l'air terrifié, comme un lapin dans les phares d'une voiture. Tu devrais couper cette frange trop longue, se dit-il. Et il acquiesça, se fixant toujours sur l'écran noir.
Yoongi regarda par la fenêtre. Il faisait jour, mais le mauvais temps obstruait tant le ciel qu'on se serait cru en pleine nuit. Le plafonnier du salon était allumé, mais cela ne rassurait pas le jeune homme qui fixa l'ampoule, comptant dans sa tête les secondes en attendant qu'elle ne s'éteigne, d'un moment à l'autre.
Mais cela n'arrivait pas, et il ne put réfréner ce mince espoir que tout ne soit que le fruit de son imagination. Les minutes semblaient s'être dilatées en une éternité insupportable. Et alors que la trotteuse de l'horloge marquait péniblement chaque seconde, Yoongi comprit qu'il était temps.
D'abords, les vrombissements réconfortants des appareils électriques cessèrent. Puis, les lumières s'éteignirent toutes en même temps. L'ombre vint faucher chaque objet, qui soudain se tinrent immobiles, détruisant tout souvenir de la lumière. Comme si la pièce n'avait jamais été lumineuse auparavant.
En fait, ce qui était effrayant, ce n'était pas cette menace sourde planant dans l'air ou le noir complet, ni le mauvais temps agitant ses volets.
C'était le silence, le profond silence qui planait dans les rues.
Comme s'il ne restait plus que lui sur terre. Comme si chacun retenait son souffle dans l'attente d'une hypothétique fin du monde.
Alors, Yoongi couina; un lancinement brûlant sa poitrine, comme si son cœur venait de se remettre à palpiter. Et la sirène déchira l'air.
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