5 - La fuite

Ne dit-on pas fuir vers l'avant ? Pourquoi ? On ne peut fuir vers l'arrière. Fuir, c'est foncer vers devant soi pour éviter ce qui nous poursuit, bien ou mal. On prend des routes, on passe des ponts, on ose tomber dans l'inconnu. Bizarrement, cet inconnu m'était agréable. Je m'y retrouverais, y rencontrerais ma vérité. Mais j'avais peur...

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     Ce fut la débandade. Mais tout avait été prévu. Sortis du centre, nous amorçons notre course, Linda devant moi. J'aperçois du coin de l'œil, la femme appelé Solly qui engouffre les deux fillettes dans un mini-van, alors que l'adolescente, Mirna, ajoute des sacs à dos dans le coffre arrière, puis le véhicule démarre en trombe, les pneus glissant sur des plaques de glace. J'entends aussi la porte du centre que l'on referme brusquement tout en percevant la voix du commissaire... non, de William, qui parle et donne des ordres, apparemment dans un radio. Il demande l'assistance prévue... Des policiers ? Des alliés ? Je souhaite ardemment le revoir bientôt. 

     J'assure ma prise sur les bretelles de mon sac à dos et tâche de ne pas me laisser distancer par Linda. Elle trotte d'un bon pas, à grandes enjambées, elle sait où aller et est en grande forme. La mince couche de neige virevolte sous nos pas et le vent qui la soulève nous assure que nous ne laisserons pas de traces visibles. Le froid me pique le visage. J'accorde mon rythme sur celui de la blonde devant moi, tâchant de contrôler mon instinct à l'intérieur de moi, qui me crie : "Cours ! Fuis !"

     Nous courons ainsi une bonne vingtaine de minutes. Mon souffle lance un nuage à chacune de mes expirations. Instinctivement, j'évite les pièges des racines qui jonchent de plus en plus le sol. Nous sommes rendus à l'ombre de la forêt recouvrant la base des montagnes qui suivent le grand fleuve. S'engageant dans le boisée, nous continuons sous le couvert des grands arbres, jusqu'à atteindre le pied d'une falaise rocheuse qui coupe la montagne. Sa présence nous oblige à faire un large détour vers le nord, ce qui nous ralentit dans notre course pour se mettre à l'abri. Linda stoppe nette et se tourne vers moi, essoufflée mais décidée :

- Tu es habile en escalade, n'est-ce pas ? me demande-t-elle en rangeant son bonnet pour attacher ses cheveux et en réajustant son paquetage, tout en prenant un piolet.

- Oui, répondis-je après avoir jaugé la paroi devant moi, tout en sortant moi aussi mon piolet et en assurant la ceinture de mon sac à dos.

- Très bien, allons-y ! Nous sauverons au moins 30 minutes de course et surtout notre piste sera encore plus brouillée.

     Et nous voilà en pleine grimpe, l'un à côté de l'autre, chacun prenant son chemin. Les gestes automatiques de mes jambes et de mes mains occupent mon esprit qui en oublie d'avoir la trouille. Mon souffle est redevenu régulier et cela calme les battements erratiques de mon cœur. Je bloque mes pensées pour ne penser qu'à la prochaine prise, la prochaine traction, la prochaine poussée des jambes. La falaise déroule sous nous ses aspérités et ses corniches. J'essaie de faire fi des regards qui pourraient nous voir d'en bas comme de petites silhouettes agrippées sur la paroi rocheuse. Nous dépassons le faîte des arbres. Le soleil nous éblouit mais il nous réchauffe les doigts et les rochers sont plus secs et moins glissants. Je sens mes muscles qui demandent grâce. Je me concentre, respire à fond et régulièrement. Ne pas se crisper, rester en mouvement. J'oublie le temps, il ne reste que moi et la falaise.

     Rapidement, nous nous retrouvons près du sommet, à quelques cent mètres de hauteur. Une dernière traction et me voilà sur le ventre au bord du précipice, Linda près de moi. Je souffle en relâchant mes muscles. Notre vue s'étend au-dessus de la cime des arbres, le soleil nous darde de ses rayons hivernaux, continuant son chemin vers l'ouest. Au loin, on voit la toiture des maisons de Rotts : l'une d'elle est le centre Jeunesse. Nous ne pouvons rien voir de spécial de si loin. Nous faisons une pause, je prends une gorgée d'eau à ma bouteille et la tend ensuite à Linda. Elle boit, puis elle regarde en bas et tend l'oreille. Je me plonge en moi, je ne ressens aucune inquiétude. Linda me regarde et je vois dans ses yeux clairs qu'elle aussi ne détecte pas de menace, comme tantôt au centre.

- Suis-moi, dit-elle en se relevant, le carrefour n'est plus très loin.

     Nous courons alors sur un chemin rocheux qui contourne le flan d'une autre montagne. Peu de neige sur le sol. Les rochers sont érodés par le vent. Des plaques de glaces traîtresses nous font parfois déraper. Nous devons être prudents pour ne pas nous rompre le cou en tombant dans le précipice à notre gauche. Je fixe les pas de la femme qui me précède et je sens mes jambes qui se collent à ses gestes, mimant les détails des mouvements et les mémorisant sans aucun effort de ma part. Mes gestes sont améliorés par rapport à ceux que j'observe car je juge les fautes et les erreurs et ne les reproduit pas. Je sais maintenant que cette capacité que j'utilise, depuis que je suis gamin, en suivant ma mère en ballade en montagne, en observant les gens autour de moi qui pratiquent un sport ou une activité, n'est pas donnée à tous, et je m'en émerveille. C'est mon côté mistral ! Jusqu'où puis-je utiliser cette capacité de mémoire physique ? Et qu'en est-il des capacités mentales ? Et cette intuition que je perçois maintenant, non pas comme un déficit de concentration ou une faiblesse, ce que je croyais auparavant, mais comme un trait à développer et à utiliser davantage ? Mon père n'est pas d'ici ! Je cesse d'y réfléchir car cela me donne le tournis. Je me concentre sur le chemin et poursuis mon trajet.

      Nous voilà, au bout d'une course effrénée, arrivés de l'autre côté de cette montagne qui borde le côté est de Rotts. Devant nous, plus bas, nous voyons le fleuve qui poursuit son chemin en direction de l'océan à quelques cent kilomètres plus loin. Le fleuve serpente dans les vallées et, de notre perchoir, nous pouvons voir une partie de son trajet. Je me dis que si le but est d'aller vers les montagnes, il faudra bien traverser ce fleuve tôt ou tard, car il bloque le passage vers le nord. Linda me regarde et me pointe le bas de la montagne.

- Nous devons descendre, et vite ! Nous serons à découvert. Pas le temps d'assurer nos prises. Contrôle ta vitesse et descend en zigzag. Ne restons pas dans les mêmes lignes pour éviter de provoquer un éboulement de gravats l'un sur l'autre.

      Je jette un coup d'œil au bas de la pente. L'escarpement est assez impressionnant ! Tout en bas se devine une route de brousse bordée de grandes épinettes noires, qui délimitent la berge sud du fleuve. Je regarde Linda, j'opine de la tête et lui fait signe d'y aller en premier.

      Elle me précède alors dans une descente d'enfer ! Je lui laisse quelques mètres d'avance, le temps d'observer sa technique puis, je me lance ! Nous nous laissons glisser le long de la pente caillouteuse, gardant une distance respectueuse entre nous. Notre glissade nous entraîne de plus en plus vite. Les rochers sédimentaires se sont accumulés depuis des siècles et sont devenus friables au fil des ans dans le bassin versant du fleuve. L'érosion par le vent, les glaces et les précipitations a entassé toute une multitude de gravats plus ou moins usés et polis dans la côte sur laquelle nous nous sommes témérairement engagés. Les cailloux que je déplace forment un tapis roulant sur lequel je m'appuie du mieux que je peux. Je serre les dents pour les empêcher de jouer des maracas. Je contrôle ma vitesse avec mes pieds qui freinent et la direction avec la position de mon corps. Tout mon être vibre sous l'effet du roulement des cailloux. Mes deux mains agissent à titre de gouvernail. Une chance que mes gants protègent mes doigts mais je ne sais pas dans quel état ils seront rendus en bas ! L'adrénaline circule dans mon corps ! Mes yeux surveillent sans arrêt les obstacles sur mon chemin pour les éviter : rochers plus imposants, plaques de glace ou de neige, souches ou racines mortes. Mes jambes tremblent sous l'effort et tout mon corps demande grâce.

     Enfin, la pente se radoucit et revient à l'horizontale. Au petit trot, je rejoins Linda. Je m'arrête, penché vers l'avant, les mains sur les genoux, le souffle court et les muscles tremblants. La Mistrale me regarde en souriant, sensiblement dans le même état.

- On remet ça ? souffle-t-elle avec un clin d'œil, les joues rouges.

- Quand tu voudras ! dis-je dans un souffle. J'ignorais que ce sport extrême existait !

     Avisant ses gants de cuir dont les extrémités sont quelque peu usées, elle se penche alors sur mes mains dont les gants de lainage effilochés ne protègent plus le bout de mes doigts. Lesquels sont en sang !

- Noah ! Laisse-moi voir.

     Elle dépose son sac au sol et en sort une trousse de premiers soins. Elle ôte délicatement mes gants et les cachent dans son sac. Elle enduit ensuite mes doigts d'une mixture que je reconnais à son odeur de camphre : du millefeuille. Puis, elle leur fait des bandages rapides avant de les emmitoufler dans des moufles de rechange. Elle me fait ensuite un grand sourire tout en me prenant par l'épaule, puis elle ajoute en remettant son sac sur son dos :

- Bien, cela ira pour l'instant. Nous te soignerons mieux quand nous serons à l'abri. Allez suis-moi, c'est par là !

      Elle se redresse, réajuste son paquetage et s'avance à découvert sur la route de brousse. Nous marchons à grands pas. Après environ un kilomètre, nous nous dirigeons vers un sous-bois verdoyant d'épinettes. Je distingue alors, cachée sous les longues branches des arbres, une camionnette qui nous attend. Dès que nous approchons, un homme costaud coiffé d'un bonnet noir, à la barbe courte et rousse, s'avance vers nous. Je reconnais Tomas pour l'avoir rencontré quelques fois étant gamin. Linda court et se jette dans ses bras. Lorsque je m'approche à mon tour, il me tend sa main nue qui engouffre la mienne dans une étreinte chaleureuse. Je grimace un peu de douleur mais les soins de Linda ont fait effet.

- Heureux de te revoir enfin, Noah Étolias ! me déclare-t-il avec un grand sourire. Je vous attendais. Venez !

      Immédiatement, nous nous engouffrons tous trois dans la cabine du véhicule, nos sacs à nos pieds. Je me retrouve côté passager et je referme la portière. Sans autre préambule, le camion démarre en trombe. La route, si on peut appeler ça une route, est incertaine mais notre conducteur semble très à l'aise. Il conduit d'une main, l'autre s'occupant des vitesses. Le moteur vrombit et la transmission grince. Nous nous tenons à nos ceintures de sécurité, au tableau de bord et moi à la porte du camion en tentant d'épargner mes doigts endoloris.

- Des nouvelles de William et des autres ? demande Linda anxieusement.

- Oui, il y a eu attaque comme on le craignait, Linda se crispe et Tomas pose sa main sur sa jambe en un geste de réconfort. Yohan et Gabby les ont aidés à s'en sortir, rajoute-t-il, mais malheureusement, deux des quatre hommes de William y sont restés.

- Et les Stotelss ? questionne Linda.

- Eux aussi ont eu des pertes, répond Tomas, mais ils sont bien trop nombreux encore. Cependant, ils ont abandonné les poursuites il semblerait. Rendus près du fleuve, ils ont continué à suivre la côte vers l'est.

- Et nous allons où ? demandé-je en m'assurant de ne pas me mordre la langue sous les soubresauts du véhicule.

Linda se tourne vers moi :

- Nous ne pouvons retourner ni à Pemplinn ni à Rotts, me répond-elle.

- C'est moi qu'il cherche non ? dis-je en la regardant dans les yeux. Laissez-moi me cacher quelque part. Je vous mets tous en danger.

- Non Noah, nous ne te laisserons pas, tu viens avec nous, répond Tomas. Nous allons vers les montagnes et le point de rendez-vous est l'ancienne base. Tout est prévu.

- Mais, Noah, pourquoi dis-tu que c'est toi qu'ils cherchent ? me demande Linda. William et moi ne t'avons pas informé à ce sujet ?

Je reste silencieux un instant, puis je déclare avec certitude :

- Vous n'avez rien dit, mais tu le sais, tu le sens. N'est-ce pas ?

     Personne ne me répond. Il y a un silence pendant lequel seuls les bruits du moteur et les plaintes de la transmission meublent la cabine. La route est cahoteuse et serpente dans la forêt. Les roues patinent souvent ou glissent dans les tournants. Tomas sait où il va et il y va vite ! Je repense à tout ce qui s'est passé depuis mon départ de la maison ce matin, non, depuis que j'ai fouillé dans le coffre de ma mère, hier... Ma réalité a changé. Je l'ai acceptée. Je me retrouve en partie en elle. Mais trop de variables inconnues persistent encore. C'est d'une voix basse, mais assez forte pour qu'ils comprennent tous deux, que je m'exprime :

- En fait, je les ai entendus près du pont de Pemplinn. Il y a le colonel Commsi qui parlait à la radio. Il demandait à ses hommes de me chercher, ils ont détruit ma maison, interrogé ma mère. Je comprends mieux pourquoi elle est disparue. Ils l'ont attrapé ou ... elle les a distraits de moi. Elle n'a rien dit... Ils ont "extrait" de sa tête ce qu'ils voulaient... Ils devaient aller voir le commissariat, pour interroger le Comm... William. Ils recherchent aussi une certaine Veena et un coffret ... Aïldi ? Ils ont ces armes... Ils nous veulent vivants. Il y a des commandos partout à Pemplinn et Rotts. Mais ils vont tuer tous les autres. Ils me font peur.

     J'ai débité toutes ses informations d'une traite. J'ai senti le regard de Linda sur moi tout du long. La tension chez les deux adultes n'a cessé de croître au fur et à mesure de mon discours.

- Tu es sûr de tous ces renseignements Noah ? souffle Linda.

- Sûr et certain ! ma voix tremble et je rajoute, la gorge nouée : Je suis surtout sûr d'avoir la trouille !

     Linda me prend la main en un geste rassurant. Tomas, les yeux toujours fixés sur la route et les mains bien occupées à conduire déclare de sa grosse voix :

- Dans ce cas, nous savons pourquoi ils sont venus finalement. Et directement à Pemplinn. On a de vieux comptes à régler on dirait. Linda, qui a le coffret ? C'était Iris non ?

- Oui, aux dernières nouvelles, réfléchit la gardienne. S'ils ont fouillé sa maison et n'ont rien trouvé, c'est qu'elle l'a caché quelque part ailleurs.

- Ou qu'elle l'a donné à quelqu'un.

     Je sens deux regards se vriller sur moi. Je réfléchis. Je ne sais pas ce qu'est un coffret Aïldi. À moins que... Je fouille maladroitement dans mon sac à mes pieds, gêné par mes doigts engourdis de douleur, et j'en sors la boîte métallique trouvée dans le coffre de ma mère à la maison. Je la tends sans un mot à Linda. Celle-ci la prend avec révérence, la pose sur ses genoux et d'un doigt tremblant, elle fait sans hésiter la combinaison. Le coffret s'ouvre avec un déclic. Je penche la tête pour voir l'intérieur et j'y vois un stylet gris et vert, ouvragé et ciselé, grand comme ma main ainsi qu'un cristal grisâtre. Les deux objets sont posés sur un écrin de tissu velouté. Linda glisse ses doigts sur eux.

- C'est Aïldi ? demandé-je doucement.

- Oui, c'est cela, me répond-elle. C'est de la technologie Stotelss. Un genre de clef d'accès. En fait c'est le « Sésame » pour accéder à l'ancienne base. C'est là où nous nous étions cachés. Ils veulent récupérer le coffret. Je le conserve d'accord ? Il nous sera très utile.

- Cela me va, répondis-je. Mais ils ont parlé d'un traceur pour le coffret.

      Linda se repenche sur l'objet et l'observe plus attentivement sous tous ses angles, pousse un soupir puis le place dans sa poche de manteau.

- C'est Gabby la spécialiste des procédés Stotelss, ce n'est pas moi. J'ignore si le dispositif est encore opérationnel ou non.

- C'est nous qui l'avons et tu viens de l'ouvrir. On sera les premiers à le savoir, déclare Tomas. Notre but premier sera donc de mettre le plus de distance entre eux et nous.

      Et je sens que le rouquin accélère encore plus si c'est possible. Sa conduite est encore plus déterminée. Quel casse-cou ! Mes jointures sont blanches à force de se cramponner à la porte du camion. Un silence s'établit dans la cabine, chacun est perdu dans ses pensées. Puis, Tomas prend un embranchement, que je n'avais même pas distingué, monte une pente abrupte et le camion fait un bond magistral pour s'engager ensuite sur une autre voie qui file plein nord. C'est davantage une vraie route celle-là ! Je ressens mes muscles se relâcher et je desserre ma prise sur la porte. Je masse doucement mes doigts qui élancent sourdement. Je sens aussi mes deux compagnons qui se relaxent un peu.

- Combien de temps encore ? demande Linda.

- Sur cette route, on en a pour une bonne heure, jusqu'au pont, répond Tomas en prenant son bagage et en le mettant sur les genoux de Linda.

     Elle y fouille pour en sortir des sacs de nourriture et m'en tend un. Elle même ouvre un sac et tend un sandwich à Tomas qui, tout en y mordant copieusement, rajoute :

- Cassons la croûte, car après le pont, la mauvaise route nous y empêchera !

     Je prends un sandwich et croque à pleines dents, découvrant que j'ai très faim. Linda suit mon exemple. Le camion poursuit sa route. Après avoir dévoré son repas et but un liquide ambré contenu dans une bouteille qu'il me tend, avec un hochement de tête encourageant pour que j'en boive aussi, Tomas reprend :

- Nous avons probablement le mince avantage de connaître les coordonnés exactes des entrées. Pas eux !

Il se tourne et plonge rapidement son regard clair dans les yeux de la Mistrale :

- Tu t'en souviens n'est-ce pas Linadar ? puis, il refixe la route.

- Tout est présent à mon esprit, répond-elle en se redressant à l'appel de sa vraie identité... Voilà longtemps que l'on ne m'avait appelé ainsi, lieutenant Tomas Jeffrey !

- Pour moi, tu es la seule et unique Linadar Vanesh Her ! Tu m'as manqué, rajoute-t-il en serrant brièvement la main de Linda dans sa grande poigne.

     J'ai observé leur échange en y devinant une bien longue histoire derrière eux. Sachant que mes parents en faisaient partie, cela me réchauffe le cœur mais surtout attise ma curiosité. Mais ce n'est pas le moment. Peut-être plus tard. C'est sûr. Je me sens en sécurité avec eux. Quelque chose vient compléter mon être en leur présence. Je regarde la bouteille que je tiens avec mes deux mains gantées. J'approche le goulot de mes lèvres et les y trempe avec précautions. Je passe ma langue sur ma lèvre supérieure pour goûter ce liquide inconnu. Il est doux, sirupeux et sucré. Il goûte un peu le sirop d'érable et un goût d'épice - de la cannelle ? J'ose prendre une gorgée plus franche à la bouteille. Le liquide glisse dans ma gorge et me rafraîchit. Il apaise ma fatigue et je sens mon visage qui se détend. Je me tourne vers Linda qui tend la main pour reprendre le contenant mais je le porte à nouveau à ma bouche et j'en prends une seconde gorgée.

- Je ne te le conseille pas Noah ! Le vin d'arbre est traître. Ne pas en prendre trop est conseillé.

     Elle me prend la bouteille des mains, en prend une simple gorgée, la rebouche et la range dans le sac de Tomas. Puis elle me regarde, un sourire en coin, m'observant. Tomas aussi me dévisage de côté. Je leur retourne leur sourire, avec un mouvement désinvolte des épaules. Du vin d'arbre ! Et quoi encore ?

     Puis, c'est le feu dans ma poitrine ! La chaleur se propage jusqu'au bout de mes orteils et de mes doigts. Je sens mes joues devenir cramoisies. J'ai chaud, j'essaie d'ouvrir la fenêtre du camion, mais elle est gelée ou défectueuse. Je colle mon visage sur la vitre froide en respirant à grands coups. Je lance un regard noir vers les deux autres qui rient à gorges déployées. Sous leur air amusé, j'essuie les larmes qui coulent de mes yeux.

- Ça va passer, fiston ! s'exclame Tomas tout en me donnant une tape sur le bras. J'aurai dû savoir qu'Iris Caissy ne t'avait pas encore initié au vin d'arbre ! Rien de mieux pour conserver sa chaleur et son énergie dans les montagnes.

- Une petite gorgée remplace une bouteille d'eau et un bon feu ! rajoute Linda.

- Plus de quatre gorgées te donnent l'air d'aller d'une bonne bouteille de vodka !

- Bon et bien, je viens d'en avaler une demie bouteille et je me suis brûlé à votre feu ! coassé-je.

     Ils rigolent encore un coup. Mais c'est vrai que le vin d'arbres me fait un bien fou. Il a annulé mes courbatures de ma journée et surtout engourdi l'élancement dans mes doigts. Je me sens encore fatigué mais ce n'est plus extrême comme tantôt. Je me promets de faire attention la prochaine fois.

      Bientôt, le camion recommence à bringuebaler sur une route de nouveau très inégale. Nous ne tardons pas à atteindre un pont vétuste en bois, d'une centaine de mètres de long. Le fleuve rugit tout en bas, étranglé par une étroite gorge montagneuse qu'il traverse avec force remous. Nous nous trouvons à cinquante mètres au-dessus des eaux très tourbillonnantes, qui se précipitent dans la vallée. Les rapides s'engouffrent vers l'orient entre deux montagnes. Linda et moi traversons à pied le pont qui file vers le nord, avant que Tomas l'emprunte avec le camion avec mille précautions. La structure résiste, non sans avoir laissé tomber quelques morceaux dans le fleuve tout en bas. Nous reprenons la route, qui est la plus plane depuis le début de notre équipée, et je ne tarde pas à m'assoupir, la tête coincée sur la fenêtre givrée, bien emmitouflé dans mon manteau, mes mains sous les aisselles, encore sous l'effet bienfaisant du vin.

Des rêves ne tardent pas à m'envahir.

**********

Je flotte sur une grande étendue d'eau.

En fait, je suis debout sur l'eau. Les deux pieds attachés au fond d'une embarcation que j'observe... En fait, c'est un radeau. Même pas ! Une épave de radeau. Mais les chaînes qui m'y attachent sont fortes et solides. Je me demande un instant si leur poids ne va pas me faire couler. J'essais de détacher mes pieds mais mes mains sont occupées à tenir la voile de mon embarcation. Une bien grande voile, pour un si piètre rafiot ! Elle est bleue et est parsemée d'étoiles blanches. Je dois utiliser toute ma force car le vent gonfle ma voile de plus en plus ! La corde de ma voilure tire sur mes bras et je me sers de l'ancrage de mes pieds pour la retenir. Mon embarcation file bon vent ! Je trouve cela grisant jusqu'à ce que je réalise que le vent m'emporte dans le mauvais sens !

Mais comment sais-je le chemin où je dois aller ? En fait, je le sens, c'est tout ! C'est mon intuition qui me guide. Je commence à manœuvrer la voile de mieux en mieux, en faisant gouvernail avec mes pieds qui influencent l'inclinaison du radeau. Je vois au loin un énorme bateau. Je sais qu'il est démesuré même s'il m'apparaît tout petit. Il est blanc et argenté et brille dans le soleil. Je réalise qu'il n'est pas dans l'eau, mais dans les airs ! Il flotte, il vole.

Le vent cesse brusquement ! Je me retrouve happé par un tourbillon d'eau qui m'entraîne en une trajectoire circulaire. Je m'enfonce de plus en plus dans les flots. L'obscurité m'engouffre. Je n'ai plus de chaîne, ni de radeau. L'onde m'engloutit et je retiens ma respiration. J'ouvre les yeux : autour de moi, il n'y a qu'un champ de bulles d'air qui frétillent sur ma peau. Je n'ai pas peur, je sens mon corps se détendre. Je me laisse porter. Puis je sens le sol sous mes pieds, je pousse pour aller vers le haut, vers l'air libre. Je bats des mains frénétiquement pour accélérer mon ascension, mes poumons brûlent. Enfin, j'émerge ! Ma tête et mes pieds rencontrent un sol en pente. J'aspire l'air à grandes goulées, rassuré. Je me frotte les yeux et je commence à distinguer autre chose que l'obscurité.

Je réalise que je suis dans une grotte, sur la rive d'un lac intérieur. Les parois rocheux luisent doucement d'une phosphorescence verte. Je suis couché sur la roche froide, je tente de calmer ma respiration et les battements furibonds de mon cœur. J'entends une voix :

"Viens vers moi Tenstei, Noah Eeltor Hias. J'ai besoin d'aide."

Je me relève d'un seul coup, étourdi et incertain de ce que j'ai entendu. Je scrute les environs, mais il n'y a personne.

- Qui est là ? Montrez-vous ! ma voix résonne avec des vibrations étranges, seule sous le plafond rocheux.

Puis, soudain, j'entrevois une lueur verte plus forte dans le fond de la grotte. Je me dirige vers elle sans attendre, attiré par mon instinct.

"Viens vite ! Ne tarde pas."

- Quoi ?

Cette voix, je ne l'entends pas. Elle est en moi !

- C'est impossible.

"Si c'est possible. Je suis ton Tenstei. Nous serons liés. "

Je marque une pause, puis je pense bien fort "Qui es-tu ?"

"Je m'appelle Veena Guhtr Bree, je suis une Aywas, ton Tenstei, Noah Eeltor Hias, tu dois me rejoindre vite car sinon je vais mourir."

Je suis abasourdi, impossible ! Je deviens fou ou quoi ?

Mais je sais au fond de moi que c'est vrai.

Je me retrouve au fond de la grotte, devant moi le visage blême d'une jeune fille qui plonge son regard dans le mien. Ses yeux me captivent. Ils ont la couleur d'un vert sous-bois au printemps, alors que les pousses jeunes et tendres sortent de terre. Ils ont la fraîcheur des matins d'été alors que les rayons du soleil évaporent la rosée de la nuit. Je m'y vois. Je m'y retrouve. Je suis comblé. Je ne peux la quitter. Elle est mon reflet dans le tréfonds de mon âme, je le sais. Qui est-elle ?

"Veena..." C'est plus une affirmation qu'une question.

"Vite Noah !"

Son visage se tord ensuite dans un masque de peur et de douleur. Ses yeux deviennent d'une couleur intense d'émeraude, pulsant des éclairs argentés qui flamboient dans l'obscurité. J'entrevois sa bouche qui crache une grande chaleur et je vois, choqué, ses crocs puissants qui menacent un ennemi invisible à côté d'elle.

Ses yeux reviennent vers moi en reprenant leur limpidité. Je réalise que sa peau s'est hérissée de pics, de plumes, de poils ? Mais elle a repris une couleur très pâle et douce.

"J'ai peur ! Je t'attends !"

Puis un cri me traverse et je reçois un coup sur la tête :

- Noah ! Accroche-toi !

"Mais où..."


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