12 - Legs

Nous sommes le résultat de multiples croisements de chromosomes, de millions d'années de mélanges de génomes, respectant des lois génétiques strictes mais dont le résultat final est grandement du au hasard.  Notre identité génétique est en effet assez imprévisible, quoique par de savants calculs probabilistes, nous pouvons établir le possible héritage de nos descendants .  Dans chacune de nos cellules se retrouve ce bagage provenant de tous nos ancêtres, près ou lointain.  Respectueusement, en tant qu'héritiers, nous devons honorer les extraordinaires capacités qui ont su survivre à la sélection naturelle pour parvenir jusqu'à nous.  Cependant, même si nous ne pouvons renier les génotypes qui nous ont fait comme nous sommes, nous sommes maîtres de choisir comment nous utiliserons leurs phénotypes.  Autrement, nous serions des êtres dont l'évolution serait statique, demeurant dans le lignage stricte de nos aïeux.  Nous serions éventuellement voués à une extinction causée par notre placidité génétique. 

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- Tu dois me faire confiance Noah. Je comprends que tu te sentes trahi, mais je me camoufle depuis si longtemps sur Terre que c'est devenu normal chez moi.

- Mais alors c'est du mensonge ! Gabby, tu es ...

- Non, c'est de la protection ! Mais pas contre vous, mais contre les Stotelss. Je ne veux pas qu'ils me retrouvent. Je ne suis plus des leurs depuis très longtemps.

« Je ne l'ai jamais été », murmure-t-elle.

- Attends, rétorque Noah d'une voix sourde en l'entendant, tu n'es pas Mistrale et maintenant tu me dis que tu n'es plus Stotelss ! Qui es-tu ? Mon père et ma mère, Yohan, Linadar, Tomas, ... Ils le savaient ? Ils savent ?

- Oui. Ils m'ont connu au « naturel » si on peut appeler cela ainsi. Dès le début. C'est une longue histoire.

- Eh bien, imagine que j'ai du temps, raille le jeune Étolias. Je t'accorde cette soirée. De toute façon, je n'ai pas sommeil. Et ensuite, je demande à Veena de t'assommer ! D'ailleurs, tu devras m'expliquer pourquoi tu ne l'as pas fait ? murmure mentalement Noah à son Tenstei, qui demeure sagement sans broncher sur son épaule. Puis, il reprend envers Gabby : Explique-moi : ton regard comme Miwan, ton esprit que je n'atteins pas, ta présence près des Mistrals, la confiance que William t'accorde, Yohan ?

      Noah s'assoit sur son lit, Veena va sur ses genoux, dans ce coin du dortoir où Gabby est venue les rejoindre. Heureusement, il est un peu isolé des autres. La femme choisit de s'asseoir en tailleur sur le sol devant Noah. Elle repousse sa tignasse pâle derrière ses épaules puis semble se recueillir en observant ses doigts. Après un soupir, elle commence d'une voix douce :

- Lors de l'attaque du barrage, William était en charge de la protection des installations d'hydroélectricité. Au contraire, moi ... je faisais partie du groupe envoyé en mission par les Stotelss pour y placer des charges explosives afin de faire sauter tout ça !

- L'histoire se répète on dirait !

- Et bien... C'est là qu'on s'est rencontré !

- Ils t'ont attrapée ?

- J'ai été la seule rescapée de l'équipe Stotelss d'exploration. Capturée par Elros, blessée et interrogée. Non, ne fais pas cet air-là. Je n'étais pas très facile tu sais. J'étais, et je suis toujours, une tête de mule comme vous dites mais, à l'époque aussi une tête brûlée, une dure à cuir ! Je ne savais pas qui j'étais, ni ce que je voulais être, alors j'étais ce que les autres voulaient que je sois !

- Que s'est-il passé ? Je veux dire, tu es ici avec les Mistrals, même en couple avec l'un d'eux. Vous avez un enfant ! Explique-moi ! Comment as-tu pu survivre ?

- J'ai eu une bonne formation médicale par ma mère... Aussi il y a dans la famille un... un certain talent, une vision on pourrait dire ! Et William était blessé et Tomas était gravement atteint... entre autre. Ils l'étaient tous un peu. Ta mère était quasiment la seule ressource médicale. Pour avoir la vie sauve, j'ai marchandé mes talents... Un marché grandement à mon avantage. Ils ont hésité, surtout Yohan ! Simon... Strom, ton oncle, et Yohan se sont même battus pour cela. Mais ils n'avaient pas le choix. Alors j'ai aidé Iris. Yohan m'a surveillé dans tous mes déplacements. À ses yeux, je ne réussirais jamais à démontrer ma bonne foi. J'étais fondamentalement indigne pour lui. Il étais invivable. Oh, j'ai bien essayé de m'enfuir de la station Stotelss où nous nous cachions... une fois. Mais Yohan a eu tôt fait de me poursuivre et de me rejoindre. Et... après une longue et douloureuse escalade dans la montagne ...

La femme a un regard nostalgique et les yeux dans le vague, elle poursuit :

- Il en porte encore la cicatrice, ajoute-t-elle en pointant le dessous de son poignet gauche. La main du cœur. C'est par là que j'ai gagné sa confiance !

- Je ne comprends pas Gabby. Je te parle de vraie confiance. Tu me parles de blessure ?!

- C'est long de tout t'expliquer... Surtout complexe de te faire ressentir... Voilà longtemps... Laisse-moi te montrer, si tu veux bien. Nous le faisions avec Pentaa et Elros. Veena, me permets-tu ? demande Gabby à l'Aywas qui roucoule et saute dans ses bras.

- Veena ! proteste Noah mais sa Tenstei le rassure. Alors que le jeune homme sent la main de Gabby sur son genou, il est graduellement submergé par le récit le plus réaliste qu'on lui ait fait, celui de Gabby :

*****

     À bout de souffle et de force, les doigts glacés et gourds, elle entrevoit le sommet. Elle assure sa prise et risque un œil en dessous d'elle. Le Mistral est toujours là. Il ne lâche pas, il est tenace ! Voilà bientôt une heure que la poursuite se déroule, dont une bonne demi-heure sur cette étroite falaise. C'est elle qui a choisi cette voie. Après hésitation, il l'a suivi. Il a bien tenté de l'atteindre en tirant avec son arme mais au vue du nombre de gravats qu'il a reçu et du danger qu'elle lui tombe dessus, il a préféré continuer la poursuite en grimpant. Elle doit avouer qu'il ne se débrouille pas trop mal. Un peu trop raide sur ses jambes mais il compense par la force de ses bras, qu'il a bien musclés... Non, mais qu'est ce qui lui prend ?

     Elle secoue la tête et reprend son ascension plus fébrilement. Là-haut, elle connaît une fissure menant de l'autre côté de la paroi. Elle l'a utilisée pour venir les espionner lorsqu'elle préparait la mission de sabotage pour les Stotelss. Son don de vision profonde lui permet de discerner des détails invisibles aux autres, de voir au-delà de la matière. Voilà le legs de l'ancien clan des Miklawan qui lui permettra de le semer. Sans le blesser. Non, il est buté mais il ne mérite pas qu'elle le blesse ou le tue. D'ailleurs ce qu'elle voit briller comme sretass autour de ce Mistral est assez intéressant : intelligence, intégrité... Non ! Voilà qu'elle recommence ! « Ashfatts ! murmure-t-elle rageusement. Dépêche-toi de te tirer de là, Gabby Jornas Denn ! Sinon ce Misstr aura ta peau ! »

     Elle précipite ses gestes pour mettre fin à cette montée épuisante. Son assise glisse soudain et elle se rattrape au dernier moment. Mais, emporté par sa panique, son pied recherche un appui là où elle a bien vu que la falaise était trop friable et incertaine. Un morceau de roche se détache sous son poids et son mouvement.

- Benshtaï ! crie-t-elle au Mistral sous elle.

      L'homme lève les yeux et intuitivement, il se colle sur la paroi et, ne se tenant que de la main droite, il protège sa tête avec la gauche. Elle voit avec horreur que le gros caillou se dirige directement vers lui. Il heurte son poursuivant à la main. Il hurle de douleur, le sang gicle à flots de son poignet grandement entaillé. Mais, malgré une main manquante, il demeure accroché au-dessus du vide.

- Redescend sur la corniche à ta droite ! lui crie Gabby, tu n'as pas le choix ! Tiens-toi avec tes deux mains.

- Arrrrgh ! Impossible, ma main gauche ne répond plus !

- Attends moi, j'arrive Misstr ! crie-t-elle en entamant sa descente vers lui.

- Je n'ai pas l'intention d'aller nulle part ! marmonne l'homme dans sa courte barbe dorée et garnie de frimas.

Lorsqu'elle arrive près du Mistral, elle se stabilise et bloque le côté gauche de son corps avec le sien.

- On n'a que cette possibilité : la corniche en bas et on doit faire vite ! dit-elle en analysant le chemin à faire.

- Depuis quand on est « on » ? Je tente de t'attraper et je t'ai même tiré dessus, et là tu m'aides ? C'est carrément illogique une Stotelss ?

- C'est ce qui fait notre charme, répond-t-elle en tâtant le corps du Mistral avec sa main droite.

- On peut savoir ce que tu fais ?

- Tu portes une ceinture, un bout de corde ?

- Oui, ... Une ceinture ... ?

- Alors laisse-moi la prendre pour qu'on attache ta main gauche à ma droite.

       Habilement, elle détache la ceinture de l'homme toujours agrippé d'une seule main et dont le sang continu de gicler abondamment de sa blessure. Il tente de respirer calmement mais il sent ses forces le quitter au rythme de ses pulsations.

- Tu mets ta vie en danger, dit-il entre ses dents serrées sous l'effet de la douleur, alors que la jeune femme termine de boucler adroitement leurs mains ensemble.

- Garde tes forces, maugrée-t-elle alors qu'elle tire sur la ceinture avec sa bouche et sa main droite, arrachant un cri à Yohan. Allez, avant que tu ne tournes de l'œil et nous entraînes vers la gravité de cette planète, descendons ensemble. Je soutiens ton bras gauche, mais je t'en prie, conserve bien ton assise sur tes pieds, colle mieux la paroi et reste plus souple sur tes genoux.

Yohan se retourne vers elle et la fixe, incrédule.

-Tu me donnes une leçon de grimpe ? Maintenant ? Tu n'as vraiment pas froid aux yeux !

      Gabby le regarde, amusée. Puis, elle perd toute notion du lieu et du temps et se fixe dans ses yeux, enveloppée de l'aura - le sretass - du jeune homme qu'elle perçoit distinctement de si près. Il l'enveloppe quelque peu et se mêle au sien, plus orangé et poudreux, auquel elle ne prend presque plus garde, habituée. Par réflexe, elle interprète celui du blessé : il a peur, et il souffre, mais il conserve cette éclatante lueur bleu azur au reflets cristallins qui le caractérise et qu'elle n'a pas vu souvent. « Non, un tel sretass et de si beaux yeux mordorés ne doivent pas s'éteindre... Mais qu'est-ce que j'ai ? Voyons ! Un Mistral ! »

- Allez on y va, murmure Yohan qui a bien senti un flottement mais qui n'a rien compris de l'émoi de la Stotelss, tellement il est affligé de faiblesse.

       Ils entament la descente, Yohan descendant un pied puis agrippant sa main droite, laissant dans ce mouvement toute sa prise gauche se transmettre à la main droite de Gabby qui s'agrippe alors de toute ses forces et tente de garder l'équilibre. Elle soutient alors presque tout le poids de Yohan le temps qu'il trouve une prise solide. Il s'assure alors de sa stabilité et, avec un bref coup d'œil à la femme, il leste son bras gauche de son poids. Gabby descend ensuite d'un grade plus bas que Yohan, le plus bas possible sans le faire lâcher, puis lui fait signe d'entamer une autre prise plus bas. Et le même cycle d'actions reprend, mouvement après mouvement. Les deux grimpeurs ont les muscles tétanisés, les doigts gelés par le froid et les jambes tremblantes face à l'effort soutenu. Les nuages ayant été repoussés par le vent, ils sont éblouis par le soleil qui se couche derrière leur dos, dardant ses derniers rayons vers eux. Toute la falaise est nimbée d'une lueur dans les teintes rosées et orangées. Dans cette lumière crépusculaire, la corniche sous eux se rapproche mais à un rythme infiniment lent. Au bout d'une traversée, infinie selon leurs nerfs, Gabby voit qu'à sa prochaine prise descendante, elle touchera du bout du pied le refuge horizontal. Mais, avec horreur, elle voit Yohan, le souffle court, fermer les yeux, le visage blême et qui perd momentanément sa prise d'un pied.

-Tiens bon Misstr ! On y arrive.

      Yohan resserre sa main droite sur sa prise mais ses pieds ne bougent plus, portés de peine et de misère par ses jambes tremblantes. Il est presqu'au même niveau que Gabby et elle voit la sueur perler sur son visage. Leurs bras noués sont poisseux du sang frais du Mistral.

-Sauve-toi ! ... Détache-moi srôli, murmure-t-il si bas qu'elle devine le dernier mot.

      « Srôli ? » Comprend-elle abasourdie. Pour un Mistral, le terme de srôli est quasiment sacré et réservé à une personne qui est plus que la famille... Il lève les yeux vers elle, leurs regards s'accrochent, le dorée et l'améthyste. Profond, infini. L'animosité entre eux n'est plus. Tout est aplani.

      Puis, dans les yeux du jeune homme, l'étincelle fond. Comme il perd connaissance, elle se laisse tomber sur la corniche et rapidement, elle s'accroupit et prend ancrage sur le sol inégal et la paroi de la falaise, alors que le corps de Yohan se précipite dans le vide. Elle absorbe de son mieux le choc de sa chute, le soutenant par leurs bras liés, glissant sur la corniche quelque peu glacée. Elle s'agrippe enfin avec son pied gauche sur la paroi verticale et du talon droit trouve un appui dans une aspérité du sol. Elle s'arc-boute en serrant les dents, ne lâchant pas le bras du Mistral et faisant tout pour conserver ancrage et s'empêcher de tomber dans le vide.

- Yohannnn ! Aide-moi !

      Mais il ne répond pas, son poids tire lourdement sur la main droite de Gabby, dont elle sent les articulations se distendre. Elle s'accroche fermement de ses deux mains au membre inerte. Yohan est probablement inconscient, elle est la seule à pouvoir les sortir de là... ou enlever le lien qui les unis et le laisser tomber... « Non ! »

- Ashfatts ! Misstr  tu me laisses tout faire ! grogne-t-elle.

      Alors avec l'énergie du désespoir, elle tire, elle force et enfin avec un grand cri, elle sent que le corps du jeune homme monte vers elle. Finalement, il lui semble que le poids est moindre et l'effort plus aisé... Il est de nouveau conscient. Elle obtient de l'aide de sa part, avec sa main droite et ses pieds qui s'accrochent faiblement sur la paroi. C'est peu mais quand même, le corps de Yohan s'écroule finalement sur les pieds de la femme, mais ses jambes à lui pendent encore dans le vide. Gabby reste étendue un moment sur le dos, le corps entier en souffrance, respirant l'air froid à plein poumons. Elle exhale des nuages de vapeur dans les dernières lueurs pâles avant la nuit. Des cristaux de neige, poussés par le vent viennent se poser et fondre sur son visage, lui apportant de la fraîcheur après cet effort titanesque et ces émotions.

     Après cette petite pause, elle attire le corps de Yohan vers elle. Elle se relève et ausculte brièvement le jeune homme. Il est inconscient, le visage très pâle, les lèvres exsangues au travers desquelles un mince filet de buée s'échappe. Elle trouve son front glacé et moite. Elle s'assure que son bonnet est bien ancré sur son crâne chauve. Vivement, elle tire le corps du mistral vers le fond de la corniche et le couche le long de la paroi, près d'un éboulis de rochers qui pourra les cacher partiellement de la bise. Rendu là, elle détache leurs mains et se sert de la ceinture pour faire un garrot à Yohan afin d'arrêter l'écoulement de sang. Rapidement, elle fait un bandage sommaire au poignet de l'homme avec son foulard qu'elle sacrifie. Épuisée, elle se recroqueville avec l'homme, tentant de conserver au maximum sa chaleur et la sienne. Elle s'accorde un moment pour se donner le droit de souffler un peu avant de décider de la suite.

     Quelques instants plus tard, elle se réveille en sursaut : la nuit tombe, il fait froid et la noirceur s'installe car les nuages ont envahi le ciel et camouflent la clarté de la Lune qui se lève ! Contrariée par sa propre négligence, elle ausculte rapidement Yohan. L'homme est pâle et son souffle très léger, son sretass est plus chancelant, les cristaux n'y apparaissent presque plus. Il est en hypothermie. « Non !», pense-t-elle.

     Gabby cherche derrière l'éboulis de rochers et y déniche dans une cavité basse, pas vraiment une caverne, mais disons une cavité qui pourra les recevoir couchés ou assis. Elle en libère rapidement l'espace, qui est envahie par des buissons. Après avoir recouvert le sol de branchages, elle déplace Yohan sur la couche improvisée. Fouillant le manteau du jeune homme, elle y trouve deux charges d'arme mistrale. Elle renverse les connections de l'une d'elle qui se met à réagir en émettant une douce chaleur. Posant le radiateur improvisé près d'eux, elle fait ensuite un mur avec des rochers pour couper le vent venant de la vallée. Les deux naufragés se retrouvent ainsi engouffrés comme dans une alvéole qui les protège du froid et du vent. Ce n'est pas le grand confort mais l'air dans le petit repaire se réchauffe peu à peu. Gabby s'étend à son tour, en se collant au dos de Yohan, tout en conservant la main blessée plus haute que le cœur. Elle relâche peu à peu le garrot. La plaie saigne moins, elle se coagule. « Pourvu que l'infection ne s'en mêle pas, souhaite Gabby. On sera fixé au matin. » Ses yeux fouillent le sretass de Yohan, cherchant des indices sur son mieux-être mais il ne lui révèle rien qu'elle ne sache déjà. Cependant, elle demeure les yeux fixés sur ses couleurs et son ballet de cristaux de lumières, hélas encore moins nombreux et moins éclatants, qui le composent. Étrangement, la contemplation de ce sretass la calme. Alors que ses yeux se ferment à demi, le blessé entrouvre les siens légèrement en retournant doucement sa tête vers elle, cherchant à accrocher son regard. Elle sent qu'il lui serre faiblement le bras de sa main valide :

- Je te dois la vie, srôli. Et je suis sincère...

Il retombe endormi, ou évanoui, avant qu'elle n'ait pu dire quoi que ce soit.

     La nuit passe. Gabby a somnolé par à-coups, se réveillant pour vérifier, sous la lumière rougeoyante de la pile, la main de Yohan et inspecter avec un œil critique son aura qui brille faiblement dans le noir, comme tous les êtres vivants.

     Au matin, lorsqu'elle ouvre les yeux, il n'est plus dans ses bras mais il s'est assis en tailleur à côté d'elle, dos à la paroi de leur refuge. La tête de Gabby repose sur ses genoux et le bras droit de Yohan est posé sur le haut de sa poitrine et la tient aux épaules. Elle constate qu'il a renouvelé la chaleur en activant l'autre pile. Lorsqu'elle lève les yeux vers lui, elle discerne son regard doré, tapis sous les sourcils et les longs cils blonds. Il la scrute doucement, le visage sérieux. Elle observe enfin que les cristaux sont plus nombreux dans son sretass. Cela la rassure. Elle esquisse un sourire et il lui répond de même.

- Bien dormi ?

- Tu m'as tenu chaud, répond-elle en rougissant sur le double sens possible. Mais il ne relève pas et se contente de sourire.

- Moi aussi.

     Y aurait-il là un double sens aussi, une moquerie ? Elle scrute son sretass et n'y voit aucun signe de sarcasme mais un grand calme, avec encore de la fatigue et de la douleur. Elle se rassoit, rajustant son manteau. Elle remonte ses genoux vers elle et les encadre de ses bras et son regard se perd dans le vide, au-delà du petit muret qui les a protégés durant la nuit. Perchés sur la corniche, ils se retrouvent à flanc de falaise et surplombent une vallée entourée de montagnes. Sur leur gauche, on voit la Montagne Bleue, là d'où Gabby s'est enfuie, obligeant Yohan à la poursuivre. Que n'est-elle restée là-bas ! Quelle folie ! Elle se sent coupable d'avoir causé du tort au Mistral.

- Pardon, dit-elle au jeune homme en tournant la tête vers lui.

- Mais pourquoi ? Si tu n'étais pas là, je ne serais plus de ce monde.

- Faux, si je n'étais pas là, tu ne serais pas ici, blessé, glacé, affamé et ayant risqué ta vie à me poursuivre !

- Tu sais, Elros m'a souvent dit que j'étais l'être le plus têtu qu'il connaissait. C'est moi qui est à blâmer d'être ici. Je ne démordais pas de l'idée que tu étais un danger pour nous.

- Et tu en as la preuve... Je le suis, réplique-t-elle. Vois ce qui t'arrive.

- Le seul que je doit critiquer pour ce qui m'arrive, c'est moi. Je t'ai harcelée, j'ai mis en doute ta parole et ta bonne volonté. Si j'avais cru en toi et accepté que tu t'intègres à notre groupe, tu ne serais probablement pas partie. Je t'ai menacée... et même tirée dessus !

- ...

- Au fond, c'est moi qui te dois des excuses... Pardon, déclare Yohan sincèrement.

- Alors nous sommes quittes, déclare Gabby en posant sa main sur l'épaule du jeune homme qui lui octroie un sourire franc qui fait étinceler ses prunelles dorées et battre le cœur de la jeune fille. Surprise de sa propre réaction, celle-ci détourne le regard et fixe à nouveau le paysage.

     Derrière la montagne, le soleil se lève dans un ciel clair et rosé. La brume remonte de la vallée et la neige sur les montagnes scintille sous les nouveaux rayons de l'astre. On entend le vent, un craquement de glace ou de roc. Un oiseau plane dans le ciel sans un cri. Décidément, cette planète est agréable. Elle ressemble aux gravures de son défunt monde d'origine, Biess, là où le clan des Miklawans serait apparu dans la nuit des temps, venant on ne sait d'où. Un monde petit, encore pur et sauvage. À la beauté chaleureuse et glaciale en même temps. Les Miklawans auraient perdu ce monde suite à une surexploitation de leurs ressources énergétiques provenant des sources thermales de leur sous-sol. Une manœuvre qui aurait provoqué une série d'épouvantables explosions à la surface, rendant l'air irrespirable et bloquant tous les cycles naturels de ses écosystèmes. Sauvés par les Stotelss, avec qui ils faisaient des échanges commerciaux depuis longtemps, les derniers membres de ce clan, durent quitter leur minuscule planète, près de leur étoile bleue. Ils se joignirent à la quête des Stotelss pour trouver un autre monde.

     Gabby est une de leurs rares descendantes. Née sans patrie comme sa mère et sa grand-mère, elle n'a aucun vrai souvenir de leur planète d'origine. Seules, quelques gravures héritées de son arrière-grand-mère, dont elle porte le prénom, témoignent de ses origines. Un monde comme ici, c'est bien loin de sa jeunesse dans ces mastodontes d'acier qui naviguent dans le vide, avec leur air recyclé et leur lumière au cycle nycthéméral artificiel. Maintenant, elle comprend que les Stotelss sont à l'origine même de la destruction de son monde originel. Surexploitant les ressources de Biess, ils l'ont pressurisé en catimini, laissant porter le blâme par le peuple Miklawan. Les survivants de Biess en sont sortis orphelins de patrie et portant la culpabilité comme une traîtrise envers leur propre planète. Depuis lors, les descendants en portent le stigmate comme une tare impardonnable. Les Stotelss semblent s'engager dans la même voie envers cette planète Bleue.

- Que fait-on ? demande Yohan, la tirant de ses pensées. Ma main a retrouvé un peu de sa souplesse et je pense pouvoir m'en servir, mais pas trop longtemps. On pourrait finir la montée ?

- On est plus près du sommet mais je sais que c'est une impasse par-là, répond-elle en pouffant de rire devant son air surpris.

- C'est là que tu me conduisais : une impasse ? déclare Yohan avec un sourire en coin.

- Pour toi en tout cas ! Car je connais une faille étroite. Moi je passe, pas toi.

- Alors, maintenant ?

- Alors on redescend. Tu as besoin de soins. J'ai besoin de certaines plantes pour te soigner et empêcher l'infection de s'installer.

- Tu en es sûr, mais...

- Non, je sais qu'elle te guette, fie-toi à moi. En bas... c'est là qu'il y a des plantes qui poussent, rajoute Gabby pour faire taire les protestations de Yohan.

- Ce sera plus long... Et comment tu les connais, ces plantes, ce n'est pas ta planète ?

- Je lis les plantes et les animaux, en fait tous les vivants, je trouverais ce dont j'ai besoin. Un legs du vieux clan Miklawan dont je viens.

Yohan la regarde, interdit.

- Tu n'es pas une Stotelss ?

- Non, répond-elle doucement. Les derniers des Miklawans se sont embarqués dans une fausse quête avec les Stotelss. Une recherche sans but, basée sur une fausse vérité. En fait, qui je suis... je ne sais plus.

- Le clan des Miklawans... articule-t-il sidéré. C'est une légende : le clan des soigneurs et des visionnaires.

- Je suis sûrement un peu Stotelss, après quatre générations parmi eux. Mais oui, je suis en grande partie Miklawan, une partie de légende comme tu le dis. Je suis douée de la vue profonde et l'essence des choses, leur sretass, m'est visible.

- Tu devras m'en parler, déclare-t-il, de ton clan, quand on sera en sécurité.

     Gabby reste interdite, il entrevoit un « après » avec elle, une sécurité. Elle ne sait pas où elle pourra être en sécurité. Les Stotelss ? Non plus maintenant. Elle ne veut plus faire affaire avec eux. Les Terriens ? Pourquoi pas. William lui a bien parlé de ce peuple qui a traversé bien des embûches et des difficultés. Imparfaits, ils ont failli perdre leur planète mais ont su agir pour la sauver. Ils ont payé leur lenteur à réagir mais ont appris de leurs erreurs. Elle pourrait s'entendre encore plus avec eux s'ils ressemblent à William, Tomas et Iris. Les Misstr ? Nouveau comme idée, mais elle l'a déjà envisagée. Surtout à cause de Elros, dont le sretass argenté est illuminé par sa recherche de justice et d'équité. Sûrement pas Linadar, qu'elle prétentieuse celle-là ! Mais intègre et fidèle à ses principes jusqu'au bout. Elle rêvasse ainsi depuis un moment et réalise que Yohan lui parle :

- Tu disais ?

- Tu affirmes que tu lis les vivants. J'en avais déjà entendu parler mais jamais connu quelqu'un capable de le faire. C'est assez remarquable, voire utile. Tu lis en nous...

     Il fait une pause en la regardant intensément. Gabby sent son cœur manquer un battement et s'agenouille en ayant le désir de se lever et de s'éloigner mais, elle ne peut quitter des yeux les prunelles mordorées qui la fixent. Dans son champ visuel, elle voit les cristaux qui dansent avec des étincelles. Le jeune homme rajoute en se tournant carrément pour lui faire face :

- Gabby, que lis-tu pour moi ?

- ...

- D'accord, laisse-moi te dire ce que tu devrais y lire. Un gars têtu, borné, qui ne peut cesser de chercher à savoir la couleur... de tes yeux depuis que je t'ai rencontrée. Il a des idées bien arrêtées, trop ! Mais, tu lui as ouvert l'esprit. Le monde ne m'est plus aussi défini avec deux groupes distincts, les bons et les mauvais... et nous, les Gardiens. Nous sommes des êtres imparfaits qui parcourent l'univers pour en rencontrer d'autres et tenter de sauvegarder les espèces intelligentes, leur permettre de suivre leur propre évolution sans trop intervenir. Mais, face à mes comportements, je ne crois pas que j'en fais vraiment parti...

- Mais...

- Laisse-moi finir. ... car tu sais, je voulais vraiment t'éliminer, au nom de ceux que les Stotelss m'ont ravis par le passé, et dernièrement, après l'attaque du Barrage de Rouan. Je réalise que malgré tout ce que je voyais de bien en toi, ce que mon intuition me chuchotait, je m'obstinais à croire que tu ne méritais pas de respirer le même air que nous.

- Ce ... que tu voyais en moi ? répète Gabby subjugué par les déclarations du Mistral.

- Oui, pas besoin de discerner les sretass pour te connaître Gabby, rajoute Yohan avec les yeux brillants. J'ai failli te tuer et malgré cela tu m'as sauvé la vie. Tu es intelligente, débrouillarde, attentionnée, empathique envers les autres... Tu as risqué ta vie pour moi. Je te connais... on dirait depuis toujours. Pourtant tu es mystérieuse. Tu as les yeux les plus étranges que je connaisse et je ne réussis pas à en discerner la couleur...

     Impulsivement, elle annihile le camouflage qu'elle s'impose maintenant depuis l'âge de la maturité. Ses yeux et cheveux reprennent leurs teintes naturelles. Des yeux améthystes et miroitants. Des cheveux blond blanc au reflets de perle. Yohan en reste bouche bée. En s'agenouillant lui aussi, face à elle, il tend la main et lui retire doucement son capuchon. Le soleil levant fait miroiter les yeux de Gabby et briller ses cheveux. Lui-même retire son capuchon et son bonnet. Il enlève ses moufles. La jeune Miklawan admire ses prunelles dorées où brillent des étincelles semblables à celles de son sretass. Il pose sa main saine sur la joue de la jeune femme et approche sa tête de celle de Gabby. Ses iris dorés caressent les gemmes mauves qui le regardent. « J'ai sauvé ce regard irremplaçable de la noirceur », jubile-t-elle silencieusement, le cœur battant.

- Tu me prêtes de bien belles qualités Misstr, murmure-t-elle troublée en baissant la tête.

Yohan lui relève le menton.

- Regarde-moi srôli. Tu sais l'importance de ce terme pour moi. Je ne peux l'utiliser sans certitude. C'est une faveur du destin de trouver son srôli. Tu sais, toi tu as le don de la vue profonde, moi, en tant que Misstr, j'ai l'intuition. Il n'est pas aussi fort que dans d'autres lignées, mais depuis cet incident sur la falaise, il hurle dans ma tête ! J'ai commencé à l'écouter depuis. Et très tôt ce matin, en me réveillant à tes côtés, je ne peux plus me voir autrement : comme ton srôli... À moins que... Tu ne veuilles pas ?

- ...

- Regarde-moi Gabby, répète le jeune homme avec une douleur dans la voix. Si tu ne veux pas, dis-le-moi...

     Elle relève enfin ses beaux yeux et les fixe dans les siens, le vent fait flotter ses cheveux qui effleurent la tête lisse de Yohan en une caresse : les blonds, les blancs, les perles et les dorés. Yohan s'approche pour mieux contempler les prunelles violettes de Gabby, qu'il admire à la recherche de réponse. La Miklawan sent son souffle s'accélérer et son cœur s'emballer. Elle voit le sretass de Yohan étinceler et briller de volutes d'or comme ses iris. Oui, il est sincère ! Et Gabby, écoutant enfin ses pensées, qui s'exprimaient en silence depuis qu'elle a rencontré le Misstr, se penche et pose ses lèvres sur celles de Yohan. Leurs fronts se touchent et restent en contact après le court baiser. Leurs bouches partagent le même air et se frôlent encore, établissant à nouveau un contact qui réunit les deux âmes sœurs. Doucement, Gabby souffle près de la chair douce et chaude : « Srôli Yohan. »

Les deux sretass scintillent et s'entremêlent intimement, reflets orangés et dorés avec les bleus azurés étincelants. Ne formant plus qu'une seule entité confondue.

Maintenant elle sait. Sa sécurité... Où elle ira... Là où il ira.

*****

...

Noah ouvre les yeux.

Devant lui Gabby le fixe, les larmes coulent librement sur ses joues. Veena s'est lovée contre la femme qui a une main enfouie dans son pelage/plumage luisant. Le jeune homme réalise qu'il tient l'autre main de Gabby. Un peu gêné, il vient pour la retirer mais elle la retient. Les yeux améthystes interrogent en silence.

Le jeune homme libère brusquement sa main et celle-ci demeure immobile dans les airs surplombant le visage de la femme. Gabby prend peur car l'aura de Noah est confondant, indécis entre des sentiments divergents et son regard a une lueur indéfinissable. Elle ferme ses yeux, s'attendant presqu'à recevoir la gifle qu'elle mérite pour son mensonge, sa trahison envers lui.

Mais au lieu, la robuste main du jeune Étolias prend sa joue en coupe, pour accueillir son remord, son histoire partagée, alors que les larmes coulent de plus belles. Et en ouvrant les yeux sur le jeune homme, qui lui rappelle vaguement le tout petit garçon turbulent qu'elle a connu voilà longtemps, elle admire clairement, pour la première fois, les lueurs émeraudes du sretass, qu'il a libéré, de la même teinte que ses yeux qui lui sourient avec sollicitude.

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