- Il se voilait la face
- Harry -
Cette rue est déserte, pas un chat. Personne ne vient jamais de ce côté à part les employés qui empruntent la porte de service. Le calme nous entoure, brisé seulement de nos suffocations.
Je plaque le dos de Marysa contre la paroi de béton et m'effondre sur elle en reprenant mon souffle. Mes muscles me brulent d'avoir soutenu son poids. Elle rejette la tête en arrière pour respirer, moi je plaque le front sur le béton contre sa clavicule et ferme les yeux.
Ce moment-là, juste quelques secondes après, est le moment que je préfère. Ma tête arrête de réfléchir, ma colère s'évapore comme la transpiration sur ma peau et la seule chose qui m'importe, est d'insuffler de l'oxygène dans mon sang. Je hais quand les filles me gâchent cet infime moment de plénitude ; en gloussant, en parlant, ou même pire, en essayant de m'embrasser.
Pour moi le sexe c'est un acte physique, charnel, primaire, tandis qu'un baiser toutes langues dehors signifie et implique trop de trucs. Du coup j'évite.
Marysa n'embrasse pas non plus. On se ressemble beaucoup elle et moi, et c'est pour ça qu'elle réajuste déjà sa jupe en cuir sur ses cuisses puis nous allume une clope. Dans quelques minutes, elle me fera un clin d'œil en retournant bosser et moi j'enfilerai mon casque pour rentrer. Sans un mot. Sans faux semblants. Sans que son nul au pieu de mec ne le sache jamais.
Voilà à quoi devrait toujours ressembler le sexe.
Il fait nuit lorsque je gare la moto contre notre voiture. La lucarne de la cuisine est allumée, ils sont donc à l'intérieur. J'ouvre la porte sans me douter un seul instant du spectacle qui m'y attendait. Mon corps se fige totalement dans l'entrée, mon regard ne sait même plus sur quoi se poser.
Déjà, il y a Cindy Loper et son « Girls just want have fun » qui jaillit à fond des enceintes de la télé, puis il y a Louis et Carrie, bien droits devant le coin cuisine qui arborent une sacrée gueule coupable. L'appart est saccagé, la cuisine et même les sols débordent de casseroles ou d'ustensiles, quant à eux, ils sont couverts de farine de la tête aux pieds.
Mon entrée les a surpris. Carrie mordille sa lèvre puis tend lentement une cuiller en bois dans la direction de Louis, pour lui en rejeter la faute ; celui-ci finit par lâcher un rire nerveux en écartant les bras. Je ne cherche même pas à comprendre, je retire mon perfecto puis pose le casque et les clefs. Mes pompes font des traces dans la farine sur le sol.
— Salut Harry, me lance joyeusement Carrie, t'as passé une bonne journée ?
— Certainement moins salissante que la vôtre.
Sans plus de cérémonie, je me dirige vers la salle de bain et m'y enferme pour une douche bien méritée. Le parfum de Marysa me colle encore à la peau, il faut que je l'enlève. À travers la cloison, je perçois leurs rires et des trucs renversés. Ça m'emmerde vraiment, parce que moi quand je pète ou renverse des choses, Louis me fait la scène de ma vie. Une vague de colère déferle en moi. Je plie le coude contre le carrelage et y presse le front.
Je ne veux pas sortir de ce rideau d'eau protecteur. Pas affronter ce qui est en train de naître dans ce foutu salon. Je ne m'en sens pas encore capable.
Une fois sorti de la pièce, mes hanches enroulées d'une serviette, je constate que l'ancien chantier a été nettoyé. Louis ne me regarde pas, il mélange un truc dans une poêle frémissante. Carrie prend ma place et s'enferme dans la douche, toute souriante. Je me poste devant la penderie et enfile un short puis un débardeur. Louis patiente face à moi, la gueule enfarinée. Je vois bien qu'il essaye de me dire quelque chose, mais comme toujours j'ai la réplique cinglante plus rapide.
— Après les caresses dans le canapé c'est le tripotage dans la bouffe ?
Il ferme les yeux en se pressant l'arcade. Histoire de l'emmerder davantage, je frotte mon doigt sur son front et l'enfourne dans ma bouche.
— C'est bon. Vous prépariez quoi ?
— Un poisson pané maison, marmonne-t-il.
— Cool. J'pourrais avoir la part dans laquelle vous vous êtes pas roulés ?
Il s'écarte rageusement.
— Putain Harry.
Harry il se tire du coin cuisine, il récupère ses clopes et se réfugie sur la terrasse, un Louis ennuyé sur ses talons.
— C'est pas ce que tu crois.
— Je m'en fous complètement de ce que tu trafiques mec.
— Je trafique rien !
Cause toujours, lui intime mon regard. Ça le rend littéralement dingue, il fait les cents pas dans mon dos pendant que je m'allume ma cigarette, accoudé à la rambarde.
— Elle m'a dit que je savais pas faire de panure, alors je lui ai dit que j'allais lui paner la tête. On s'amusait !
Ma fumée est lentement recrachée par le nez tandis que je le détaille verticalement, en train de se secouer les cheveux dans un nuage de poussière blanche.
— Pourquoi tu te justifies ? Tu te la serais envoyée sur le plan de travail que j'en aurais rien eu à faire.
— J'me justifie pas !
— Si, tu le fais.
— Parce que j'ai rien fait de mal !
— Mec, je suis la dernière personne au monde à laquelle faut parler de bien et de mal. T'occupes pas de moi, continue ta panure avec ta blonde, faites comme si j'étais pas là.
— STOP ! Arrête !
Son cri a résonné dans tout le lotissement, j'en plisse l'œil de défi. Il s'énerve, lui la patience même, et nous savons très bien pourquoi. Il se sent coupable de frôler les limites de son amitié platonique avec Carrie. Il est en train de jouer avec le feu.
— Pourquoi tu te fous dans un état pareil, fais-je d'une voix grave. Essaye pas de me la jouer à l'envers, je te rappelle que je suis celui qui a éloigné ta meuf, parce que t'en crevais d'envie.
— J'en crevais pas d'envie !
— C'est ça. Elle gonflait le monde et t'étais pas foutu de lui dire de calmer le jeu !
— Bordel, s'égosille-t-il, c'est ton comportement que je devrais calmer ! La façon dont tu te comportes avec les gens et la façon dont tu t'exprimes !
— M'en cogne.
— T'as fait du mal à Lorie !
— Ouais et... ? Au final j'te retrouve à danser sur un tube des années 90 en te tartinant de bouffe, alors ma façon de s'exprimer dis-lui merci.
— Non ! Je peux pas te dire merci d'avoir envoyé chier ma copine.
— De rien. Alors, cette journée ? Comment se passe votre flirt ?
Cette fois il craque. Son grand corps s'écroule sur la chaise qu'il a tirée, une jambe de chaque côté du dossier. Il s'y accoude en se frottant nerveusement les cheveux.
— Je flirte pas vraiment, tente-t-il de se défendre. J'ai pris ses mains sur la table du café, je touche parfois son visage ou son sourire, je la regarde un peu trop longtemps certains moments mais rien d'autre.
— Suffisamment pour te faire baliser au point de me gueuler à la tronche quand je débarque tranquillement.
— Je sais, j'ai paniqué.
— Paniqué de quoi...
— J'sais pas.
— Que je te juge ? Pour info, je viens de passer saluer la meuf de l'ingénieur de son.
— Merde Harry !
Il plaque ses mains sur ses oreilles comme pour effacer mes dernières paroles. L'hypocrite, il sait parfaitement ce que je fais, mais ne jamais l'entendre à haute voix semble suffire à satisfaire sa bonne conscience.
Louis et sa morale... c'est une grande histoire que je ne comprendrai jamais. Il l'expose si fièrement aux yeux du monde, alors qu'en réalité, elle le ronge de l'intérieur. La preuve encore ce soir, car sans sa belle morale, lui et Carrie se seraient douchés ensemble pour retirer la farine, et le vilain Louis aurait été très heureux.
— Bref. Tu vas plaquer Loriane ?
— Pourquoi ?! S'exclame-t-il.
Ma main tenant la clope tourne dans les airs, comme si c'était évident.
— Pour terminer tes vacances peinard ?
— N'importe quoi. Je plaquerai pas Lorie.
Mon œil se plisse, les siens me défient.
— Je sais bien que tu ne peux pas te la voir, mais c'est une fille géniale quand t'es pas dans les parages. Je suis bien avec elle.
— Tu vas la tromper alors ?
— Mais je vais rien tromper du tout, il se passera rien avec Carrie !
— Vous en resterez à la panure et aux gentils câlins la nuit ?
Sa tête disparait contre le dossier, entourée de ses bras. Moi je secoue négativement la tête devant ce triste spectacle.
— Il t'arrive quoi mec ?
— J'sais pas...
— T'as envie d'elle ?
— Non. Non, c'est pas le sexe le soucis, c'est autre chose, je saurais même pas l'expliquer.
— Essaye quand même.
— Je me pose des questions, j'avoue. Ces derniers jours je me suis pas mal demandé ce que ça aurait pu être tu sais, si elle ne vivait pas à l'autre bout du pays, si elle n'entrait pas dans cet internat et s'il avait été possible de se voir plus de trois fois par an...
— Ouais, et donc tu vas faire quoi ?
Sa tête se relève brusquement de son cocon.
— Tu m'as pas écouté ?! M'engueule-t-il. Elle vit à l'autre bout du pays et elle entre dans son internat Harry. Alors y a pas de questions à se poser et je vais rien faire du tout.
— Ok, ok, j'ai pigé. Tu t'amuseras pas avec la petite sœur.
— Non, c'est pas un jeu. Cette amitié elle compte énormément pour moi.
— T'en as parlé avec elle ?
— Jamais de la vie, comment tu crois qu'elle réagirait si je lui avouais mes doutes ? Nos rapports changeraient irrémédiablement et je ne veux pas. En plus vis-à-vis de Fabien ou de Loriane ça serait irrespectueux. Non. On est très bien comme on est. Elle repart dans quelques jours, alors ça serait stupide.
Ses poings se sont serrés sur le dossier au fil de sa tirade, comme s'il ne me l'avait déclamé que pour s'en convaincre lui-même. Qu'est-ce que je peux faire d'autre à part hocher sagement la tête.
— Ok-ok. Sujet clos.
— Oui.
Il se relève et retourne à la cuisson des poissons. Depuis mon obscurité du balcon, je ne rate pas un seul de ses mouvements nerveux.
Le truc qu'il n'arrive pas à expliquer, moi je le perçois depuis longtemps...
Le repas passe doucement, rythmé par leur discussion. J'ai la joue posée dans la paume de ma main et mon regard passe inlassablement de l'un à l'autre. Lorsque je vais pour saisir mon paquet de cigarette, Louis me l'arrache et tend la jambe pour le ranger dans sa poche de jean. Nos yeux se fusillent tandis qu'il hoche toujours la tête aux paroles de Carrie qu'il n'écoute plus vraiment.
En ce moment il me reproche le fait que je clope à m'en tuer, moi je lui reproche la blonde qui glousse dans son nez.
Notre relation a changé, et ça ne me plait pas. Ce n'est pas comme avec ses autres copines, car avec elles j'avais toujours la sensation de contrôler la situation, de n'avoir rien à craindre... mais avec Carrie, c'est différent.
Une fois le repas terminé et débarrassé, Carrie s'éloigne discuter au téléphone avec son Fabien. Louis et moi buvons une bière en silence tandis qu'il gratte distraitement des accords sur sa guitare.
Voilà qu'il compose ce soir, il semble inspiré. Il a tiré son bout de langue concentrée puis griffonne sa feuille. Mes yeux se décalent pour détailler longuement la blonde accoudée à la rambarde. Quelque chose me dit qu'elle est là l'inspiration soudaine.
Ils décident ensuite de regarder un film. Nous nous installons dans le canapé, Louis tire le matelas de Carrie et s'y assoit contre nos jambes, vu qu'on ne rentre pas à trois sur ce clic clac. Théoriquement on pourrait, mais je me suis affalé comme un connard, alors on ne peut pas.
Le film se lance, je pose ma joue dans le creux de ma main et ne bouge plus. C'est un navet ce thriller, je devine la chute dès la dixième minute. À côté de moi, plongé dans ce noir bleuté, Carrie joue délicatement avec les cheveux de Louis qui s'endort contre son genou.
Là aussi la chute est plus qu'évidente...
Mon malaise et ma rage bouillonnante grandissent de minute en minute, au point que je ne supporte plus de me tenir contre la danseuse de quarante-cinq kilos. Je me casse brusquement du salon, sans un mot et sans qu'ils ne réagissent, pas même quand la porte de la chambre claque sur moi. À croire que mes crises n'étonnent plus personne.
Car ne nous voilons pas la face, c'est bien une crise. Je suis jaloux de Carrie. Horriblement.
Ça peut surprendre je sais, mais c'est un sentiment vis-à-vis de Louis qui ne m'étonne plus depuis des années. J'ai été jaloux dès la première soirée où je l'ai rencontré, durant cette fête où il s'acharnait à faire ma connaissance et où je m'acharnais à lui faire comprendre qu'il m'emmerdait. Quinze fossettes et dix éclats de rires plus tard c'était fichu pour moi, j'étais déjà agacé quand Liam lui avait attrapé le bras pour le trainer ailleurs.
Ça ne s'est pas arrangé avec le temps, au contraire, c'est devenu de pire en pire.
Dès que quelqu'un l'approche, ça m'insupporte. Parents, sœurs, potes, copines, animaux... il n'y a pas d'exceptions à la règle. Il est à moi. À personne d'autre.
Notre vie est parfaite, une osmose totale ; de nos passions communes jusqu'à la cuisson de nos viandes, des films qu'on choisit aux rares désirs spontanés d'acheter des fringues. Quand l'un désire quelque chose, l'autre y pensait déjà. Rien n'est fait à contrecœur, il n'y a jamais de compromis. Même nos désaccords sont enrichissants. Du moment où j'ouvre un œil jusqu'à ce que je le referme, je ne pense pas une seule seconde que quelque chose dans mon quotidien me fait chier. Qui peut prétendre ressentir ça ? Qui ?
Finalement, le seul regret que je puisse éprouver, c'est que cette salope de Vie ne lui ait pas foutu un vagin.
Du coup il faut bien qu'il y en ait des vagins. Louis est un sentimental, il a ce besoin viscéral d'affection, mais c'est du flan, toutes ses femmes valent autant que mes plans culs à ses yeux. Jamais je n'y ai vu un semblant de menace.
Sauf Carrie.
Carrie est la première qui me fait peur.
J'ai peur quand il la regarde, quand elle le fait éclater de rire ou illumine ses yeux. J'ai peur de la façon dont elle le fait douter alors qu'il ne doute jamais, et surtout, du fait qu'il ne me laisse pas lui faire du mal comme aux autres.
Accepter que je martyrise ses femmes, c'était me prouver que j'étais toujours plus important qu'elles. Hors là, il m'en empêche. Ça en dit long.
Le pire, c'est qu'ils n'ont même pas encore couché ensemble. Il vient de là le véritable danger, qu'elle le rende heureux tout simplement, sans sexe, sans rien. Juste elle.
Que se passera-t-il alors quand il aura enfin franchi le pas ? Quand il craquera ? Elle représentera tout ce dont il a besoin. Ce que moi je lui apporte déjà, et ce que je ne peux pas lui apporter.
Je le sais, je le sens. Carrie sera celle qui mettra fin à cette vie parfaite. Carrie sera celle qui me volera mon meilleur-ami. Alors cette nuit je la hais pour ça.
Mes pouleeeees.
Je suis de plus en plus folle de cette histoire, folle d'eux. J'espère que vous aussi !
Allez on se voit viteeeee
Biiiiiiiizes
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