Par défaut
Et voilà le monde dans lequel je naquis, le premier novembre 2081. Vingt-deux ans plus tard, j'étais un étudiant en médecine, spécialisé en numérique et remplacement prosthétique. J'aimais ce que je faisais, malgré la présence de nombreux androïdes dans le cours. Mes parents m'ayant toujours appris à les craindre, j'avais longuement hésité avant d'engager la conversation avec l'un d'eux. Le jour où cela arriva, j'en fis part à ma mère, qui s'indigna face à un tel abaissement. Je cessai donc toute interaction avec eux, suite à ses arguments convaincants.
Mon père ne le prit pas de la même façon. D'un autre côté, sa photographie affichée au mur de ma chambre ne risquait pas de me répondre. Mon père était décédé cinq ans auparavant, dans un accident de voitures autonomes. Depuis, j'avais pris l'habitude de me confier à son portrait, qui évidemment ne réagissait que très modérément. Pour ne pas dire pas du tout.
Ainsi, je m'éloignai une fois de plus de ces machines pour me concentrer sur mes études. De plus, la plupart finirent leur cursus en moins de quatre ans, contre huit ans pour un humain. Les têtes changeaient régulièrement, et leurs leçon étant assimilées sitôt entendues, ils restaient à l'écart des salles de révisions. Je n'avais donc heureusement pas à les affronter. Ils me paraissaient si distants, si froids, je me rendais bien compte que ma mère avait raison à leur sujet : ces androïdes n'étaient pas humains.
Le 9 novembre 2104, à 14h36, la police reçu le rapport d'incident suivant :
NATURE DES FAITS
Il s'agit d'un accident grave de la circulation routière mettant en cause une camionnette et un piéton.
CIRCONSTANCES
La camionnette A, conduite par M. Perrin, (A1) et ayant à son bord M PETIT Luc (A2) circule dans le sens LONGMENIL-ROCHEFER. Le piéton B, M. STELLA Eliel (B1) marche dans le sens inverse. Chaussée rendue humide par la tombée du brouillard qui limite la visibilité à 50 mètres. Dans une courbe à droite, A1 se déporte sur le bas-côté pour entreprendre le dépassement d'une dépanneuse, en activité à cet endroit, et de deux véhicules arrêtés derrière cette dernière. Au même moment, B1 arrive à sa hauteur. La collision frontale est inévitable.
DOMMAGES MATERIELS
La camionnette A est éraflée au niveau du pare-choc avant
DOMMAGES HUMAINS
Le piéton (B1) est gravement blessé, touché à la tête, au thorax, à l'abdomen, aux jambes et aux bras. Conduit d'urgence à l'hôpital de ROCHEFER. Etat critique.
La police appela ma mère. Elle quitta son travail de bonne heure ce jour là. Par ma faute, elle allait être obligée de se trouver un autre emploi. Par ma faute, sa vie serait à jamais différente. Par ma faute, elle allait devoir renoncer à ses principes les plus élémentaires.
Je ne savais pas ce qui se déroulait autour de moi. Inconscient, mon sommeil aurait pu être éternel. Je pensais retrouver Papa. Enfin, il serait plus qu'un bout de papier accroché au mur, plus qu'un nom sur une tombe.
Mais je me suis réveillé.
Et quand mes pupilles ont laissé entrer la lumière, j'ai entendu ce son qui allait changer ma vie. Ce petit glissement numérique, ouverture du diaphragme de l'appareil photographique pour capturer la réalité. Instant suspendu sur la pellicule.
J'ai voulu tourner la tête. Je me suis senti raide. J'ai voulu lever la main, je ne l'ai pas trouvée.
J'ai paniqué. J'ai appelé. Je n'ai pas émis un son. Je n'étais pas à l'hôpital. J'étais dans une bulle de liquide, je ne pouvais pas respirer. Mais cela ne me gênait pas. J'ai réfléchi. Je me suis calmé. J'ai analysé. J'ai compris.
J'étais un androïde.
Des machines ont bipé. J'ai entendu "bonjour". J'ai cherché du regard, glissement numérique. J'ai vu des androïdes, j'ai eu peur. J'ai regardé de l'autre côté, j'ai vu ma mère, elle pleurait. Dans mon champs visuel des rectangles se focalisaient sur les points essentiels. J'analysais. Je me suis rendormi.
Je me suis réactivé. Dans l'écran de ma vue, la date : 27 janvier 2104.
J'ai observé autour de moi. J'ai vu un hangar, d'autres robots ensommeillés, dans un rayon de soleil j'ai eu l'espoir de ne pas être un monstre. Je me suis regardé et j'ai constaté, au fil des glissements numériques, ce que j'étais devenu. Mon corps n'était que métal et plastique.
Un homme, un vrai, s'est approché de moi, et a pris ma main. Il m'a dit : "Suis-moi".
Je l'ai suivi. Mes jambes ne m'obéissaient plus comme avant, je devais les diriger, une à la fois. Je suis tombé. Plusieurs fois. Mais j'ai continué, pour suivre l'homme, pour comprendre.
Il m'a tout raconté.
Lors de l'accident, j'avais été gravement touché. J'étais entre la vie et la mort, et dans l'ambulance mon cœur s'était arrêté. À plusieurs reprises. Alors quand les ambulanciers m'avaient transporté à l'intérieur de l'hôpital, ils avaient immédiatement transmis à ma mère la nouvelle : mon corps ne tiendrait pas.
Ils ont annoncé à ma mère ce qu'elle ne voulait, ce qu'elle ne pouvait accepter. Elle avait déjà perdu un mari, elle ne pouvait perdre un fils. Alors elle avait demandé l'impensable. Elle avait accepté l'inacceptable. Elle avait demandé à ce que mon esprit soit transféré dans ce nouveau corps. Et il fallait maintenant que j'apprenne à me servir de mon nouveau moi.
Alors on m'a assis, on m'a ausculté. J'ai presque tout senti. J'avais peur, peur de perdre ma sensibilité, peur de perdre mes émotions, peur d'être inhumain. En réalité je sentais désormais plus de chose que je n'en avais jamais ressenties. Je comprenais le moindre mouvement de tête, la moindre contraction de la lèvre, le moindre battement de cil. Je me rappelait de ma vie, toute ma mémoire était accessible. Je pouvais contrôler chaque fonction de mon corps. La faim, le froid, la douleur étaient toujours là, mais atténués. J'étais bien, j'étais... Moi. Je me sentais presque complet.
Presque.
Il me manquait ces légères impressions qu'ont les hommes. Les poils qui se dressent au moindre courant d'air, les cheveux dans les yeux, le nez un peu bouché qui me faisait tant râler. Ces désagréments qui nous embêtent et nous dérangent, mais qui font ce que nous sommes.
J'ai compris que je pourrais toujours essayer, jamais plus je ne serais le même.
Après m'avoir ausculté, l'homme m'a regardé, un air de pitié presque imperceptible lui barrait le visage. Il m'a annoncé que les nouveaux androïdes pour raisons médicales se voyaient attribuer un nouveau nom. Par défaut, le mien était "No_Name". Il m'a demandé quel serait ma nouvelle identité. Je l'ai regardé, neutre. Je lui ai répondu : "No_Name. Ça me convient comme ça. Si je ne peux pas récupérer mon nom, je n'en récupérerais pas un autre."
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