Le fils perdu
9h17: Le jour était gris et pâle. Comme tous les samedis, Helena Cariad poussa son chariot devant le rayon des fruits et légumes. Elle commença sa ronde autour des stands, attrapant les sacs pour y mettre tomates, courgettes, carottes et pommes de terre. La musique agaçante du supermarché entrecoupée d'annonces publicitaires ne lui parvenait pas : elle n'était pas vraiment là. Elle s'était toujours montrée très réservée et souvent plongée dans les méandres de sa propre imagination : il fallait faire des efforts considérables pour attirer son attention dans ces moments-là. Cette capacité à se retirer au fond d'elle-même s'était profondément accentuée après la mort de son fils unique. Comme un cauchemar, elle avait revécu le matin où on était venu lui annoncer sa mort des centaines de fois. C'était ce jour-là, ce jour fatal où tout était devenu gris, où le monde avait perdu ses couleurs pour toujours.
9h22 : Rayon fromage. Elle passait maintenant la plupart du temps au milieu de ses souvenirs, visionnant comme elle aurait pu le faire avec une cassette vidéo les premiers pas de Théodore, son premier vélo, son premier jour d'école... Elle souriait toute seule en se passant les films de son enfance, jouant les répliques avec emphase. Parfois elle se lançait même dans la réalisation, imaginant ce qu'aurait été son fils s'il n'avait pas trouvé la mort. Cent fois elle s'était imaginée à son mariage, en costume, fier comme un paon, la jolie Laelynn collée à son bras et le sourire éclatant. Elle, pleurant de joie et de fierté, les rejoignant pour les embrasser, son fils et son adorable belle-fille. C'était là, là seulement, dans sa petite salle de cinéma intérieure, qu'elle arrivait encore à trouver un semblant de paix. Elle s'y endormait tous les soirs.
9h45 : Helena récupéra ses achats à la caisse et les installa de façon bien ordonné dans le chariot. Elle fit un faux sourire à la caissière qui ne la regardait pas, paya ses courses et se dirigea vers la sortie. Pousser le chariot, ranger les courses, fermer le coffre, remettre le chariot à sa place, monter dans la voiture, conduire. Elle avait découvert que les habitudes et les gestes machinaux étaient ses alliés les plus précieux : tandis que son corps fonctionnait tout seul, elle était libre de s'enfermer dans sa petite salle.
10h01 : Helena éteignit à regret le souvenir qu'elle regardait et se prépara à sortir à nouveau dans le monde réel. Un début de pluie venait s'écraser goutte après goutte sur son pare-brise. Son mari et âme-sœur l'attendait à la maison. Elle savait qu'il s'inquiétait pour elle malgré la souffrance à laquelle il avait dû faire face lui aussi. C'était lui le premier qui, six mois après, lui avait dit qu'il fallait qu'ils continuent à vivre. Lui qui les avait poussés tous les deux, qui les avaient soulevés pour réussir à nouveau à se tenir debout, tous les jours. Sans lui, jamais elle n'aurait continué cette mascarade qu'était à présent son quotidien. Pour lui, elle devait se forcer à vivre encore un peu cette vie sans couleur ancrée dans une réalité trop douloureuse.
10h08 : La porte d'entrée s'ouvrit sur Alwin qui attendait son retour, la tasse de café qu'il avait préparé pour elle dans une main, le courrier qu'il venait de récupérer dans l'autre. Helena remercia son mari d'un sourire, pris l'unique lettre qui constituait leur courrier et alla s'asseoir au salon.
10h21 : Bien installée en face d'Alwin, elle buvait son café, tachant d'échanger quelques mots avec son pair. Elle savait qu'elle s'était éloignée de lui. Elle ne pouvait pas s'en empêcher, il lui ressemblait trop. Bien malgré elle, sa douleur la privait ainsi du seul réconfort qu'elle aurait pu accepter : celui de l'unique personne au monde capable de la comprendre. Mais leur conversation sonnait faux, en dehors de ce qui importait réellement.
10h25 : De guerre lasse, elle finit par reporter son attention sur la lettre. Bien étrange lettre ! Leur adresse ne figurait nulle part sur l'enveloppe blanche aux coins légèrement cornés. C'était comme si elle avait longtemps été transporté avant d'être déposée sur le pas de leur porte. Pourquoi quelqu'un se serait-il amuser à poster lui-même une lettre au lieu de la confier aux services postaux ? Ils n'avaient plus d'amis suffisamment proches pour ce genre de fantaisie. La mort de Théodore les avait éloigné des dîners mondains et des fêtes. Les amis qu'ils avaient à l'époque avaient bien essayé d'être là pour eux, mais l'impossibilité totale de remédier à une catastrophe aussi immense avait fini par les décourager de se présenter chaque semaine dans une maison où le plus infime sourire semblait avoir été condamné à l'exil. La curiosité d'Helena dû se lire sur son visage car Alwin la rejoignit sur le canapé alors qu'elle déchirait lentement l'enveloppe.
10h26 : La tasse qu'Helena tenait sur ses genoux s'échappa et vint se briser en mille morceaux sur le carrelage, éclaboussant de café le tapis aux motifs hindous. Personne ne bougea pour la ramasser. Un peu de sang coula du pied nu d'Alwin, venant se mélanger au liquide noir. Un rayon de soleil traversa la vitre pour éclairer la scène. Blottis sur le canapé, les Cariad se fixaient l'un l'autre, incapable du moindre mouvement.
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Théodore est en vie. Rendez-vous au 22 rue Gobeith, Nadzieja. Vous saurez tout.
Helena tourna lentement la tête vers l'extérieur, hagarde : le ciel était bleu.
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