Chapitre 1 - Des nouvelles du Docteur


Les yeux bleus plein de sagesse qui regardaient le mur gris sale de la petite cellule, si perçant qu'ils soient, échouaient à voir à travers la poussière et les briques qui les séparaient du monde extérieur. C'était des yeux intéressants que ces yeux-là. Des yeux qui avaient été immortalisés par la photographie de cet été 1951, quand ils avaient encore cette étincelle de jeunesse qui les rendaient si fascinants. Des yeux auxquels la pâle photographie reproduite sur tous les livres d'Histoire peinait à faire justice.

Les yeux brillaient encore à cet instant, mais cela était dû aux larmes qui les emplissaient sans pouvoir couler. L'étincelle de jeunesse était passée depuis longtemps ; elle était venue se perdre dans les rides au coin des paupières et avait laissé comme une trace dans un sourire trop rare aujourd'hui. L'éclat que seul donne la foi en l'avenir ayant disparu, il ne restait dans ces yeux si bleus qu'une expression de bonté profonde que rien, même les horreurs de la vie endurés avec tant de peine, n'avait pu effacer.

Les paupières lourdes tombèrent un instant sur les yeux bleus, chassant les larmes d'un aller-retour. Les yeux se fixèrent sur le mur à nouveau, imperturbables. Derrière ces yeux, un esprit pensait. Esprit brillant, esprit génial, esprit sauveur de l'Humanité toute entière ! C'était celui qui avait créé la Machine. Cette même machine qui, à présent détournée par des âmes perdues, allaient conduire tout un peuple à l'esclavage. Et la tâche à laquelle s'attelait cet immense esprit dans l'obscurité de la cellule dans laquelle l'avait conduite sa juste révolte était la plus ardue qu'il avait dû affronter depuis des années : il s'agissait de trouver une solution.

Les yeux se ferment comme épuisés. Dans l'esprit qui tourne en rond, les souvenirs refont surface. Il se souvenait de cet été-là, quand il avait essayé la Machine pour la première fois. Quand il avait prouvé au monde que son invention fonctionnait. Que ça pouvait marcher. L'été où il avait offert la PAIX. La première jeune femme qui avait passé le Test s'appelait Marie. Elle lui avait souri en passant. Le jeune homme après elle avait un air haineux contredit par des yeux gris malheureux : comme tant d'autres, une victime de la Guerre.

Comme un film, les souvenirs s'enchaînaient. Il avait fallu trois mois pour faire passer le Test au monde entier. Délai extrêmement court qui avait été rendu possible par la volonté de tous d'être sûrs que les horreurs qu'ils avaient vécues ne leur seraient plus jamais imposées. Never more avait été le slogan de campagne de la Machine. Plus jamais ça ! Le mot avait fait le tour du monde en ruine. Et sur les ruines de l'Ancien, ils avaient construit le Nouveau Monde. Pour la première fois dans l'Histoire de l'Humanité, tous les peuples s'étaient rassemblés pour n'en former plus qu'un. Ensemble, ils avaient aboli pays, continents, frontières, armées... Ils étaient devenus un seul et même état, gouverné par une assemblée d'hommes et de femmes honnêtes et droits.

Telle avait été leur intention en tout cas.

Un soupire dans la cellule vide. Soupir de désespoir, de désarroi. Soupir à fendre l'âme d'un vieillard fatigué par de trop grands malheurs. Soupir de regret, regret de n'avoir pas accepté la présidence du Nouveau Monde quand il se l'était vu offrir par le Nouveau Ministère, ancêtre du ministère de l'Information à la tête duquel sévissait cette âme perdue de Blanche à l'heure qu'il était. Laisser le monde aux mains des âmes seules était peut-être son erreur. La confiance naturelle qu'on éprouve envers ses semblables l'avaient sans doute empêché de s'en rendre compte à l'époque. Sondant son propre cœur et n'y trouvant rien de mauvais, il avait l'erreur de penser que les autres étaient comme lui. Et, en bon philanthrope, il avait été l'artisan de son propre malheur : il avait décidé de faire confiance aux Autres, et leur avait abandonné sa création. Il le payait aujourd'hui. Trahi, méprisé, maltraité, le plus grand homme de l'Histoire mourrait de faim en prison, comme tant d'autres ennemis du Ministère avant lui.

Les yeux, l'esprit et le soupir étaient vieux, fatigués et tristes, mais le cœur battait toujours. La lutte n'était pas finie et une idée faisait peu à peu surface au milieu de la ronde incessante des souvenirs. Tout ce dont il avait besoin, c'était d'un moyen de faire passer un message aux derniers espoirs de la Résistance. Des enfants, certes, mais qui d'autres que des enfants a jamais symbolisé plus fortement l'espoir ? Tout reposait sur eux.

Le Docteur Antipolemos ouvrit les yeux.


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