Appolyona
Tic Tac. Tic Tac. Tic Tac.
Assise sur son fauteuil, la Ministre de l'Information, la plus haute responsable de l'Etat, attendait. Elle était seule, et se tenait là, les coudes appuyés sur le plateau en bois d'acajou du bureau, les mains jointes de façon à servir de reposoir au menton, les yeux fixés dans le vide.
Immobile, silencieuse, froide.
Dans le cadran de l'horloge en forme de planète fixée au mur, la trotteuse continuait bravement le tour de son petit monde. Chacun de ses sauts emplissait l'espace, martelait le silence comme un coup de marteau, et s'éteignait brusquement pour laisser sa place au suivant. Oppressant.
Tic Tac. Tic Tac. Tic Tac.
Bientôt elle entendrait le bruit des gens qui travaillent, les discussions de couloirs, les salutations, les photocopieuses, les machines à café, le chariot de la femme de ménage... Bientôt, dans quelques minutes. Pour l'instant, c'était encore trop tôt. Elle appréciait venir en avance le matin : ici seulement elle trouvait le silence. Ici seulement, personne n'osait venir la déranger, du moins pas pendant ces heures indues du petit matin. Ici seulement, elle pouvait penser.
Tic Tac. Tic Tac. Tic Tac.
Il fallait qu'elle décide ce qu'elle allait faire de l'Homme le plus aimé de ces trois dernières générations. L'Homme qu'elle détestait, qu'elle haïssait le plus au monde. Elle avait, pour la première fois de sa vie, le Docteur sous la main, à portée de vengeance. Mais elle devait faire attention. Les gens, cette populace servile et soumise qui lui avait abandonnée aveuglément sa liberté, ce peuple qu'elle voulait garder dans l'ignorance jusqu'à ce qu'elle détienne entre ses mains tous les pouvoirs, cette foule de crétins idéalistes et de faiseurs de paix, ces gens enfin, l'adulaient presque à l'égal d'un dieu. Elle ne pouvait donc pas s'en débarrasser comme elle l'aurait voulu. Et puis, il y avait cette Résistance, cette fameuse Organisation dont leur traître lui avait expliqué tous les détails. Des gamins lui avaient échappé. Appolyona Blanche se refusait à croire que des enfants pouvaient représenter la moindre menace maintenant qu'ils avaient été privés de leur Chef, mais la persistance qu'ils mettaient à se cacher l'agaçait. L'incapacité du gouvernement à les retrouver commençait à semer le doute dans son esprit quant aux réelles capacités de ces gosses. L'inaction dans laquelle ils semblaient se murer cependant, la confortait dans l'idée qu'ils ne faisaient que se terrer dans un coin, trop effrayés à l'idée d'assumer les conséquences de leurs actes.
Tic Tac. Tic Tac. Tic Tac.
SI seulement elle pouvait le faire tuer ! Elle ne rêvait qu'à ça depuis qu'elle était petite. L'invention du Docteur Antipolemos n'avait jamais été source d'émerveillement, même lorsque la petite Appolyona apprenait encore tout juste à parler. Elle avait vu sa mère sombrer après la mort de son père : devenue âme veuve, elle ne supportait plus la vie en société. Elle s'était retirée petit à petit du monde, mais avait gardé en elle une rancœur effroyable contre la société toute entière. Du jour au lendemain, ses amis, sa famille, ses collègues, tous enfin, tous ! avaient changé de comportement à son égard : leurs regards de pitié, leurs gestes qui se faisaient plus lents à son approche, les conversations qui se chuchotaient entre deux visages désolés qui la regardait furtivement tour à tour... Tout cela avait fait comprendre à Khiana Blanche qu'elle était morte aux yeux du monde. Pour tous ceux qu'elle connaissait, la mort de son âme sœur la condamnait au malheur pour le reste de sa vie. Elle avait 23 ans, Appolyona en avait 4, et à cause de cette foutue Machine que le Monde entier écoutait avec ferveur, plus jamais elles ne pourraient reformer une famille. La Société n'admettrait tout simplement pas que Khiana trouve le bonheur à nouveau.
Tic Tac. Tic Tac. Tic Tac.
Les années qui avaient suivi avaient été effroyables. Khiana avait déménagé à l'autre bout de la Terre, désespérée de mettre derrière elle les souvenirs de son pair qui la hantaient jusque dans ses cauchemars. Revoir la mort de celui-ci toutes les nuits n'aidait pas sa mère à se ressaisir, et Appolyona avait passé la plupart de ses jeunes années à se débrouiller seule. Mais Khiana n'avait pas renoncé à la vie. Elle qui l'aimait tant, elle avait fini par se relever et se battre. Elle seule pouvait décider de se condamner ou non. Elle avait le droit de choisir de continuer à vivre ! Revenant dans sa région natale, elle avait fondé une des premières associations d'âmes veuves de la Terre, idée qui avait très vite été reprise à l'échelle nationale, tant le niveau de suicide des âmes veuves, considéré jusqu'alors comme une fatalité, diminua quand celles-ci eurent accès à un peu de soutient. De fait, le taux d'orphelins baissa aussi, et l'Etat ne s'en porta que mieux. Pour Appolyona cependant, le mal était fait. Elle qui avait vécu en ayant sous les yeux le spectacle quotidien du malheur de sa mère avait senti grandir en elle une haine féroce contre ce système qui enfermait les gens définitivement dans une vie bien rangée à 18 ans à peine.
Tic Tac. Tic Tac. Tic Tac.
La mort de sa mère la laissa orpheline à 16 ans. Là encore, elle blâma la société, le malheur ayant tué sa mère de manière précoce : désolé de ne battre pour rien, le cœur de Khiana avait fini par lâcher. Elle avait 35 ans ; elle en paraissait 50 lorsqu'on l'enterra à côté de son bien-aimé. Tout le monde, malgré la tristesse de la situation, trouva cela très bien « de les voir ainsi réuni ». Appolyona en aurait hurlé de rage. Seule devant le cercueil, dans une robe noire empruntée trop grande pour elle, elle s'était imaginée leur crier que sa mère était trop jeune pour mourir, âme veuve ou pas, et qu'elle aurait pu retrouver le bonheur si seulement ce bout de métal qui contrôlait leur vie n'en avait pas décidé autrement. Elle avait vu, sur Internet, à travers les sites de témoignages pour âmes veuves, des histoires de gens qui avaient reformé des familles après avoir perdu leurs pairs. Des gens qui se disaient heureux à présent, malgré les épreuves traversées. Cela prouvait que c'était possible !
Mais elle avait 16 ans, et elle n'avait rien dit, se contentant de remercier –de remercier !- les gens qui défilaient devant elle, le masque de circonstances bien ajustés sur les traits alors que leurs yeux trahissaient le vide des paroles qu'ils prononçaient.
Tic Tac. Tic Tac. Tic Tac.
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