11- Société Granvillier

De 9 mois à 18 mois sans Tom

De septembre à mai : Nine franchit le premier anniversaire de la mort de Tom et démarre une nouvelle vie à la Rochelle

Le jour de mon anniversaire, j'ai trouvé un poste d'ouvrier chez un entrepreneur de la région, nous faisons principalement de la pose de plancher ou l'installation de charpentes et d'escaliers.

Quand j'ai postulé il était visible que le patron Luis Ramirez me prenait pour un rigolo incapable. C'est vrai que mon allure de minet est loin du look de mes collègues. Il a réclamé à me prendre à l'essai le plus longtemps possible, hyper méfiant. L'homme a une allure de rapace, un caractère sévère et tatillon. Il gagne à être connu.

Ce qui est amusant c'est qu'il a dit la même chose de moi.

Je bosse depuis un mois déjà et il vient de me recevoir pour me dire qu'il a renoncé à la période d'essai et qu'il est sûr de vouloir me garder.

─ C'est la première fois que je te vois sourire ! s'exclame t'il surpris.

Je le suis aussi, je n'avais pas réalisé que si je fais le job je reste dans ma bulle et n'interagit pas avec les autres plus que nécessaire.

─ C'était bien la peine de me réclamer une période d'essai aussi longue et renouvelable.

Je le taquine, mon caractère farceur ressort de temps à autre.

─ J'attendais de savoir ce que tu valais ! Le petit Zébulon, et je suis content tu es une bonne recrue !

─ Merci patron.

L'entreprise est située dans la zone des anciens marais, dans un entrepôt avec des fenêtres sous le toit. J'y travaille de longues heures, appréciant les odeurs du bois.

Une fois que j'ai fini les découpes de planche ou autre. Je sculpte et m'amuse à faire des petits objets pour le plaisir.

J'ai une vie frugale, ma seule distraction en dehors de mon travail est d'aller me recueillir sur l'urne de Tom au cimetière. Depuis le temps que j'y vais et à force d'y croiser sa mère, nous avons convenu tacitement tous les deux d'horaires de visite. Nous savons quand l'autre y sera et nous arrangeons pour ne pas y aller. Moi, j'ai obtenu le dimanche après-midi, le lundi et le mardi midi le mercredis soir et le vendredi soir, elle y va le samedi après-midi et le lundi soir, le mercredi midi, le jeudi et le vendredi soir. Je ne sais pas quand Evan ou son père vont se recueillir, peut-être jamais.

J'ai rompu le contact avec Evan, parce que je sens que je pourrais faire une bêtise que nous regretterions tous les deux. Tom est toujours là dans nos pensées et je n'ai pas tourné la page. Le mois de novembre redouté est passé. J'ai réclamé un congé d'une semaine et je me suis enfermé chez moi pour pleurer. J'ai pu penser à Tom non-stop regrettant que tout soit déjà des souvenirs. Une année sans lui déjà.

J'ai été passer les fêtes de noël à Avignon chez mon ancien patron. Quelques jours à me recueillir là-bas, à déambuler dans le palais en admirant les boiseries, à me balader dans la campagne. Je n'ai pas été assez courageux pour aller jusqu'à notre maison et à l'escalier de Tom.

C'est un jeune couple gay, des artistes, qui ont racheté la maison. J'ai songé à y aller et je me suis vu fondre en larmes devant l'escalier qui n'était plus à moi, et leur nouveau bonheur. J'ai compris que je n'irais pas les embêter.

Au nouvel an nous avons fait la fête et j'ai dansé, entouré de tous mes amis, nous étions nombreux. Nous avons fait un karaoké et cela m'a fait très mal quand il y a eu une chanson que j'aime bien mais qui est nouvelle. J'ai réalisé que Tom ne la connaissait pas. C'est horrible, cela m'a renvoyé à son absence d'un coup !

Sam m'a dit que des anciens clients de la Société me cherchait, il leur a donné mon numéro de portable avec mon accord.

J'ai reçu une commande d'ébénisterie, d'anglais fortunés, des anciens clients et mon patron m'autorise à bosser dans son atelier en dehors des heures de l'usine.

─ J'ai hâte de voir ce que tu vaux mon grand.

Sa réponse me fait plaisir, comme d'apprendre que les anglais ont fait des pieds et des mains pour me retrouver. La demande est importante par sa difficulté et son enjeu.

Ils me demandent de restaurer et de reproduire à l'identique une commode du quinzième siècle. Le meuble date de la bataille de Saint Albans en 1455 et reproduit d'ailleurs des scènes de bataille du temps de la Guerre civile des Deux Roses entre la Maison d'York, à l'emblème de la rose blanche et la Maison de Lancaster dont l'emblème est la rose rouge.

J'ai travaillé plusieurs semaines, j'ai fignolé les sculptures, je me suis fait plaisir et j'ai même séché des visites à Tom pour avancer sur le projet qui m'obsède.

Tous mes collègues admirent les meubles terminés que les riches propriétaires vont venir récupérer d'ici quelques jours. Ils sont ébahis car les anglais ont dépensé une petite fortune pour les deux commodes. Mon patron insiste, il faut que je travaille dans la restauration d'art.

Selon eux, je gâche mon talent et limite Luis me ficherait à la porte, car ce serait une hérésie de ne pas utiliser mon talent. Il veut bien partager ses locaux avec moi, m'aider pour que je me lance.

En avril, pile le jour de la dissolution de la Société Nine et Tom, au lieu de me saouler, j'ai décidé de monter ma boite. C'est le cadeau que je fais à Tom : de continuer, parce que je sais qu'il m'a aimé plus que tout.

Ce sera la Société d'ébénisterie Granvillier- mon nom de famille. J'ai ouvert un site internet avec des photos de mes réalisations. Pour obtenir un compte bancaire pour ma nouvelle société, j'ai imité la signature d'Evan Dambreuille comme caution, je me débrouille en dessin et après tout, ce n'est que justice, puisqu'il m'a dépouillé. Je n'avais pas prévu que la banquière l'appelle.

Il est surpris au téléphone, elle a mis le haut-parleur et je l'entends menaçant confirmer qu'il a bien signé ses documents.

Mais qu'est-ce qu'il m'a pris de faire une chose pareille ?

Son ton fâché, n'est que pour moi. J'avoue que sur ce coup-là j'ai un merdé. Nous ne nous sommes pas reparlés depuis le mois d'aout, soit plus de sept mois. Je l'évite, par honte, par peur, pour faire mon deuil aussi. Je suis gonflé car j'occupe un de ses appartements sans un remerciement.

─ Je vais raccrocher, Nine tu pourras me rappeler plus tard ? gronde la voix menaçante d'orage d'Evan.

─ Bien sûr, pas de souci mon cher Evan. Nous n'allons pas te prendre plus de ton temps, tu dois avoir des malades à soigner.

Il ne m'a même pas engueulé le soir, il m'a emmené au restaurant et au théâtre.

J'ai obtenu un contrat avec les compagnons des cathédrales, j'aurai des meubles à restaurer en sous-traitance. Ils se sont précipités quand ils ont su que je recommençais mon activité.

Je vais raconter tout cela à Tom, et comme souvent, mon regard glisse sur la plaque à côté, au nom d'un petit ange : Tobias Dambreuille qui n'a vécu que deux minuscules années.

***

─ Merde respire Nine, gueule Mathias, un de mes anciens collègues qui panique en voyant le sang couler à flot.

Nous bavardions tous les deux, il songe à apprendre avec moi l'ébénisterie d'art. Il a fait un mouvement et sans le faire exprès m'a cloué la main. Ça fait si mal.

─ Emmène le à la clinique à côté, grouille ! hurle Luis blême.

J'ai une espèce de boule de tissus sale autour de la main, déjà rouge vif, le clou est toujours là, il ne faut pas que j'y pense. Mathias conduit comme un fou et nous allons aux urgences de la clinique de l'Océan.

Je me mords les lèvres pour m'empêcher de gémir et de pleurer. Ça fait un mal de chien et je suis fou d'inquiétudes sur l'avenir de ma main. J'ai l'impression que ma plaie est déjà envahie de microbes. Ils ont pris ce qu'ils ont trouvé pour stopper le sang mais ce n'est pas le tissu aseptisé qu'on aurait pu espérer. Je rêve de le retirer mais j'en suis incapable. En plus la salle d'attente est blindée de monde. Il y a au moins une dizaine de personnes qui attendent. Pour me changer les idées de ma plaie purulente, je regarde les noms des médecins responsables et découvre le nom connu. C'est une des cliniques de la famille Dambreuille et elle est sous la responsabilité du professeur Elvire Dambreuille et du professeur Evan Dambreuille.

Pendant que j'attends Mathias essaye de trouver un médecin pour qu'on s'occuper de moi et ce n'est pas gagné.

─ Occupez vous de lui ! merde ! gueule Mathias.

C'est vrai qu'ils ne sont pas très efficaces à l'accueil. Je vais le rejoindre m'empêchant de regarder la boule rouge qui va me faire tourner de l'œil.

─ Je connais le docteur Evan Dambreuille, je glisse désespéré et prêt à tenter le tout pour le tout.

Je n'en peux plus cela fait plus d'une demi-heure que j'attends je ne sens plus ma main.

─ Votre tour va venir, patientez ! rugit une infirmière revêche qui nous envoie bouler méchamment.

Elle nous regarde haineuse. Elle s'attarde sur notre allure sale, nous sommes en tenues de chantier et rêvent de nous foutre dehors.

Je demande mon téléphone à Mathias et lui fait défiler mes contacts jusqu'à Evan, j'appuis sur appeler et il décroche aussitôt.

─ Normal q...u'il y ait la queue aux urgences...aaaarrrrgggghhh ... si tu passes ton temps au téléphone !

─ Nine, tu es où ?

─ J'attends dans ta clinique.

─ Laquelle ?

─ Tu m'énerves, celle rue de l'Océan. Je me suis enfoncé un clou dans la main.

Je raccroche conscient d'avoir usé ma dernière cartouche. Pourquoi les choses vont si mal ? Je m'appuis contre Mathias, me retenant de m'évanouir alors que je vois trouble.

─ Evan m'a appelé pour me dire que tu étais là !

Cela n'a pris que trente secondes, Elvire est devant moi. Je lève la tête difficilement, il y a du remue-ménage dans le hall, un brancard arrive et on m'installe enfin dessus. Elvire fait un signe pour qu'on m'emmène.

─ Si tu veux m'empoisonner avec un médicament, s'il te plait, fait vite !

Elle éclate de rire.

─ Arrête de faire tes caprices ! Nine le chouchou des deux frères. Bon, je vais devoir enlever cela.

Elle me désigne le tissu, elle retire doucement le bandage sale, j'ai fermé les yeux et je me retiens de hurler. Ensuite, elle m'a emmené au bloc et m'a mis un masque sur le visage. Quand je me réveille, je reconnais Evan qui arrive, alors qu'Elvire surveille ma perfusion.

─ Ah te voilà toi ? je t'ai dit que je m'en occupais.

Elvire s'adresse à son ex-mari, moqueuse.

─ Comment va sa main ?

─ Il va bien, aucun nerf n'a été touché, cela ne devrait rien entrainer d'irréversible. Il a besoin d'un mois de repos.

Elle se tourne vers moi.

─ Nine, on t'a installé dans une chambre de la clinique. Tu vas rester chez nous cette nuit, je t'ai anesthésié une demi-heure. Ta main va se rétablir et tu as eu beaucoup de chance, le clou n'a touché aucun nerf, ni os.

Evan prend les comptes rendus et les regarde, sous l'œil agacé de son ex qui le charrie.

─ La confiance règne ! se moque-t-elle.

Je découvre avec surprise qu'ils sont toujours amis. Ils parlent d'un projet de restaurant ensemble et Evan demande des nouvelles de Sophia.

─ C'est qui Sophia ? je marmonne épuisé.

J'aime les voir tous les deux complices.

─ Ma petite amie, elle est adorable. J'espère te la présenter un jour et elle est enceinte. Nous allons bientôt être maman toutes les deux.

─ Félicitations, je marmonne, surpris.

─ Tu veux venir chez moi pour ta convalescence. Je viens te chercher demain et je m'occuperais de toi, il ne faut pas utiliser ta main, demande Evan.

J'avoue que la tentation est grande, je songe rêveur à la chambre de Tom et pose la question qui me traverse l'esprit.

─ Vous avez changé sa ch... ?

─ Non, rien n'a bougé !

─ Merci pour ta proposition, mais ce ne serait pas une bonne idée.

Je regarde par la fenêtre la rocade embouteillée. Ils ont leur vie ici tous les deux. Une vie de travail et une complicité palpable qui me fait plaisir. Je suis fier d'eux deux et comme toujours secrètement ébahi.

Le lendemain matin les deux toubibs arrivent dans ma chambre. Je suis groggy et soulagé qu'une infirmière ait retiré la perfusion.

─ Nine, tu es trop maigre ! Tu vas venir manger chez moi, que dirais tu de la semaine prochaine ? me demande Elvire.

─ Je ne suis pas maigre, je suis mince !

Ils rigolent tous les deux et Evan me prend par le bras pour m'aider à descendre du lit.

─ Tu l'invites et pas moi ? rouspète Evan faussement jaloux.

─ Tu peux t'incruster si tu veux tu es toujours le bienvenu. Bon le bébé est sur le point de venir alors la date pourra bouger. Nine donne-moi ton numéro de portable.

─ Merci tous les deux. Je vais rentrer chez moi.

Le portable d'Evan sonne, Il s'engueule avec quelqu'un et Elvire me fait un clin d'œil et me rappelle qu'il faut manger. 

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