𝟢𝟫 | 𝖠𝖼𝖾.

ACE

⋆.˚ ☾ .⭒˚

Hikone, jardin Genkyu En, préfecture de Shiga

Ses grands yeux verts me fixent depuis plusieurs secondes maintenant, sans qu'aucun mot ne sorte de sa bouche. Valia aspire une nouvelle taffe de sa cigarette et détourne la tête vers le plan d'eau qui s'écoule sous le pont.

Ses longues boucles rousses se déversent en cascade le long de son dos, jusqu'à atteindre le haut de sa jupe en jean, laquelle moule parfaitement ses formes généreuses. Ce n'est pas pour me déplaire, je dois l'avouer. Quant aux taches de rousseur qui constellent ses joues, elles me rappellent la nuit étoilée.

— Le skateboard était à mon grand-frère, révèle-t-elle finalement.

— Était ?

— Il est décédé l'année dernière. J'ai quitté New Haven et les Etats-Unis il y a deux semaines pour me rapprocher de lui. En fait, il a vécu à Tokyo pendant deux ans et demi.

— Oh, je vois, murmuré-je mal à l'aise. Je suis désolé.

Valia hausse les épaules, l'air désinvolte. Je ne connais que trop bien cette réaction, je l'ai adoptée chaque fois que j'ai perdu un proche. Pour moi, c'était une manière de me convaincre que rien ne m'atteignait, que je n'étais pas rongé par la tristesse et la douleur. Il est tellement facile de se mentir à soi-même que c'en devient un réflexe.

— Moi aussi j'ai une question, dit-elle en se tournant vers moi. Est-il vrai que se déroule une course de skateboard extrêmement dangereuse à Tokyo ?

— Que veux-tu dire ?

— Mon frère y participait, il disait qu'elle avait lieu vers novembre. Elle était carrément son obsession.

Je ne devrais pas divulguer la moindre information concernant la Snake Race, au risque de mettre en péril son secret. Pourtant, l'idée que son grand-frère y ait participé me laisse perplexe, et me pousse à lui donner des réponses. Valia a le droit de mieux connaître son frère, non ?

— Je jure de n'en parler à personne, m'assure-t-elle comme si elle lisait dans mes pensées.

De toute façon, il est trop tard pour reculer. Et puis, un ennui de plus ou de moins, ça ne va pas changer grand chose à ma vie.

— La Snake Race.

— Pourrais-je y participer ?

Mon cœur rate un battement en entendant ces mots.

— Quoi ? Tu sais monter sur un skate au moins ?

— Non.

— Et bien, tu as ta réponse.

— Ou alors tu pourrais m'apprendre, suggère-t-elle en haussant les sourcils.

— Je n'ai pas que ça à faire, rétorqué-je en tapant nerveusement mon pied contre la rambarde.

— Tu es un fugitif, évidemment que tu n'as que ça à faire.

Sur ce coup-là, elle n'a pas tort. En dehors de mes nuits au Mont Takao, mes journées consistent à manger, regarder des films, dormir et parfois, parler à mon canapé. L'inconvénient, c'est qu'il ne me répond jamais. Peut-être est-ce un avantage en fait. Qui voudrait d'un canapé qui parle ?

— Très bien, concédé-je. Mais s'il t'arrive quoi que ce soit, je n'y serai pour rien.

— Entendu.

J'ai bien compris que si elle veut participer à la Snake Race, c'est pour se rapprocher de son frère et non par amour pour le skateboard. Cela dit, il faut un sacré courage ou être totalement inconscient pour risquer sa vie ainsi. Je me demande à quelle catégorie elle appartient.

— Bon, t'attends quoi ? Ramène ta planche, on commence.

Valia écarquille les yeux, surprise.

— Maintenant ?!

— Les qualifications sont dans trois semaines, je te signale. Ça te laisse très peu de temps pour maîtriser les bases donc je te conseille de t'y mettre tout de suite.

— Je croyais que la course ne commençait qu'en novembre ? s'exclame-t-elle comme si un scandale venait de lui tomber sur la tête.

— Non, ce sont les quarts de finale qui ont lieu en novembre, je précise avant qu'elle ne fasse une crise cardiaque. Seulement, c'est à ce moment-là que ça devient vraiment intéressant.

Valia soupire, jette sa cigarette et traîne des pieds jusqu'au coin pique-nique improvisé, là où Sky, Eiji et Zenko se trouvent toujours. Elle revient nonchalamment quelques minutes plus tard, accompagnée de son écureuil des neiges sur l'épaule.

— Je suis prête, lance-t-elle en déposant l'animal par terre.

Le skateboard qu'elle tient sous son bras, s'effrite sur les côtés, tout comme les roues qui sont dans un sale état. Rouler avec une planche pareille signifie se mettre en danger inutilement. Cette relique allait avoir besoin d'un bon raccommodage.

— Écoute bien, parce que je vais te présenter les bases.

Je lui emprunte son skate afin de l'utiliser comme schéma.

— La planche en elle-même s'appelle le deck, expliqué-je en tapotant mon doigt sur la partie concernée. On parle aussi de board. Dessus, on colle une surface agrippante, sur laquelle tu poses tes pieds. C'est le grip. Le nose est l'avant de son skate, et le tail, l'arrière. Sous la planche, on retrouve les quatre roues, qui sont visées deux par deux, grâce à des roulements, à des éléments en métal qu'on appelle trucks. Tu rencontreras plusieurs types de boards, mais aussi différentes sortes de trucks et de roues. Tout dépend de l'utilisateur et de ses préférences.

Concentrée sur mes dires, Valia hoche la tête à chaque fin de phrase. Même l'écureuil des neiges semble intéressé par ce que je raconte.

— Celle de mon frère est de quel genre ? demande-t-elle les bras croisés.

— Un skateboard des plus basiques, je réponds en examinant l'objet. Et vu les roues et les trucks, ce ne doit pas être celui qu'il utilisait lors de la Snake Race.

— Oui, celui-ci restait constamment à New Haven, acquiesce-t-elle.

Après lui avoir montré comment se tenir droit sur la planche, je l'invite à grimper dessus à son tour.

D'abord réticente, elle finit par poser un premier pied dessus, puis un second. Elle tente de se maintenir debout en agrippant fermement la rambarde du pont, une vision qui me fait pouffer de rire. Même surélevée par le skateboard, elle m'arrive à peine à la poitrine.

— Viens m'aider au lieu de te foutre de moi, peste-t-elle.

Je place une main rassurante dans son dos, l'incitant à lâcher la rambarde. Elle ne se laisse pas aller tout de suite, craignant de tomber en arrière malgré mon bras qui la retient.

Une grande inspiration plus tard, elle détache ses doigts du pont et se maintient en équilibre, en dépit de ses jambes flageolantes. Je m'écarte d'elle lentement, tout en me préparant à intervenir au moindre faux mouvement.

— Tu ne t'en sors pas trop mal pour une première, commenté-je avec une once de sarcasme dans la voix.

— Peut-être, mais ce n'est pas en restant immobile sur un pont miniature que je vais atteindre le niveau pour la Snake Race.

— Sans te mentir, il y a très peu de chances pour que tu l'atteignes dans les temps.

— Non, sans blague, je ne m'en serais pas douté, maugrée-t-elle les yeux au ciel.

— Tu es vraiment une élève désagréable.

— Parce que j'ai le plus naze des professeurs.

— Écoute, je me suis adapté à toi, répliqué-je avec un clin d'œil.

Valia descend du skateboard, ramasse son écureuil des neiges qui apparemment, souhaite aussi essayer la planche, et quitte le pont d'un pas décidé.

— Bah alors, le nain de jardin abandonne ? la nargué-je tandis que ses foulées s'accélèrent.

— Non, j'ai seulement eu ma dose d'Ace pour ce soir.

— Ce que t'es susceptible.

Nous rejoignons tous les deux le reste du groupe, qui nous accueille avec toutes sortes de sous-entendus que Valia tente en vain de démentir. Ça me fait marrer de la voir s'énerver pour un rien, moi qui prends toujours tout à la légère.

— Au fait Valia, comment s'appelle ton hermine ? demande Eiji.

— Sukie, répond-elle.

— Original, commente Zenko. Elle a un nom de famille ?

Valia réfléchit un instant.

— Whealin, je suppose.

Valia Whealin, donc.

Maintenant, nous sommes quittes à propos de nos identités, bien qu'elle en connaisse davantage sur moi que j'en sais sur elle. Sa personnalité attise la curiosité, ce qui la rend intéressante malgré son caractère irritable.

D'ailleurs, son amitié avec Sky m'étonne beaucoup. Toutes les deux ne possèdent pratiquement aucun point commun, outre le fait que le seul mec qu'elles apprécient ce soir est Eiji. L'imbécile qui a dit que les filles aimaient les bad boys devrait revoir son jugement.

— On va y aller, annonce Zenko en se levant. Mon père veut que je le rejoigne avant le levé du jour.

— Papa Senjo a besoin de son petit garçon à ses côtés, me moqué-je.

— Connard Senjo a surtout besoin d'une marionnette qu'il peut manipuler à sa guise, et il semble qu'il gagne des points bonus si c'est son fils, me rectifie Zenko, la mâchoire contractée.

Depuis que je connais Zenko, je ne l'ai jamais entendu dire du bien de son paternel. Ce dernier est le PDG d'une grande chaîne d'hôtels répartis dans le pays entier. Il espère que son fils lui succédera à la tête de l'entreprise familiale, ce que Zenko refuse catégoriquement. Pourtant, une fois qu'il aura terminé son cursus à l'université, son père ne lui laissera pas le choix et lui attribuera un rôle important dès son entrée dans le monde du travail.

Un jour, Zenko m'a dit qu'il préférerait être déclaré coupable de meurtre plutôt que de bosser avec son père, et à bien y repenser, ma situation n'est pas si mauvaise que ça comparée à la sienne. Je ne supporterais pas que quelqu'un, de ma famille ou non, décide de mon avenir. Je suis peut-être un fugitif, mais je reste encore libre de faire mes propres choix.

S'enfermer dans une prison mentale imposée par sa famille n'a vraiment rien d'enviable. Et puis Zenko en arrive à un point où même les réels prisonniers sont plus libres que lui.

Parfois, j'aimerais le secouer ou le frapper afin qu'il se réveille et qu'il affronte son paternel, qu'il trouve sa propre voie sans que personne n'ait à lui dire quoi que ce soit.

— Il vaudrait mieux accompagner les filles jusqu'à leur hôtel, suggère Eiji.

— Moi, je propose qu'on attache Sky sur une voie ferrée et qu'on ramène Valia à Tokyo, raille Zenko.

Sky ignore ses moqueries et ramasse les affaires étalées sur les couvertures, tandis que Sukie trouve refuge dans la boîte désormais vide de gâteaux de lune.

— Apparemment, demain matin, on aura de l'écureuil pour le petit déjeuner, annoncé-je assez fort pour que Miss Whealin m'entende.

Comme je m'y attendais, elle réagit au quart de tour et m'assène un coup de poing dans l'épaule — si on peut appeler ça un coup de poing — avant de sauver Sukie du dangereux Ace Kazuyo que je suis. Qu'on me prenne pour un assassin d'êtres humains, pourquoi pas. Mais un tueur d'écureuils ? Hors de question.

— Plus sérieusement Whealin, je reprends d'un ton calme. Rendez-vous samedi matin avant six heures au parc de Ueno.

— Pourquoi si tôt ?

— Parce que c'est le week-end de l'équinoxe d'automne, et le jour de l'équinoxe étant férié, il y aura un monde fou dehors en pleine journée. Et puis je n'ai pas spécialement envie qu'on me reconnaisse. Eiji t'enverra mon numéro de téléphone.

— Dans ce cas, changeons d'endroit, propose-t-elle sceptique.

— Parc de Ueno, samedi, six heures, compris ?

— Oui, imbécile.

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