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ACE

⋆.˚ ☾ .⭒˚

Septembre 2024
Hachioji, Mont Takao, préfecture de Tokyo

Le feuillage orangé de l'automne balaye ma vue tandis que je m'enfonce à travers les bois. La nuit est presque tombée, je ne vois plus grand chose. Mes cheveux sont planqués sous la capuche violette de mon blouson aux reflets argentés. J'ai emprunté le raccourci habituel jonché de branches et de racines qui me mènera droit à la Snake Race.

Ces derniers jours ont été une vraie catastrophe. Je me suis présenté à la fac comme si de rien n'était pour passer du temps avec Zenko, ce qui m'a valu des représailles de la part d'Eiji. Je sais que ce n'est pas une bonne idée de me rendre sur le campus alors que je suis recherché, mais je sais aussi que je ne crains rien là-bas.

L'Université est le seul endroit au monde où les gens me croient. Certains se sont mis à me défendre alors qu'ils ne me connaissent même pas. Ces types font confiance à n'importe quel membre des Quatre Éléments, comme ils aiment nous appeler. Je ne sais pas exactement d'où vient ce surnom, sûrement du fait que Eiji, Kyo, Zenko et moi ayons des tempéraments très différents et pourtant, aucun de nous n'existerait sans les autres.

A Hongo, j'ai aussi croisé Valia. Elle était tout aussi renfermée que la veille et n'avait toujours pas l'air décidée à sourire. Peut-être qu'elle ne connaît pas la définition de ce verbe. J'ai surtout été étonné de la voir traîner avec Sky. Je n'ai rien contre cette fille, mais elle est l'ennemie jurée de Zenko. Je n'ai jamais compris pourquoi ils se détestaient, je l'ai simplement accepté. Si Valia vient au Tsukimi avec Sky, la soirée risque d'être mouvementée.

Cela dit, la principale raison pour laquelle j'ai envie de m'enterrer vivant, est apparue ce matin à la télévision. Un autre étudiant de Todai a été retrouvé mort dans son appartement. A côté de lui, un papier sur lequel il était inscrit "J'ai été tué par Nightbreaker". D'après la police, il l'aurait écrit lui-même. C'est le même scénario que pour les cinq autres avant lui, à croire qu'un tueur en série habite sur le campus.

Ce n'est pas le moment de céder à la panique. La police finira bien par attraper le vrai meurtrier et je pourrai enfin reprendre une vie normale. Il me suffit d'y croire. Et si les flics ne font rien, j'irai chercher Nightbreaker moi-même.

Je chasse mes pensées négatives et gravis les derniers mètres. Mon skateboard sous le bras, je force une dernière fois sur mes cuisses afin d'atteindre le terrain plat protégé par un vieux grillage rouillé. Une dizaine de voitures est déjà sur place et leur vrombissement accompagne les sons hip-hop qui sortent des enceintes.

Tout cela représente la face cachée du Mont Takao. Celle qui a été noyée derrière les attractions touristiques. Celle qui a été oubliée de Tokyo. Celle où je me rends presque chaque soir pour échapper à la réalité.

Les deux types baraqués qui surveillent le grillage me laissent passer sans poser de question. Mon masque est le plus célèbre ici. Je le tâte afin d'être sûr qu'il soit bien remonté sur mon nez. Presque tout le monde en porte un et cela permet de préserver le secret de la SR. Ainsi, si quelqu'un a le culot de vendre la mèche, il ne pourrait dénoncer personne.

Sur ce plateau entouré d'arbres, les participants de la nouvelle édition sont occupés à comparer leurs tricks, changer leurs roues, tenter de nouvelles figures, et vérifier leurs appuis. Dans une heure, ils entameront la descente et pourront ainsi tester le terrain avant la course officielle qui n'aura lieu que dans quelques semaines.

Une part de moi les envie. Cela va me manquer de ne pas faire partie de la compétition à proprement parler. J'aimerais encore ressentir la tension qui me tiraille sur la ligne de départ, l'adrénaline qui prend possession de mes membres, la sensation addictive de frôler la mort.

Malheureusement pour mon égo, je me dois d'assurer le bon déroulement de la saison. Cette année, je suis ce qu'on appelle le Gardien. En plus de m'occuper de l'organisation des différentes phases de la course, je dois veiller à la sécurité des skateurs, mais surtout, assurer le secret de la Snake Race. Une clause est signée avec les participants, de sorte qu'ils ne le trahissent jamais.

— Yoru !

Une tignasse sombre à hauteur de trois pommes court dans ma direction.

— Shozo ! je m'exclame lorsque je le reconnais. C'est que tes cheveux ont poussé depuis cet été.

— Oui, je suis enfin de retour, m'annonce-t-il fièrement, une canette entre les mains. T'es venu te battre ?

— J'aurais aimé, soupiré-je déçu. Mais ce soir je n'ai pas le temps.

— S'il te plaît, une petite descente rien que tous les deux ! Je me sens en pleine forme pour t'affronter !

— Je t'ai déjà dit que je t'affronterai seulement quand tu auras un niveau suffisant.

— J'ai beaucoup évolué, tu sais.

— J'attends de voir ça cette saison ! lancé-je avec un clin d'œil.

Je laisse Shozo et sa mine boudeuse afin de rejoindre notre bar improvisé. J'achète une sucette et une canette de thé glacé que je fourre au fond de mon sac à dos, et me dirige vers le groupe des nouveaux.

Ceux-ci sont assis près des lourds troncs d'arbres couchés sur le sol. Ils y ont déposé leurs sac à dos, leurs skateboards et des vêtements. Tous ont les yeux rivés sur la jeune brune aux mèches roses qui leur explique les règles de la Snake Race. Cette dernière doit sentir ma présence puisqu'elle se retourne et me sourit.

— Et voilà celui dont je vous parlais. Yoru, le champion en titre. Si vous voulez gagner, il faudra lui passer dessus !

J'attends qu'elle finisse son discours, que le groupe des nouveaux s'en aille et qu'elle regagne sa voiture avant de lui parler.

— J'ai comme l'impression que ces mioches étaient plus intéressés par ton décolleté que par ce que tu leur racontais, je me trompe ? la taquiné-je en m'adossant contre sa caisse.

Elle sort une cigarette et un briquet de sa poche.

— Si tu refais une seule remarque sur mon décolleté, je te tranche la gorge, menace-t-elle.

— Ça, c'est la Ayumi je connais.

Cette dernière secoue la tête en haussant les sourcils.

Ayumi participe à la Snake Race depuis quatre ans, ça en fait l'une des seules femmes aussi anciennes sur le terrain. Sa grande gueule lui a permis de se créer une place dans ce milieu dominé par les hommes.

Grâce à sa présence, de plus en plus de filles ont osé se présenter à la SR, ce qui en fait désormais une course mixte. Son style vestimentaire flashy et découvert, attire les regards de certains, qui, la seconde d'après se retrouvent avec le poing de son petit ami dans la mâchoire.

D'ailleurs, celui-ci est un sacré phénomène. En été comme en hiver, il se trimballe torse nu afin de montrer ses pectoraux impressionnants à ses adversaires. Il n'est pas mauvais en skate, mais il s'améliorera le jour où il comprendra que ce sport n'a rien avoir avec la musculature.

J'en suis bien la preuve. Non pas que je n'ai aucun muscle, je m'entraîne beaucoup en dehors des tournois. Seulement, mon corps refuse de prendre en masse. Obaasan pense que c'est parce que j'ai grandi trop vite, et elle n'a pas tort. A quinze ans, j'avais déjà atteint le mètre quatre-vingt.

— Yoru, viens m'entraîner au moins ! crie Shozo en roulant vers moi.

Ce mec ne me laissera jamais en paix si je ne lui donne pas ce qu'il veut.

— Je t'ai déjà dit que je n'avais pas le temps, tu vois bien que je suis occupé avec la jolie demoiselle, je réponds en désignant Ayumi.

— Quelle jolie demoiselle ? grimace Shozo. Je ne vois que Ayumi.

— Espèce de petit connard ! grince-t-elle en appuyant avec force sur le crâne du garçon.

J'ai rencontré Shozo il y a deux ans, lors de ma première participation à la Snake Race. Il n'était encore qu'un gamin de seize ans, passionné et doté d'un talent fou. Bien qu'il soit né dans une famille très aisée, il a passé une grande partie de son adolescence dans les quartiers défavorisés de la ville et a appris le freestyle. Ainsi, les obstacles sur la course n'ont aucun secret pour lui, il est capable de les dompter avec brio.

Maintenant qu'il a dix-huit ans, il peut enfin concourir à la Snake Race. Shozo fait partie des rares participants à ne pas porter de masque. Il dit qu'il se fiche de ce qu'il peut lui arriver s'il se fait choper.

Pas moi. J'ai décidé de garder mon anonymat au sommet du Mont Takao, et cela bien avant les crimes de Nightbreaker. J'ai pris cette décision uniquement pour ne pas impliquer ma famille dans mes conneries.

— Si je t'appelle sensei, t'acceptes de m'entraîner ? me demande Shozo qui joue avec les oreilles de chat cousues à sa capuche.

Ma mâchoire s'écrase littéralement sur le sol.

— T'essayes de me flatter, là ?

— Ose nous dire que ça ne fait pas gonfler ton égo, me provoque Ayumi les bras croisés.

— Et qu'est-ce que je gagne en échange ?

— L'honneur d'avoir formé un futur champion ! s'enthousiasme Shozo.

— Mais oui, c'est ça, marmonné-je. En attendant, pendant que t'essayes de me convaincre, les autres s'entraînent. Tu ferais mieux de ne pas perdre le rythme, Shozo. J'ai l'impression que cette année, les skateurs sont particulièrement... bouillants.

Mes yeux balayent le terrain plat qui s'est bien rempli depuis mon arrivée. Les participants s'agitent dans tous les sens, impatients. Leur adrénaline fluctue jusqu'à moi.

— Je t'enverrai les nouvelles banderoles, me signale Ayumi. Les sponsors ont déjà été rassemblés, et le système de paris a été mis en place comme tu l'as demandé.

— Et en ce qui concerne les secours ?

— Rei a des contacts, m'informe Shozo. Rien à craindre de ce côté-là.

— Super ! Je vais pouvoir être peinard pendant toute la saison ! m'exclamé-je en m'étirant.

— Là, tu rêves, me rembarre Ayumi. Au fait, en parlant de Rei, où est-il ?

— Aucune idée, baille Shozo. Bon, sensei, on y va ?

— Comment puis-je refuser face à tant de politesse ? raillé-je.

— Tu me casses les burnes, dépêche-toi.

— Là, je te reconnais, gamin.

Je salue Ayumi de la main et fais rouler mon skateboard jusqu'à la première zone de départ. Il y en a quatre en tout, nommées A, B , C et D, classées de la plus simple à la plus dangereuse. Cela donne quatre circuits différents qui se rejoignent tous après deux kilomètres. Puis, le reste de la course se déroule sur quatre kilomètres

— Yoru est là ! Eh mec, tu nous fais une démo ?

Et voilà ce que je voulais éviter.

— Les gars, venez !

Je n'ai aucune idée de l'identité de ces personnes qui s'excitent autour de moi. Pourtant, leur enthousiasme électrise mes membres et je lance un coup d'œil à Shozo qui comprend tout de suite. Nous nous déplaçons tous les deux sur le zone C, sous les encouragements de la foule. J'enfile mes gants et mon casque, déterminé à ne pas laisser Shozo prendre le dessus. Il ne profitera certainement pas de ma fatigue.

Nous nous plaçons sur la ligne de départ, sous les feux rouges. Ce duel n'a rien d'une compétition officielle ; pourtant, la quasi-totalité des skateurs présents sur les lieux se sont rassemblés pour nous regarder. Ils veulent voir quel genre de spectacle va leur donner le champion en titre.

Les secondes plongées dans le silence qui précèdent le départ durent une éternité. L'adrénaline circule dans mon corps à une vitesse fulgurante, si bien que je sens l'euphorie me gagner rapidement. Le duel n'a pas encore commencé, mais je sais déjà que je vais m'éclater.

Les cinq feux rouges passent au jaune les uns après les autres. Lorsque le dernier atteint cette couleur, je ne réfléchis pas et donne un coup de pied sur le sol afin de me projeter en avant sur ma planche.

J'aurais dû changer mes roues pour l'occasion, celles qui se trouvent actuellement sous ma board sont très usées. Cette course improvisée sera leur dernière.

Je croise mes mains derrière mon dos et plie les genoux pour gagner en vitesse dans les descentes. Shozo me suit de près, et nous atteignons vite les 50 km/h. Mon coeur menace d'exploser au fond de ma poitrine tant je me sens heureux.

Cependant, le monde serait bien trop beau si les circuits de la Snake Race n'étaient faits que de goudron. Au bout de cinq cent mètres, la zone C nous emmène sur le flanc de la montagne où une terre sableuse recouvre la piste.

Les dizaines de creux et de bosses qui secouent mes roues feraient tomber de sa planche le premier venu. En revanche, Shozo et moi avons l'expérience de ce type de sol, et quand il s'agit de filer tout droit, il n'y a rien de plus simple. Tout se complique dans les virages.

Le premier que nous franchissons est assez large, ce qui me permet de le prendre depuis l'intérieur. Je pose ma main gantée par terre, place mon skate perpendiculairement à la piste et pivote mon corps sur le côté. De ce fait, je ralentis et contourne la montagne facilement. Shozo fait de même et nous terminons le premier virage sans accroc.

Le deuxième virage, quant à lui, est bien plus dangereux. Précédé par une longue ligne droite, nous arrivons devant à plus de 70 km/h. La marge pour freiner est relativement courte et aucun de nous deux n'a envie de finir expulsé dans le décor à une vitesse pareille.

La sueur perle sur mon front tandis qu'un sourire sauvage apparaît sur mes lèvres. J'initie mon slide juste avant le virage, pour pouvoir l'appréhender du mieux que possible. Je place ma paume sur le sol et déplace mon poids sur mon bras. Mes roues décrochent alors que je contourne la montagne en faisant crisser mes gants. Ma jambe gauche pousse l'arrière de mon skate, puis je me redresse pour enchaîner un deuxième slide. Là est le secret pour réussir ses virages serrés.

Peu à peu, je distance Shozo qui pourtant, s'en sort beaucoup mieux que la dernière fois que je l'ai vu, au mois de juin. Il perd en vitesse, mais le connaissant, il me rattrapera dans les lignes droites.

Une chose importante à savoir sur la Snake Race : dans cette course, tous les coups sont permis. Faire tomber son adversaire de sa planche, dévier sa trajectoire, le gêner et j'en passe. Absolument tout est possible. Pour Shozo, c'est le moment idéal pour se rattraper. Dans les lignes droites, nous n'avons pas à nous soucier du décor et chacun peut en profiter pour se jeter des bâtons dans les roues.

Conscient que je ne garderai pas mon avance éternellement, j'entame une série de slaloms aléatoires afin d'éviter que Shozo ne me rentre dedans. Qu'à cela ne tienne, le garçon a plus d'un tour dans son sac. Il retire son casque, le jette sur le côté et me met au défi de faire pareil. Je n'hésite pas une seconde et répond à son appel.

— Prépare-toi à en baver, Yoru ! me crie-t-il en se léchant la lèvre.

— Je n'attends que ça !

Je me baisse le plus bas possible sur ma board et ancre mon centre de gravité sur mon pied avant. Shozo, lui, se déporte sur le côté. Je comprends ce qu'il compte faire lorsque j'aperçois un rocher à une cinquantaine de mètres.

Ce gamin n'est pas croyable.

Je continue ma course en prenant toujours plus de vitesse. A l'atteinte du rocher, Shozo monte dessus, puis saute tout en faisant tournoyer sa planche sous ses pieds. Il reste si longtemps dans les airs que je crois un instant qu'il va s'envoler. Finalement, il retombe sans encombre, juste devant moi.

— Pas mal, je lance avec un clin d'œil. Mais t'as oublié que t'es pas le seul à être bon en freestyle !

Je me cale juste derrière lui et la seconde suivante, je me mets en position backside, dos à la pente et place ma planche perpendiculairement à la route. L'arrière de mon skate percute les roues de celui de Shozo, qui perd l'équilibre, mais amortit sa chute avec un slide. Je profite du fait qu'il soit au sol pour me redresser et lui sauter par-dessus, en reproduisant la même figure qu'il a exécutée quelques secondes auparavant.

— Alors, t'abandonnes ? le nargué-je en reprenant de l'allure.

— Jamais !

Finalement, malgré les efforts de Shozo pour me devancer, je remporte notre petit duel.

J'ai parfaitement conscience du danger que je cours lors de ce genre de confrontation. A la moindre hésitation, à la moindre faute d'inattention, je pourrais me retrouver projeté à des dizaines de kilomètres-heure sur les rochers.

C'est le prix à payer pour des sensations uniques. Nous avons beau prendre toutes les précautions nécessaires, nous jouons avec la mort. Chacun des skateurs le sait.

Pourquoi ? Parce que le skateboard est notre raison de vivre, la seule chose à laquelle on peut peut se raccrocher dans ce monde injuste. Nous sommes certes des causes perdues, mais nous n'avons plus rien à perdre.

C'est ce qui nous unit au sommet du Mont Takao. Ici, on peut s'exprimer librement, être soi-même. Mais surtout, on peut changer notre destin à tout jamais.

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