00 | Ace.
"𝑪𝒆 𝒄𝒐𝒖𝒄𝒉𝒂𝒏𝒕 𝒅'𝒂𝒖𝒕𝒐𝒎𝒏𝒆 - 𝒐𝒏 𝒅𝒊𝒓𝒂𝒊𝒕 𝒍𝒆 𝑷𝒂𝒚𝒔 𝒅𝒆𝒔 𝒐𝒎𝒃𝒓𝒆𝒔."
𝑴𝒂𝒕𝒔𝒖𝒐 𝑩𝒂𝒔𝒉𝒐̂
☾
𝑨𝑪𝑬
Mars 2024
Tokyo, arrondissement de Taitō, quartier de Ueno, commissariat de police
Le policier effectue un tour sur sa chaise de bureau et tire un énième papier de l'imprimante derrière lui. Il n'en a rien à faire de mon état, c'est évident. Ce qu'il veut c'est terminer sa journée, rentrer chez lui et baiser sa femme.
— C'est ta déposition, reprend-il en posant la feuille face à moi. Tu devras la signer aussi après l'avoir relue.
— Dites-moi plutôt ce que vous savez sur le type qui a fait ça, grincé-je les mains enfoncées dans les poches de mon sweat.
— Kazuyo, dit le policier d'un ton autoritaire. T'es pas en position de demander des informations sur le tueur. Je te rappelle que tu es notre principal suspect.
Je croise les jambes et me balance nerveusement sur ma chaise. Même avec mon témoignage sur papier, personne ne me croira. Après tout, c'est moi qui tenait l'arme du crime quand ils l'ont trouvée.
— Vous avez un distributeur de boissons ?
— Au fond du couloir à gauche.
Je replace mes lunettes de soleil sur mon nez et sort de la pièce d'un pas insolent. La machine en métal m'attend dans un coin près des toilettes.
J'y introduis quelques yens et presse un numéro sur le clavier. La brique de lait au chocolat avance et cogne la paroi vitrée avant de tomber dans le bac. Je l'attrape d'un rapide coup de main et plante la paille en plastique à l'intérieur.
Il me reste deux ou trois signatures à faire, ensuite je pourrai récupérer mes affaires et retourner à la fac comme un étudiant normal.
La fin du mois de mars approche, tout comme les examens finaux qui ont lieu dans une semaine. Je n'ai pas le courage de réviser, et je me fiche d'obtenir ou non ma deuxième année. Plus rien n'a d'importance à présent.
Je rejoins le bureau du policier en traînant des semelles. Ce type a littéralement des airs de lamproie, et ça le rend très flippant. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de ravaler mon envie de le ridiculiser.
— Vous avez une femme ? demandé-je avec un sourire narquois.
Ou peut-être pas, finalement.
— Je pose les questions, toi tu réponds ou tu te tais, me rembarre le flic en sortant un paquet de clopes de son uniforme.
— Y a un panneau « interdiction de fumer » à l'entrée du commissariat, au cas où vous ne savez pas lire.
— T'as fini ? Alors sors d'ici.
— C'est quoi le premier truc que vous ferez en rentrant chez vous ? Si vous avez une fille, vous lui parlerez de moi ?
— Hors de ma vue, Kazuyo, je te le répéterai pas.
— Quoique, elle doit sûrement déjà savoir qui je suis. Vous pourriez me donner son prénom par hasard, pour que je vérifie si elle n'est pas déjà passée chez moi ?
— La ferme !
Provoquer les autres et les pousser à bout est mon activité favorite depuis deux semaines, surtout quand il s'agit des forces de l'ordre. Je ne compte pas laisser les toutous de l'État me marcher dessus, et encore moins porter sur mon dos un crime que je n'ai pas commis.
— Un problème, sergent ? intervient un larbin vêtu d'une gabardine pourpre, signe que sa journée vient de se terminer.
— Emmenez ce fouteur de merde dehors et prévenez sa fac ! s'énerve le flic.
Son collègue m'attrape sauvagement le bras et me tire vers la sortie. Malheureusement pour lui, je n'ai pas dit mon dernier mot.
— Vous voyez sergent, vous non plus vous ne supporteriez pas qu'on touche à votre famille ! C'est pareil pour moi, connard !
— Tais-toi, gamin, où on t'incarcère pour la nuit, me menace Monsieur Gabardine.
— Ah ouais ? Et qui va me surveiller ? Pas votre sergent en tout cas, il sera occupé à baiser dans moins d'une heure, je rétorque avec un sourire un coin.
A peine ai-je fini ma phrase que les phalanges pointues du policier s'écrasent contre ma joue, enfonçant mon nez au passage. Un liquide à la saveur métallique enveloppe ma langue tandis qu'une pluie rougeâtre tombe sur le carrelage.
Je vacille, serre les dents et agrippe mes doigts à la porte afin d'éviter la chute.
— Vous allez m'incarcérer pour quoi maintenant ? Un policier qui frappe un pauvre jeune homme sans défense, personne laissera passer ça !
Le sergent remue son épaule dans un ricanement.
— Au contraire, p'tit merdeux. Tout le monde laissera passer ça.
☾
La nuit court déjà dans les rues de Tokyo lorsque les flics me jettent hors de leur caisse au beau milieu de Kototoi-Tōri. Ils n'ont plus supporté de m'entendre parler et ont préféré me larguer à Asakusa plutôt que chez ma grand-mère à San'ya.
Résultat, vingt bonnes minutes de marche dans le froid me séparent de la maison.
Le quartier sonne creux maintenant que les touristes ont déserté les lieux. La plupart ne reviendront qu'en août prochain pour le carnaval, excités à l'idée de découvrir une nouvelle culture.
Je n'aime pas spécialement Asakusa, j'y vais de temps en temps lorsque c'est sur mon chemin, ou parce que Obaasan m'envoie acheter du thé et des ningyô yaki pour le dîner, même si je déteste ça. Je sais qu'elle ne cuisine pas pour moi, j'ai toujours su me débrouiller seul.
J'ai commencé à préparer mes repas dès que j'ai été capable de tenir une cuillère. Au Shōgakkō, je vendais mes pâtisseries sur le chemin de l'école et achetais des bonbons avec les yens que je récupérais. A cet âge, je ne songeais pas au fait que cet argent pouvait servir à ma famille.
Maintenant que j'y pense, j'ai oublié de passer à la supérette comme Obaasan me l'avait demandé. J'imagine déjà la tête qu'elle fera lorsqu'elle me verra rentrer bredouille avec pour seule récolte un bleu sur la tempe.
Elle haussera les sourcils en marmonnant un "je m'en doutais" exaspéré, puis agira comme si de rien n'était et me servira le souper sans prononcer ni le mot "blessure", ni "police" et évitera toute question inutile comme "est-ce que ça va ?" ou "pourquoi rentres-tu aussi tard ?".
Cela me soulage de la voir agir de manière aussi indifférente bien que l'inquiétude la dévore de l'intérieur. J'y suis confronté à chaque fois que je croise son regard alors j'ai pris l'habitude de baisser la tête en sa présence.
Mon téléphone vibre à l'intérieur de ma poche; un message d'Eiji qui me demande comment s'est passé l'entretien au commissariat.
Par où commencer : les preuves accablantes contre moi, le fait que personne ne me croit, que j'ai l'impression d'avoir vécu détaché de mon corps ces deux dernières semaines ou bien que j'ai provoqué un policier jusqu'à l'agression physique en insinuant que j'avais baisé sa fille ?
𝙾𝚗 𝚜𝚎 𝚖𝚊𝚝𝚎 𝚞𝚗 𝚏𝚒𝚕𝚖
𝚌𝚑𝚎𝚣 𝚝𝚘𝚒 𝚍𝚎𝚖𝚊𝚒𝚗 𝚜𝚘𝚒𝚛 ?
𝙻𝚎𝚜 𝚐𝚊𝚛𝚜 𝚜𝚎𝚛𝚘𝚗𝚝 𝚕𝚊̀.
𝙿𝚊𝚛𝚏𝚊𝚒𝚝. 𝙽'𝚘𝚞𝚋𝚕𝚒𝚎 𝚙𝚊𝚜
𝚕𝚎𝚜 𝚍𝚎𝚞𝚡 𝚔𝚒𝚕𝚘𝚜 𝚍𝚎 𝚛𝚊𝚖𝚎𝚗𝚜
𝚚𝚞𝚒 𝚟𝚘𝚗𝚝 𝚊𝚟𝚎𝚌.
;)
La bonne réponse était donc : feindre l'ignorance et dénier la présence d'un éventuel problème.
De quel problème on parle déjà ?
☾
San'ya pointe enfin le bout de son nez. Je tire mes jambes en compote à travers les ruelles obscures, dont seul le clignotement irrégulier des enseignes éclaire le passage.
Je me heurte à un vieux vélo couché devant les poubelles débordantes et me faufile entre les plaques de ferraille qui, lorsqu'elles ne jonchent pas le béton, font office de toit pour la majorité des habitations.
Impossible d'observer les étoiles malgré le ciel dégagé, ma vue est obstruée par les vêtements étendus au-dessus de ma tête le long des câbles électriques.
Je croise des yoseba qui rentrent enfin chez eux après une journée interminable et des oncles – comme j'aime les appeler – qui jouent aux cartes, assis par terre, dans l'humidité poisseuse. Chacun d'eux me salue d'un rapide geste de la main.
Les oncles connaissent tout le monde ici, ils jouent, parient et boivent toujours au même endroit. Ainsi, ils reconnaissent aussi bien les nouvelles têtes que les habitués. Il y a d'autres groupes dans leur genre à San'ya qui remplissent les bars et les tabacs.
En général, ces types n'ont pas de famille, et vivent seuls en se raccrochant à la compagnie de ceux qui sont dans la même situation qu'eux. Aucun ne possède un domicile à proprement parler, ils se contentent de construire des "cabanes" avec les matériaux délaissés près de la voie ferrée.
Un citadin qui n'a jamais mis les pieds à San'ya dirait que ces hommes se laissent aller et qu'ils devraient plutôt se bouger le cul pour trouver un travail.
C'est là toute la complexité : les oncles sont d'anciens yoseba qui, pour la plupart, sont tombés malades et n'ont pas pu payer la rente pour une nuit dans une doya.
Mon grand-père faisait partie de ces gens à une époque. Il errait dans les rues de Tokyo à la recherche d'un endroit où passer la nuit en attendant de retourner sur son lieu de travail le lendemain.
Lorsqu'il a rencontré Obaasan, il a enfin pu poser un toit au-dessus de sa tête. Pour autant, il n'a pas cessé de bosser d'arrache-pied pour subvenir aux besoins de sa famille, et ce, jusqu'à sa mort.
Je tourne à gauche dans l'angle de la rue et me retrouve devant la porte de Obaasan. J'hésite avant de frapper car je sais pertinemment ce qui m'attend.
Le visage ridé de ma grand-mère finit par apparaître dans l'entrebâillement et ses yeux clairs se posent un instant sur mon bleu à la figure.
Elle ne dit rien, mais n'en pense pas moins. Elle doit croire que je me suis encore battu, ce qui n'est pas faux pour une fois. La plupart du temps, j'ai simplement chuté en skate.
— Je m'en doutais, soupire-t-elle alors qu'une vague de honte me submerge.
— Je suis désolé...
— Tu l'es toujours, dit-elle sèchement.
Je retire mes baskets usées, la main posée contre la porte coulissante pour me maintenir. Lorsque j'entre dans la pièce principale, je remarque que le dîner est déjà servi. Je m'assois à genoux sur le vieux tatami, le temps que Obaasan me rejoigne.
— Je ne devrais même pas te faire à manger, grogne-t-elle en déposant un dernier bol de soupe sur le kotatsu acheté l'hiver dernier dans une brocante.
Je ne réponds rien et me contente de me laver les mains avec la serviette humide qu'elle me tend. Puis j'attrappe un bol de soupe miso qui me brûle les doigts. Je m'apprête à avaler le liquide fumant lorsque son regard meurtrier me paralyse au milieu de mon geste.
— Il n'y a donc même plus de place dans ta vie pour les bonnes manières ? me reproche-t-elle.
Je repose mon bol en soupirant et joins mes mains devant moi, dans un geste de prière.
— Itadakimasu, je murmure dans ma barbe.
Ma grand-mère fait de même, non sans relâcher ses sourcils froncés. Elle tient énormément aux traditions et me voir les oublier peu à peu lui fait mal au cœur.
Je crois que c'est pour cette raison que je ne suis pas l'enfant préféré. Elle a probablement rêvé toute sa vie d'avoir un petit-fils idéal qui écoute les consignes, respecte les règles et ne déserte pas la maison du jour au lendemain sans prévenir.
Mais bon, après tout, personne n'est parfait.
— Yoru.
Je relève la tête pour faire face à son expression sérieuse. Obaasan ne se résoudra jamais à m'appeler Ace. Elle préfère utiliser mon deuxième prénom parce que c'est mon père – autrement dit son fils – qui l'a choisi.
Personnellement, je me fiche de savoir comment on m'appelle, j'ai perdu mon identité il y a deux semaines, en même temps qu'elle.
Ça aussi, c'est un sujet que Obaasan évite à tout prix. Interdiction de prononcer son nom, de mentionner un souvenir auquel elle appartient, et le plus grand des malheurs serait d'évoquer l'enterrement à venir.
Le plus drôle, c'est que je n'ai même pas le droit d'assister à la cérémonie étant donné que je suis suspecté de son meurtre. Je la vois bien m'attendre aux portes de l'Enfer, les bras croisés, attendant que je justifie mon absence à ses funérailles.
— Quoi ? finis-je par demander après un long silence.
— Je veux que tu me dises ce que tu comptes faire cette fois, déclare ma grand-mère. J'en ai assez de me lever le matin et de constater que tu t'es une fois de plus volatilisé dans la nuit et que je n'ai aucune idée de l'endroit où tu es, ni quand tu rentreras.
— Je sais bien...
— Il est clair que tu ne comprends pas, tranche-t-elle. Combien de temps cela durera-t-il encore, Yoru ? Ça fait déjà cinq ans que je ne te vois presque plus. Je ne sais pas où tu traînes le soir, ni où tu dors lorsque tu n'es pas à la maison, et je ne te pose jamais de question ! Aujourd'hui, par contre, tu as tout intérêt à me donner une réponse. Si je dois vivre seule pour les prochaines années, je veux le savoir !
Obaasan a raison, elle a le droit d'être au courant. Je vais me comporter comme un bon petit-fils au moins une fois et le lui dire.
J'ouvre la bouche un peu hésitant, mais bien résolu à sortir la vérité d'une traite. Pourtant, les mots refusent de dépasser la barrière de mes lèvres et meurent sur le bout de ma langue.
Ma grand-mère comprend rapidement que je serai incapable de lui dire quoi que ce soit. Elle soupire en secouant la tête de désappointement.
Il s'avère que c'est le seul sentiment que je procure aux personnes de mon entourage et il s'est intensifié depuis que je suis accusé de meurtre. Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même, je n'ai toujours été qu'un gamin égocentrique et irresponsable qui n'a pas su évoluer en vingt ans d'existence.
— Vas-y, je ne te retiens pas, souffle-t-elle alors que les larmes lui montent aux yeux.
Elle peine à les retenir, si bien que j'en aperçois une rouler le long de sa joue.
— Je reviendrai, je te le promets.
C'est un mensonge. Obaasan doit rester loin de moi le plus longtemps possible, afin qu'elle ne soit pas mêlée aux forces de l'ordre. Je ne sais pas si je rentrerai un jour, j'ai tout intérêt à me tenir à l'écart de sa vie.
Un malaise pesant envahit la pièce et m'indique que je ferais mieux de partir sur le champ. Mon skatebaord m'attend dans l'angle du mur, près d'un long parchemin tâcheté d'encre noir.
Je me lève, suivi de près par le regard de ma grand-mère et, d'un coup de pied, je fais rouler la planche jusqu'à moi. Mon sac à dos se trouve déjà dans l'entrée avec mes baskets.
Finalement, je n'ai besoin de rien d'autre pour continuer à vivre. Je lace mes Converses, rabat la capuche de mon sweat sur ma tête, et me prépare à prendre la fuite comme un lâche.
— Mitzuki te détesterait si elle voyait ça, murmure Obaasan d'une voix tremblante.
J'avais eu tort de croire que ma grand-mère ne prononcerait plus jamais son nom. En fait, je ne veux plus jamais l'entendre. Alors pour toute réponse, je claque la porte derrière moi sans un dernier regard.
☾
Lexique
•Obaasan : Grand-mère, mamie
•Shōgakkō : Équivalent de l'école primaire
•Yoseba : Travailleur journalier
• Doya : Dortoir pour les sans-abris
•Kotatsu : Table basse chauffante
• Itadakimasu : Exprime une gratitude
__________
Et voilà le chapitre 0 dans lequel vous avez découvert Ace !
Alors qu'en avez vous pensé ? Ce n'est qu'un petit aperçu mais j'ai hâte de vous en montrer plus sur ce personnage 👀
Enfin bref, bienvenue à Tokyo et j'espère vous faire voyager !
Lily🍂
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top