𝟣𝟣 | 𝖠𝖼𝖾.
ACE
⋆.˚ ☾ .⭒˚
Tokyo, arrondissement de Toshima, quartier de Komagome
Le sang coule le long de mon bras et goutte sur le béton sec. Ce genre de chute ne m'était pas arrivé depuis des lustres et j'ai tout à coup l'impression de remonter le temps, à l'époque où j'apprenais à glisser sur une board.
Ce soir, mon apparence physique se rapproche davantage du vampire que de l'être humain normal, et ma nouvelle blessure au coude n'arrange rien.
Mon teint pâlit de jour en jour, l'épuisement creuse des cernes foncées sous mes yeux, si bien qu'on pourrait les confondre avec des cocards, et qui plus est, je ne sors quasiment que de nuit. Je me sens tout à fait prêt pour participer à n'importe quel casting de film pour Halloween.
L'écho de mes pas résonne dans les rues silencieuses de Komagome. Pas un chat à l'horizon, même le vent se fait timide. Tous les restaurants et bars sont fermés depuis plus d'une heure, mais je ne suis étonné de ne pas voir un seul yatai dans le coin. J'aurais acheté des okonomiyaki à emporter pour tout le groupe.
Les feuilles mortes qui jonchent le bitume se collent à mes semelles. A l'approche de l'appartement de Valia, je retire mes écouteurs et les fourre au fond de ma veste en jean. Je ne l'ai pas revue depuis cette fois où elle est venue chez moi, et que j'ai entendu sa conversation au téléphone. Je n'aurais pas dû écouter à la porte, mais ça a été plus fort que moi.
Lorsque son portable a sonné, j'ai tout de suite lu sur son visage que quelque chose clochait. Au cours de la conversation, j'ai compris que le sujet était son frère décédé, ce qui m'a valu un pincement au cœur.
Je sais parfaitement ce que Valia ressent dans ces moments, et cela me fait me sentir un peu plus proche d'elle. Pas assez proche cependant pour satisfaire l'intérêt que je lui porte. Je veux en savoir plus à son sujet afin de comprendre pourquoi elle commence à s'immiscer dans mes pensées.
Assis sur les marches des longs escaliers de pierre, Eiji m'attend près d'une enceinte qui crie les paroles de Dramaturgy. Lorsqu'il m'aperçoit, il passe une main dans ses cheveux décolorés et baisse le son de la musique.
— Je te pensais plus original en termes de goûts musicaux, je le charrie en lui donnant un coup de pied dans le tibia.
Mon meilleur ami allume une cigarette et me crache la fumée au visage, à croire qu'il souhaite m'asphyxier.
— Tu vas attraper froid, répond-il simplement.
Je me retiens de lui répondre que ce n'est pas en me soufflant dessus qu'il va me réchauffer.
L'odeur du tabac me gratte la gorge et me fait tousser à plusieurs reprises. Il est vrai que je ne porte qu'une veste en jean déchirée, mais les vampires ne sentent pas le froid.
— Je ne tombe jamais malade, contrairement à toi. C'est pour ça que tu devrais arrêter de te détruire les poumons avec cette merde, rétorqué-je en désignant sa cigarette.
Eiji hausse les épaules, un demi-sourire sur les lèvres.
— Tu as raison, on doit vivre ensemble pour l'éternité, tu te souviens ?
— Oui, et dire que tu vas mourir d'un cancer et moi d'une pneumonie, je raille en m'asseyant un peu plus bas. Quel échec.
— On fera en sorte d'être voisins de tombe.
— Non merci, je n'ai pas envie de passer l'éternité face à tes os décomposés.
— Personnellement, vu l'état de ton appart', je n'ose pas imaginer celui de ton cercueil.
Je lui adresse un coup d'œil furax, censé le faire taire pour toujours.
— Dois-je te rappeler que la police est à mes trousses et que je n'ai pas d'autre choix que de vivre dans un trou à rat ?
— Peut-être, en revanche, faire le ménage est un choix tout à fait à ta portée, rétorque-t-il d'un ton calme.
— J'ai compris, grommelé-je en me mordant l'intérieur de la joue. Je m'y mettrai en rentrant.
Je suis persuadé que dans une autre vie, Eiji était ma mère. Il n'y a que lui pour me faire des remontrances, me demander de ranger mon appartement, sans oublier les phrases du genre "n'oublie pas de te couvrir quand tu sors". Je plains déjà ses futurs enfants, même si je doute qu'il en ait un jour.
Faudrait-il déjà qu'il commence par se trouver une copine. Je le connais depuis quinze ans et pas une seule fois il n'a manifesté de l'intérêt pour une fille. Peut-être qu'il aime les mecs, en fait.
Non, il me l'aurait dit.
— Comme on se retrouve.
Zenko s'avance dans notre direction, suivi de Kyo qui ne semble pas ravi d'être là. En fait, il ne semble jamais ravi d'être là. Le premier porte son iconique manteau beige qui lui arrive au niveau des genoux et dont je ne supporte plus la vision, tandis que le second est vêtu d'un survêtement de sport.
— Senjo, t'es au courant qu'on ne va pas à un défilé ? lancé-je à l'intention de Zenko.
— Qu'est-ce qui m'empêche d'avoir du style en toute occasion ? Je n'ai même pas mis de cravate.
— Quand tu mets ce manteau, c'est que tu es passé en mode séduction et que tu t'apprêtes à charmer une fille.
— Je n'ai pas besoin de le porter pour que mon charme fonctionne, Kazuyo.
En matière de séduction, Zenko dépasse de loin le reste de la bande, ce qui ne lui déplaît pas puisque de son point de vue, il s'agit d'une sorte de compétition. Dans ses rêves, il doit s'imaginer recevoir un prix devant toute l'Université, sur lequel serait inscrit le nombre de ses conquêtes. Je n'ai jamais connu personne lui résister – mise à part Sky évidemment.
— Bon, elle descend quand ta copine ? s'impatiente Kyo, prêt à nous fausser compagnie s'il attend une seconde de plus.
Eiji me lance un regard accusateur que je n'ai pas l'habitude de recevoir.
— Valia est ta copine ?
— Non ! m'empressé-je de répondre. Enfin, pas pour l'instant.
— Mesdames et Messieurs, nous venons d'assister à un événement jusqu'alors inédit, clame Zenko, si bien que sa voix résonne dans tout le quartier. Kazuyo est intéressé par autre chose que la Snake Race ! Va-t-il reprendre les coups d'un soir ? Ou s'est-il simplement rendu compte qu'il ne pouvait pas faire l'amour à un skateboard ? La réponse dans un instant !
Il fallait forcément que Zenko en fasse tout un plat et l'annonce au voisinage, comme si ce dernier pouvait être intéressé par ma vie sexuelle. Bien sûr, celle-ci reste très passionnante, mais je doute qu'elle le soit suffisamment pour que les gens ouvrent leurs fenêtres afin d'en entendre davantage.
— Quels coups d'un soir ? Je n'ai couché qu'avec deux filles, répliqué-je indigné.
— Trois, si on compte celle de ma fête en janvier, rappelle Zenko en ajustant sa montre.
— On n'est pas allé jusqu'au bout.
— Il a dû sortir de la chambre en quatrième vitesse pour vomir, raille Kyo.
— Tu n'étais pas obligé de mentionner ce détail, Akashi.
Je refuse de me remémorer cette soirée catastrophique au risque d'en faire des cauchemars. J'étais malade, l'histoire s'arrête là.
— On peut aussi changer de sujet, soupire Eiji qui a enfin terminé sa cigarette.
Un soupçon de colère balaye son visage, mais il est vite remplacé par une expression complaisante, qui trompe tout le monde, sauf moi. Je joue nerveusement avec ma boucle d'oreille, mal à l'aise pour une raison qui m'échappe. Ai-je dit quelque chose qui ne fallait pas ?
— Désolée pour le retard, annonce une voix provenant du haut des escaliers.
Mes lèvres s'étirent alors que Valia descend les marches, vêtue d'une jupe aux motifs écossais verts qui laisse peu de place à l'imagination. Il suffirait d'un simple coup de vent pour que son entrejambe se dévoile à mes yeux.
Faux espoir. Elle porte un collant couleur chair. Et puis à quoi je pense, déjà ?
Valia salue mes amis d'une légère courbette avant de planter devant moi, munie du plus hypocrite des sourires. Sukie se tient fièrement sur son épaule et je suis presque sûr que cet écureuil me prend de haut.
— Tu te souviens, la première fois qu'on s'est rencontrés, je t'ai dit que t'étais un triple idiot, dit-elle les bras croisés contre sa poitrine.
— Et ?
— Il me semble que les lunettes de soleil se portent quand il y a du soleil, pas à vingt-trois heures.
— Quelle grande découverte, je n'étais pas au courant, raillé-je en lui donnant une tape sur le nez.
— Dois-je changer mon expression par "quadruple idiot" ou tu as une explication ?
— Il fallait me le dire plus tôt, Miss, si notre relation avait évolué au point où je te dois des explications.
Elle me lance un regard noir qui me fait presque déglutir. Puis je me souviens qu'elle fait trente centimètres de moins que moi et qu'il n'y a donc pas lieu de flipper.
— Je n'ai pas mes lentilles, finis-je par avouer.
— A croire que tu ne les portes jamais, maugrée-t-elle.
— Je les ai retirées avant de venir.
— Comme c'est pratique.
Je suis soulagé du fait qu'elle ne cherche pas à en savoir plus. Qu'est-ce que je pouvais lui répondre de toute façon ? "T'es la plus jolie fille que j'aie rencontrée et je veux pouvoir te regarder sans filtre, de mes propres yeux" ? Non, c'est affreusement ringard.
Je retire mes lunettes de soleil et les accroche au col de mon t-shirt. Valia a déjà changé de sujet et a jeté son dévolu sur Eiji qui se fait silencieux depuis son arrivée, contrairement aux deux autres qui se chamaillent comme des gamins.
— Est-ce que le jardin Rikugien se trouve loin ? demande-t-elle alors que nous commençons à marcher.
— Quinze ou vingt minutes, lui répond mon meilleur ami. Ce n'est pas aussi beau que le Genkyu En où nous sommes allés pour Tsukimi, mais tu verras, c'est tout de même très joli.
Je n'approuve pas vraiment ces paroles. A mon sens, les deux jardins se valent. Je les trouve étrangement similaires, bien qu'ils soient séparés de plusieurs centaines de kilomètres.
— Akashi, t'es à la traîne ! entends-je crier Zenko quelques pas derrière moi.
En effet, Kyo rafle ses baskets contre le béton, les mains enfoncées dans les poches de son survêtement. Il fait toujours cette tête lorsqu'on sort, quand bien même il serait content d'être là.
— On passe par les toits ? lui proposé-je en désignant du menton les grandes bâtisses un peu plus loin.
Aussitôt, le regard brun de Kyo s'illumine et il accélère le pas. Il est tellement facile de l'attirer dans ses filets que ça en devient presque dangereux pour lui. Si on veut appâter Kyo, il suffit de lui parler de volley-ball ou d'escalade, et le voilà toute ouïe.
Grimper sur les ruines d'un immeuble démoli, ou manger sur les toits de Tokyo, est l'un de nos rituels favoris. Kyo étant un fervent mordu de parkour et autres activités dangereuses – de ce côté-là, je suis très mal placé pour lui faire la leçon – il nous a emmené explorer les recoins inconnus et parfois risqués de la ville à plusieurs reprises.
Ces escapades ont commencé à la fin du Chūgakkō et depuis, n'ont jamais cessé. La plupart du temps, Eiji profite de ces sorties pour tagger le moindre bloc de béton qu'il aperçoit, même s'il s'agit des murs de Todai.
Autant, je peux être un expert dans les conneries à ne surtout pas faire, autant je juge qu'inscrire des insultes sur la façade de l'auditorium Yasuda n'était pas recommandable. Évidemment, c'est à cause de cet acte précis que j'ai été faire un tour en garde-à-vue à la place d'Eiji. Mon meilleur ami avait une réputation à tenir vis-à-vis de ses études.
Quant à la mienne, cela faisait une éternité que j'avais cessé de l'entretenir. A Todai, j'étais connu comme le beau gosse et le rigolo de service à la fois, l'insolent envers les adultes, mais le gentil garçon prêt à aider les personnes dans le besoin, celui qui aguichait les filles, mais n'allait jamais plus loin. A deux ou trois exceptions près.
En somme, j'avais un tas de raisons pour me faire prendre à la place d'Eiji. Jusqu'à ce que sa petite sœur vienne tout foutre en l'air.
Yuki Shimo perçoit la moindre once d'injustice à des kilomètres à la ronde. Je n'ai pas croisé d'âme plus pure que la sienne.
Et c'est ainsi que la petite Yuki s'est pointée au commissariat et a dénoncé son frère afin de m'innocenter. Je me souviens de l'expression effarée de mon meilleur ami lorsqu'il a assisté à la scène. J'ai cru ressentir une certaine envie de meurtre de sa part à l'égard de sa soeur, bien qu'il n'ait pas bougé d'un pouce et ait fini par tout avouer. Il a été renvoyé trois semaines.
Yuki venait parfois nous accompagner durant nos sorties nocturnes sur les toits, jusqu'à cet incident au commissariat. Depuis, Eiji lui interdit de venir, ce qui n'empêche pas sa sœur de soudoyer les autres Éléments dans l'espoir de s'incruster. D'ailleurs, je me demande qui de Kyo ou Zenko a été élu ce soir.
Une fois arrivés en haut d'un hôtel abandonné, Eiji monte le son de l'enceinte à fond et sort des canettes de son sac à dos. Kyo dépose des bières sur le sol tapis de débris, et s'adosse contre ce qui ressemble à une ancienne cloison. Valia s'aventure parmi les décombres, fascinée par le lieu qui tombe pourtant en lambeaux, comme si elle goûtait à la liberté pour la première fois.
— Au fait, Valia. Quel est ton groupe sanguin ? demande Zenko en époussetant son manteau.
— AB. Pourquoi ?
— Le groupe sanguin en dit long sur la personne, un peu comme les zodiaques, explique-t-il. D'une certaine manière, cela permet d'en apprendre plus sur l'autre.
— On a tous le même signe astrologique chinois, sauf Kyo, non ? s'enquiert Eiji. De quelle année es-tu, Valia ?
— 2004, répond-elle. Sky m'a dit que c'était l'année du singe.
— Comme Kyo, se marre Zenko. Sacrée coïncidence. Eiji, Ace et moi, on est tous les trois du signe du mouton. C'est pour cette raison qu'on s'entend bien, mais que Kyo ne nous aime pas.
— Ça c'est clair, approuve ce dernier.
— Pourtant, il est du groupe AB, il devrait être compatible avec tout le monde, remarque Zenko.
— Ça reste de la superstition, commente Eiji qui en est déjà à sa troisième cigarette de la soirée. Sinon, en suivant cette logique, Ace et moi devrions nous détester. Je suis A et il est B.
— Je n'ai jamais dit que je t'aimais, répliqué-je d'un ton sarcastique.
— De la superstition, peut-être, mais dis-toi qu'à une époque, on pouvait te refuser un poste dans une entreprise si t'avais pas le groupe sanguin attendu, insiste Zenko. En général, les AB étaient rapidement mis sur la touche.
— Sérieusement ? s'exclame Valia qui n'en croit pas ses oreilles.
— C'était même une cause de harcèlement au Chūgakkō, précise Kyo.
— Au collège, je traduis pour Valia.
— Wow, murmure-t-elle confuse. Aux Etats-Unis, personne n'a jamais été harcelé pour son signe astrologique ou son groupe sanguin. Par contre, on peut l'être pour ses origines, sa couleur de peau, son statut social, sa couleur de cheveux, son poids, son cercle d'amis, et même la table qu'on occupe à la cantine. Sans oublier l'orientation sexuelle et la religion.
À la fin de sa phrase, Sukie quitte les bras de sa propriétaire pour se réfugier dans les miens. Moi qui croyais qu'elle ne m'aimait pas après qu'elle m'ait si injustement mordu le doigt au Tsukimi.
— Au Japon, il y a peu de racisme, mais beaucoup de xénophobie, j'explique alors que l'écureuil des neiges plante ses griffes dans mon épaule. Tu n'auras peut-être pas ce problème à l'Université parce qu'il y a beaucoup d'étudiants étrangers. Mais si tu étais au lycée, tu aurais pu être certaine de te faire insulter. En fait, la discrimination ne va pas se faire par rapport à la couleur de peau ou à la religion, mais plutôt sur le fait d'être japonais ou non.
— A contrario, certains postes vont être refusés aux Japonais dans leur propre pays pour privilégier les Occidentaux, indique Eiji.
— Ça n'a aucun sens, soupire Valia en haussant les sourcils. La rentrée universitaire est dans une semaine et j'avoue que vous me faites peur.
— Ça va bien se passer, la rassuré-je en lui donnant une légère tape sur le haut du crâne. Seulement, si quelqu'un utilise le mot « gaijin » en ta présence, n'oublie pas de lui envoyer ton poing dans la gueule.
— Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais d'accord, acquiesce-t-elle.
— Il paraît qu'aux Etats-Unis, vous êtes des brêles en géographie, se moque Zenko.
— Vrai et faux, affirme Valia. La plupart des Américains peuvent nommer les cinquante États ainsi que plusieurs capitales étrangères. Je pense juste que ce cliché vient du fait qu'on a interrogé les plus gros imbéciles du pays. Et puis, il y a beaucoup de clichés sur les Japonais aussi. Apparemment, vous lisez énormément de mangas et vous regardez beaucoup d'animés. Vrai ?
— Ce n'est pas totalement faux, mais c'est loin d'être vrai, je réponds.
— Menteur.
— Ace a raison, intervient Eiji. Une fois que tu entres à l'université, tu croises peu de gens qui lisent des mangas ou regardent des animés régulièrement. En fait, si tu fais ça, tu risques de passer pour un otaku, une sorte de geek, et c'est très mal vu, surtout dans le monde du travail. Et à l'université, on te considère déjà dans le monde du travail.
— Jouer aux jeux vidéo passe pour une activité moins ringarde que lire des mangas, enchaîne Kyo. D'ailleurs, je suis le seul des Quatre Éléments à en lire.
La conversation se poursuit une heure de plus, durant laquelle nous débattons sur les différents clichés relatifs à nos pays respectifs. Verdict : j'ai plus appris sur un toit de Komagome que sur une chaise dans un amphithéâtre. Si les cours à la fac étaient aussi intéressants, je ferais en sorte d'y aller plus souvent.
Après avoir vidé nos canettes, nous reprenons la route direction le jardin Rikugien, qui ne se trouve qu'à dix minutes de là. Je surprends Valia à fixer mes yeux de temps à autre, et lorsque je le remarque, elle pivote aussitôt la tête, comme si de rien n'était. Son écureuil des neiges, quant à lui, a apparemment décidé de ne pas me lâcher de la nuit.
— Sukie, viens-là, gronde Valia lorsque nous arrivons près de Bunkyō.
— Je crois qu'elle a choisi son camp, plaisanté-je en caressant la tête de l'écureuil.
— Je suis sûre qu'elle va le regretter, grommelle-t-elle vaincue.
Quelques minutes plus tard, Eiji nous fait signe de nous arrêter dans une rue d'ordinaire passante, mais totalement déserte cette nuit. Je le vois déposer son sac à dos au pied d'un mur et sortir un masque ainsi que des bombes de peinture.
— Qu'est-ce qu'il fait ? me demande Valia avec de gros yeux. Il porte un masque, lui aussi participe à la Snake Race ?
— Non, gloussé-je. Il en met un pour se protéger des vapeurs toxiques.
En effet, Eiji secoue l'une des bombes et asperge le mur d'un épais jet d'encre noir. Peu à peu, des lettres apparaissent avant de former des mots, puis une phrase.
Young but already fucked up
— Quelqu'un d'autre en a-t-il conscience ? demande Eiji en retirant son masque.
— C'est le moment de donner du pouvoir à notre génération de malheur ! clame Zenko.
— C'est du vandalisme ! s'écrie Valia horrifiée.
— Et alors ? Ne me dis pas que tu as jamais désobéi, la taquiné-je d'un ton sarcastique.
Elle considère ma question plusieurs secondes, un doigt sur le menton.
— Si, mais je n'ai jamais rien commis d'illégal.
— Dans ce cas, c'est peut-être le signe qu'il est temps pour toi de te rebeller.
Ses yeux brillants me fixent avec tant d'intensité que mon cœur rate un battement. Une lutte intérieure apparaît au fond de son regard. Et je sais exactement quelle question la torture : son grand-frère l'aurait-il fait ?
Finalement, un sourire se forme sur ses lèvres. Mais pas n'importe quel sourire. L'un de ceux qui font fondre notre cœur instantanément. L'un de ceux que l'on réserve aux moments de joie complets. L'un de ceux que j'aimerais voir encore et encore sur son joli visage. Je suis certain que je ne m'en lasserai jamais.
— Si ça peut t'aider, demande-toi ce que tu aimerais changer, lui suggère Eiji.
— Le système scolaire, marmonne Kyo. L'idée même des études, en fait.
— Comment peux-tu détester les cours alors que tu les sèches pour aller à tes entraînements ? lui fait remarquer Zenko.
— Je suis d'accord avec toi, Kyo, approuve Valia. À croire que c'est ce qu'il y a de plus important dans la vie. Mes parents ne pensent qu'à ça et s'ils veulent que je rentre à New Haven, c'est justement pour mes études.
— Sans oublier qu'on finit par ruiner notre santé pour des notes, ajoute Eiji.
— On en revient à faire un choix entre notre avenir et notre équilibre mental, enchaîne la petite rousse.
— Quel avenir ? raille Kyo.
— Celui que la société veut pour nous, évidemment, lui répond Valia
— Et une fois qu'on a notre diplôme, on entre dans un monde pour lequel on se rend compte qu'on n'a pas été préparés, termine Zenko.
A ces mots, Kyo enfile le masque d'Eiji et prend à son tour la bombe de peinture. Son inscription est bien deux fois plus grande que la précédente et je ne peux m'empêcher d'éclater de rire lorsque je lis la phrase finale.
Get drunk before you can realize how shitty life is
Kyo dessine une flèche qui pointe vers le bas du mur et dépose une canette de bière au bout.
— Laisse-moi prendre une photo de ce chef-d'œuvre, lui lancé-je afin qu'il se décale sur le côté.
Je sors mon téléphone portable et capture nos graffitis qui parcourent le mur.
— À mon tour, déclare Valia.
Je maintiens Sukie sur mon épaule pour lui éviter d'aller tremper ses pattes dans les gouttes d'encre encore humide.
Sa maîtresse enfile à son tour le masque et inscrit le titre d'une chanson :
"Smells like teen spirit"
— Avons-nous affaire à une adepte de Nirvana ? je lui lance une fois qu'elle a terminé.
— "Fanatique" serait plus approprié, nuance-t-elle.
Je lui arrache la bombe des mains et me dirige vers le mur. J'inscris ma phrase juste sous la sienne, et ajoute une lune sur le côté.
I won't grow up anymore ☽
Valia détaille ma phrase durant de longues secondes avant de me dévisager, comme si elle me voyait pour la première fois. Je parviens à distinguer ses tâches de rousseur à la lueur du lampadaire, dont certaines ressemblent à des constellations. Ses lèvres tremblent légèrement quand elle respire. Elle sont roses, fines, et je meurs d'envie de les dévor-
— Kazuyo ! Pour la quarantième fois, file-moi la bombe !
Mes yeux quittent les lèvres de Valia pour se poser sur celles de Zenko qui paraissent tout de suite moins attirantes et me ramènent de force à la réalité. J'exécute sa demande et attends qu'il ait terminé son œuvre pour prendre une photo.
— Attends, prends-moi avec Eiji, dit-il. Yuki veut que je lui envoie notre art.
— Je t'interdis de parler à ma petite sœur, prévient Eiji en tirant la manche du manteau de Zenko.
L'élu de la soirée était donc Zenko.
— C'est juste une photo ! se défend ce dernier.
— Dans ce cas, je lui enverrai moi-même, tranche mon meilleur ami.
Zenko pousse un soupir de mécontentement, non sans lever les yeux au ciel. Il déteste qu'on lui refuse quoi que ce soit, quand bien même il est en tort.
Pour toute réponse, il se dirige vers le mur désormais noir d'endre et inscrit à son tour sa propre phrase.
Sex is so good, let's fuck society
— Comme c'est poétique, marmonne Valia à côté de moi.
— Honnêtement, le connaissant, je m'attendais à pire, la rassuré-je (ou peut-être est-ce moi que je tente de rassurer).
Nos graffitis se terreront dans le silence et le secret jusqu'aux premières lueurs du jour. Puis, les habitants des alentours signaleront à la police que de jeunes activistes ont vandalisé une ruelle, tout en insistant sur le fait que les jeunes d'aujourd'hui sont bien trop mal éduqués et qu'ils méritent de plus sévères corrections.
En effet, le vandalisme est un acte à double tranchant. On l'utilise pour défendre une cause, mais d'autre part, on se tire une balle dans le pied en faisant passer notre génération pour des gamins mal élévés.
Cela dit, nous avons envisagé toutes les possibilités pour passer un message, mais les méthodes douces se sont avérées totalement infructueuses. Eiji est un grand fan de street art, et c'est lui qui nous a donné l'idée de polluer – littéralement – les rues de Tokyo avec de l'encre noir.
Nous n'avons jamais été démasqués. Et de toute manière, nous ne sommes pas les seuls à agir ainsi. En revanche, j'aimerais épargner mes amis d'une altercation avec la police. Par ma faute, ils ont dû être interrogés à plusieurs reprises ces derniers mois concernant Nightbreaker.
C'est pourquoi, lorsque nous quittons les lieux, je vérifie que nous n'avons laissé aucune trace.
⋆.˚ ☾ .⭒˚
Le jardin Rikugien nous accueille avec ses nombreux érables aux feuilles rougeoyantes éclairé par des jets de lumière artificielle. Les arbres encerclent le plan d'eau, sur lequel flottent quelques îlots, reliés à la terre ferme par de petits ponts.
Je venais souvent me promener par ici avec Obaasan, quand j'étais plus jeune. Elle préférait qu'on vienne y marcher de nuit, car les éclairages nous permettent d'effacer les immeubles tokyoïtes qui s'élèvent au loin, nous plongeant alors dans une atmosphère calme et décontractée.
Elle racontait que le créateur du jardin s'était inspiré de poèmes pour l'aménager, et plus précisément, de quatre-vingt huit passages marquants. Chacun d'eux s'est vu attribuer une stèle en pierre. Seules trente-deux d'entre-elles se tiennent encore debout à ce jour.
Je ne suis pas le seul à m'intéresser autant à ce jardin, et notamment à l'étang. Sukie s'approche dangereusement du bord de l'eau afin d'y tremper une patte ou deux. Je m'apprête à lui ordonner de revenir, lorsque l'écureuil des neiges plonge la tête la première au fond de l'eau.
⋆.˚ ☾ .⭒˚
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top